La Machine à assassiner

Chapitre 16Idylle dans les neiges

 

Dès lors, la conduite de Christine luiparut toute naturelle.

Certainement, elle s’était rendu compte– et à quel prix !… (les premières traces de l’effroyableaventure l’attestaient) – que la résistance à la force forcenée del’automate ne pouvait aboutir qu’à unecatastrophe !…

Elle avait fini par le suivre de bonnegrâce, en apparence, et pour ne pas laisser livrée àelle-même cette terrible mécanique à cerveaud’assassin ! car Jacques ne pouvait oublier queChristine, elle, ne doutait point de la culpabilité de BénédictMasson !…

Pauvre chère adorée Christine !…Avec une conviction pareille, quel héroïsme ne lui fallait-il pasdéployer pour vivre dans une aussi redoutable compagnie, ensouriant !… en s’inclinant docilement devant lesquatre volontés de Gabriel… qui devait passer son temps à lasurveiller, lui défendre un pas, un geste qui put mettre sur leurstraces et rompre cette intimité qu’il n’avait osé espérer dans savie normale, sous son masque hideux et dont il n’était redevablequ’à sa sublime aventure !…

Et voilà que Christine avait trouvécela ! Elle envoyait à Jacques à travers l’espace cet appelqui ne pouvait être compris que de lui seul :Beigneville !…

Et cet appel l’avait touché comme uneonde hertzienne rencontrant l’appareil récepteur !…

Et il accourait !…

Il allait la sauver !… ladébarrasser de son tyran !… Ah ! il ne s’agissait plusd’amour-propre d’auteur !… Il maudissait une fois de plus songénie qui n’avait abouti qu’au supplice de Christine… et ausien !… Cette merveille : son œuvre… son enfant… iln’hésiterait pas à l’anéantir !

Il n’y avait qu’une chose de vraie aumonde : serrer Christine dans ses bras ! le resten’existait pas !

Ainsi couraient les pensées de Jacquespendant que l’autocar remontait la vallée du Paillon, tournait leflanc des monts, laissait derrière lui l’Escarène, s’arrêtait poursouffler quelques minutes sur la petite place de Lucéram etpermettre aux voyageurs de visiter la curieuse église, les ruinesdu château fort, les remparts de cette colonie romaine que futLuce Ara.

Vieilles pierres, vieilles images !Gouffre du passé ! qu’étiez-vous pour un homme qui s’étaitpenché comme Jacques Cotentin sur le gouffre de l’avenir et quicourait à la recherche du démon qui venait de surgir de l’abîme àl’appel imprudent de sa voix ?

Malheur à ceux qui devancent le temps,qui anticipent sur l’heure qui règle la marche du troupeau !…Malheur à l’inventeur ! En attendant les lauriers de l’avenir,on lui tresse des chaînes ! D’une main, il lance sur le mondel’étincelle de Prométhée, mais quand il ouvre l’autre, il y trouvele petit oiseau funèbre qui sera un jour prochain le grand vautourqui lui fouillera le sein !

Paroles pompeuses en vérité, mais à lataille de ces demi-dieux dont le front vaincu continue à menacerl’univers ! Hélas !… elles détonnent un peu quand ils’agit d’un pauvre amoureux comme Jacques Cotentin qui ne demandequ’à oublier son génie dans un baiser !… Évidemment latragédie est moins haute, mais elle est tout aussi humaine… etpeut-être bien plus touchante !… Enfin nous donnons notreJacques Cotentin pour ce qu’il est, à la mesure d’une époque où leshéros n’ont pas été bâtis tout d’une pièce dans le granitmythologique…

Ah ! l’impatience de Jacques sur lapetite place de Lucéram ! et comme il maudit ce brave curé quijoint à toutes ses vertus l’enthousiasme renseigné d’un antiquairedevant ses beaux retables et ses primitifs sacrés !… Enfin,voici revenus les touristes qui serrent leurs petits guides surleur cœur avec la conviction attendrissante du devoiraccompli ! « En route ! En route ! » Ilparaît qu’il fait là-haut un certain temps qui pourrait bienréserver à messieurs les voyageurs des surprisesdésagréables !…

À partir de Lucéram, l’ascension sefaisait plus ardue et les premières neiges commencèrent àapparaître… en même temps qu’un panorama, d’un relief chaotique,étendait son cercle immense jusqu’à l’horizon de la Côte d’Azurentrevue comme un lointain paradis.

Jacques était sûr que Christine avaittoujours ignoré ce pays, mais, au cours de ses voyages, BénédictMasson avait dû passer par là, y rêver peut-être d’une retraitesolitaire – ou à deux – qu’il était en train deréaliser…

Une demi-heure avant d’arriver àPeïra-Cava (mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer),l’autocar dut s’arrêter…

La neige, tombée dans la nuit même avecune extrême abondance, encombrait la route pour ne laisser passeraucun véhicule qui ne fût pas un traîneau ou une luge.

Pour les consoler, le chauffeur appritaux voyageurs que l’événement n’était pas extraordinaire et que leshabitants de Peïra-Cava, presque tous les hivers, avaient ainsil’occasion de rester à peu près isolés du reste des humains pendantune semaine ou deux ; aussi, les hôteliers avaient-ils laprécaution de se munir de conserves, ce qui permettait à leurclientèle de ne pas mourir de faim. Cette aventure, pour ceux quiétaient bloqués, était considérée non comme un sujet d’épouvante,mais comme un divertissement nouveau.

Elle était moins drôle, par exemple,pour les touristes qui se trouvaient arrêtés dans leur excursion,obligés de renoncer à leur déjeuner et de rebrousser chemin versLucéram… car, très rares étaient ceux qui se décidaient à continuerleur route dans la neige, sans être équipés pour une telleexpédition.

Jacques, cependant, n’hésita pas…N’ayant pour tout soutien qu’un bâton, il entreprit, quoi qu’on pûtlui dire, le voyage au bout duquel il arriva, exténué et mourant defaim. Il avait mis trois heures pour faire une lieue.

Dans quel état se présenta-t-il àl’hôtel des Fiers-Sommets, où il avait lu qu’étaient descendusM. et Mme de Beigneville !…

Cet hôtel était tenu par trois sœurs,Mlles Élise, Florise et Denise… Elles s’empressèrent autour duvoyageur dans le plus louable esprit de charité ; maisJacques, s’étant installé devant le poêle, dont la bonne chaleurfaisait fumer ses vêtements comme des copeaux, ne répondait àtoutes leurs questions que par ces mots :M. de Beigneville est-il toujoursici ?…

Elles lui dirent tout de suite queM. et Mme de Beigneville n’avaient fait quepasser vingt-quatre heures à l’hôtel des Fiers-Sommets ; maiscomme, à la suite de ce renseignement, leur hôte semblait montrerplus d’accablement, elles s’empressèrent de lui apprendre qu’ilsn’avaient pas quitté le pays… Bien au contraire, ils avaient loué,à l’orée de la forêt de la Maïrise, sur le chemin de Turini, unpetit chalet isolé où ils vivaient là d’une façon assezretirée.

« Ce doit être un nouveau ménage,exprima Mlle Denise, avec une conviction charmante… cela se devinetout de suite ! Ils sont gentils l’un pour l’autre ; ilsne se quittent jamais… Ils passent bras dessus, bras dessous, en sedisant des choses à l’oreille ! C’est délicieux de lesvoir !… Du reste, ils sont très beaux tous les deux ! Ilsfont l’admiration de tout le monde, ici, bien qu’ils vivent un peuen sauvages !… Je veux dire qu’ils n’admettent personne dansleur intimité… et ils ont bigrement raison !… C’est plaisir deles voir assis l’un à côté de l’autre, l’après-midi, sous un sapin,à Pra-de-la-Cour, la main dans la main, regardant les autres fairedu ski ou se luger ! et puis, ils s’en retournent comme ilssont venus !… C’est beau, l’amour !…

– Mademoiselle ! fit d’unevoix rauque Jacques Cotentin, qui souffrait le martyre,mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous faitescomplètement erreur ! Je connais ces personnes dont je suis leproche parent. Elles se sont réfugiées ici, loin des importuns,pour se reposer dans la paix des montagnes de grands travaux et degrandes douleurs. Non, ce n’est point un jeune ménage ! Uneamitié sainte les lie l’un à l’autre ! Peut-être avez-vous malcompris, mal lu sur votre registre. Il s’agit de M. et de Mllede Beigneville ! C’est le frère et la sœur, ni plus nimoins !

– Là ! qu’est-ce que nousdisions, firent entendre en même temps Mlle Élise et MlleFlorise.

« Nous pensions bien, nous, qu’ilsétaient frère et sœur ! expliqua encore Mlle Florise. Cettebelle personne avait des soins quasi maternels pour son compagnon.Monsieur, ils ont passé vingt-quatre heures ici. Lui avait unechambre au levant qui regarde Pra-de-la-Cour.

– Et elle, continua Mlle Élise, unechambre au couchant, face au mont Gelas !

– Eh bien, en voilà unehistoire ! exprima Mlle Denise en haussant les épaules. C’esttoujours comme cela dans le grand monde, et l’on voit que c’est desgens du grand monde !… Et pas des nouveaux riches, voussavez ! Jamais un mot plus haut que l’autre !Tenez ! ce M. de Beigneville, je n’ai pas entendu unmot sortir de sa bouche !

– Il est muet ! prononçaJacques Cotentin.

– Ah ! le pauvremonsieur ! nous comprenons maintenant pourquoi sa sœur ne lequitte pas ! Es-tu convaincue, maintenant ? demandèrentMlles Élise et Florise à Mlle Denise.

– Il le faut bien ! leuraccorda avec une moue souriante Mlle Denise. Il le faut bien,puisque monsieur, qui les connaît, m’affirme que j’ai tort !…N’importe ! Permettez-moi de le regretter… parce que c’étaitbien joli !…

– Il faut pardonner à notre sœur,firent Mlles Florise et Élise, elle est un peuromanesque !…

– Tenez ! s’écria Mlle Denise,les voici qui passent !… Dites-moi s’ils n’ont pas l’air dedeux amoureux !… »

Jacques, à qui l’on venait de servir unbouillon chaud et qui déjà y trempait ses lèvres, posa là son bolet courut à la vitre, contre laquelle il appuya son front…C’étaient bien eux !… et c’était vrai, hélas ! qu’ilsavaient bien l’air de ce que disait Mlle Denise…

Ils étaient habillés tous deux detricots de laine blanche… Les cheveux dorés de Christine, sous satoque trop petite pour les contenir, lui faisaient une auréolejoyeuse… Lui passait grave et beau, son visage de mystère à demienfermé dans le cadre hermétique du passe-montagne… Elle luiserrait tendrement le bras et ils croisaient leurs regards qui sedisaient tant de choses, à défaut de leurs lèvresmuettes…

Mlle Denise était restée enextase ; Mlles Florise et Élise proposaient déjà au voyageurde faire prévenir le couple !

« Non ! non ! ne lesdérangez pas ! » fit Jacques brusquement en seretournant.

Et il était si pâle !… sipâle !…

« Oh ! monsieur, vous allezvous trouver mal ! » s’écria Mlle Denise.

Jacques était retombé sur sachaise.

« Ce n’est rien, c’est lafatigue !… »

Il but son bouillon lentement… Et enbuvant, à petites gorgées, il avait un sourire pleind’amertume…

« Si je disais à Mlle Denise,pensait-il, que cette jeune personne ne tient si solidement cejeune homme que dans la crainte de le voir tomber, événement quidonnerait lieu à une scène ridicule, peut-être serait-elle moinsenthousiaste du spectacle auquel elle vient d’assister !…Le beau Gabriel n’a pas encore appris à se ramasser toutseul ! »

Très, très lamentable chose quel’amour ! Le génie de Jacques se réjouissait de n’avoir mis aumonde qu’un être imparfait et en arrivait à se railler de sa propreimpuissance, parce qu’il avait vu Christine sourire à un enfantsublime !…

Hélas ! hélas ! c’était encoreMlle Denise qui avait raison !… Christine pouvait tenir lebras de M. de Beigneville solidement, elle ne l’en tenaitpas moins tendrement…

Et Jacques le savait si bien que c’estsans allégresse qu’il prit, quelques instants plus tard, en dépitde sa fatigue immense et d’un moral accablé, le chemin suivi par« l’heureux couple », chemin qu’achevait de débarrasserune équipe de chasseurs alpins et au bout duquel il trouva le petitchalet à l’orée de la forêt de la Maïrise…

« Bénédict ou Gabriel, il lui fauttoujours un refuge au fond des solitudes !… et avec desfemmes !… » songeait le prosecteur. Et l’amoureuxajouta : « Oui… mais aujourd’hui celle-ci ne le fuitpas !… »

Jacques allait tourner le coin de lapetite maison de bois quand il entendit la voix de Christine ets’arrêta net…

Elle parlait à Gabriel…

Jacques ne les voyait encore ni l’un nil’autre, mais tous deux devaient se tenir à une fenêtre d’où ilsdécouvraient le cirque prodigieux des Alpes éclairées par les jeuxdu soleil couchant.

Pendant plusieurs heures, les cimesétaient restées enveloppées de brouillards opaques où on lesdevinait à peine, dans un chaos gris et humide, puis, tout à coup,comme par une sorte de fiat lux, occasionné par un de cesbrusques coups de vent qui sont si fréquents dans les Alpes, lerideau des nuages avait été soulevé, déchiré, et toute l’ordonnancedes montagnes, vallées, plateaux, apparaissait comme toutefrémissante de la primitive fournaise…

La voix s’était tue…

Peu à peu les cendres violettes du soirvinrent apaiser cette flamme… et la lune apparut sur son chard’argent.

La voix de Christine s’éleva ànouveau.

« Comme c’est beau ! commec’est beau ! Oui, tu as raison, mon chéri, tout est beaumaintenant !… »

Elle le tutoyait… elle lui prodiguaitles plus doux noms… et l’autre trouvait que tout était beaumaintenant !…

Elle attestait aussi, cette phrase, queles deux jeunes gens communiquaient, malgré le mutisme de lapoupée, avec une facilité qui avait été prévue !… CarJacques n’avait rien oublié, autant que possible… N’avait-il pasfait apprendre à Christine le langage des sourds-muets, pourqu’elle l’enseignât à son tour à la poupée, ce qui, avec letruchement des petits papiers, devrait permettre une conversationde plus en plus rapide entre l’automate et sescréateurs ?…

Maintenant, la poupée ne devait plusavoir besoin de petits papiers !…

Pourquoi s’écrire : quand ilsuffit, pour se comprendre, d’un signe ou d’unregard ?…

La voix qui ne lui avait jamais parléainsi à lui, Jacques, continuait de dérouler sa mélodie…

« Rien ne saurait être plus beauque ce qui se passe dans ces minutes sacrées, mon Gabriel !…Quelquefois ton regard me fixe avec une tristesse soudaine qui estun sacrilège… Ne m’as-tu pas dit cent fois que, avant ce miraclebéni, la vie avait été pour toi le pire des maux… et que tu goûtaismaintenant la joie pure des dieux ?… Tes chants de poète nesont plus que des chants de triomphe… Au matin, quand tu me lesapportes, au sortir de la nuit sainte, je les apprends et les gravedans mon cœur !…

« Ne sois pas triste, ne sois pastriste, ô Gabriel !…

« Écoute le chant de ta dernièrenuit :

« Qu’importe que dans les mondesqui parcourent des cycles trop petits pour que s’y arrête notrepensée – qu’importe que, dans les mondes qui ne possèdent qu’ununique soleil, les sables du temps s’assombrissent tandis que lesmondes s’écroulent ?… mon resplendissementt’appartient !…

« Ô Christine, t’écries-tu, laisseta demeure cristalline ! porte les secrets de ma pensée àtravers le ciel supérieur !… divulgue ton message aux orbesorgueilleux et ne crains pas que les étoiles ne tremblent devant lecrime de l’homme !… Ton enfant est pur qui est sorti deses mains !… Et ses mains sont vierges du sang dusacrifice ! »

Un silence… un silence terrible où sonnefurieusement aux oreilles de Jacques étourdi l’écho de ces troismots d’une humilité dominatrice : « Monresplendissement t’appartient. »

Après cet envol qui trouait les pluslointains confins de l’espace, le dialogue, ou plutôt lemonologue à deux, retomba doucement au niveau de laconversation, mais encore quelle conversation !…

« Tes souffrances, mon Gabriel, etla mort t’ont fait une âme unique ! Tu es le seul être dontune femme puisse approcher avec la confiance, le respect et l’amourinfini qu’elle doit à son Dieu !…

« Si mon Gabriel est triste il meverra triste, parce qu’il sera au-dessous de sondestin !…

« Nous avons retenu ton âmelibérée de son corps !… Tu nous dois tajoie !… Qui pourrait assigner une borne auxfacultés de l’âme lorsqu’elle n’est altérée par aucune penséeterrestre, souillée par aucun limon humain ?… Si tun’étais pas ce que tu es, je ne te dirais pas : « Jet’adore !… »

Jacques se retint au mur pour ne pointchavirer…

Et puis, comme il entendait que l’onrefermait une fenêtre, il eut encore la force de faire quelques pasen chancelant… Christine, qui tirait les rideaux, l’aperçut… Ellelui fit un signe qui le cloua sur place… Quelques minutes plustard, elle le rejoignait…

Elle lui dit,haletante :

« Va-t’en !… Va-t’en !…qu’il ne te voie pas !… Tu es descendu à l’hôtel des troissœurs ?… J’irai te voir ce soir !

– Oh ! fit Jacques, je ne veuxpas vous gêner !… »

Et il reprit, lamentablement, le cheminde Peïra-Cava, comme un pauvre Jacques qu’il était…

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