La Machine à assassiner

Chapitre 4Aventure survenue à M. Lavieuville, marguillier

 

M. Lavieuville, propriétaire,célibataire, humanitaire et marguillier, était un ancien notaire deprovince qui était venu finir ses jours dans cette Île-Saint-Louisqui avait vu ses jeux d’écolier. Il habitait la maison où étaientmorts ses parents.

C’était un brave homme qui n’avaitqu’une passion, faire le bien avec l’argent des autres. À partcela, il était prodigieusement avare ; dans ces dernierstemps, il avait renvoyé sa vieille bonne, faisait sa cuisinelui-même, avait réduit sa domesticité à la mère Langlois, quiarrivait toujours dans les premières heures de la matinée (disonstout de suite qu’elle ne vint pas ce matin-là). Dans la paroisse,on le citait, comme un exemple d’abnégation et de pauvretévolontaire.

La « fabrique »s’enorgueillissait d’avoir son marguillier qui passait pour unsaint. Il l’était à sa manière. Étant notaire, il aurait puspéculer sur les fonds déposés chez lui par ses clients : ilne l’avait jamais fait ; marguillier, président, trésorier,correspondant de vingt sociétés de secours, il aurait pu faire sonprofit de l’élasticité de certains budgets de charité ou trouverson compte dans la façon de comprendre certains fraisgénéraux ; on ne pouvait rien lui reprocher… C’est tout justes’il se permettait de se faire rembourser le plus décemmentpossible l’entretien d’une pauvre petite auto à conduite intérieure(il conduisait lui-même et redoutait le grand air) qui lui étaitnécessaire pour ses tournées à Paris et dans labanlieue.

Son avarice était, à ce point de vue,tout à fait spéciale !… Pourvu qu’il maniât des fonds, fût-ceceux des autres, il était le plus heureux des hommes. Il préféraitmême que ce fût l’argent des autres, à cause qu’un maniement defonds présente toujours certains dangers.

Palper de gros billets lui causait desjoies infinies. Il en avait toujours sur lui dans son portefeuille,qu’il ne quittait pas. Son plus grand plaisir était de se présenterchez de pauvres gens auxquels il faisait étaler leurdétresse ; après quoi, il étalait lui, ses billets et leurdisait :

« Regardez, voilà 15 000francs ! Avec cela, je suis plus malheureux que vous. Il m’enfaudrait dix fois autant pour soulager les misères sur lesquellesje me penche chaque jour ! »

Et il repartait en leur laissant uneobole…

On lui disait : « Vous vousferez voler ! », il répondait : « Dieu protègel’argent de la charité ! » En attendant, comme il necomptait que sur lui pour protéger le sien, il ne le sortaitpas !

Tous ces détails étaient nécessairespour que le lecteur ne fût point trop surpris par l’aventuresurvenue, en l’Île-Saint-Louis, à six heures et demie du matin, àM. Lavieuville, marguillier.

C’était le matin même qui succédait àcette nuit funeste où nous avons vu le courageux M. Birousteaux prises avec le terrible Gabriel… Depuis qu’ils avaient quittél’herboriste, après avoir constaté que Gabriel avait fui sa demeureen emportant Christine, le vieux Norbert et son neveu n’avaientpoint cessé leurs recherches.

L’Île-Saint-Louis avait été fouilléedans tous les coins et recoins… Quelle nuit ils avaient passée, euxaussi !…

Ils étaient exténués, mais ne sentaientpoint leur fatigue… Le sentiment aigu du danger mortel que couraitla malheureuse Christine les poussait toujours en avant… N’ayantrien trouvé dans l’île, ils avaient à tout hasard traversé lesponts. Ils avaient interpellé des vagabonds, interrogé un ivrogneaffalé sur un banc, un marchand de marrons qui allumait sesfourneaux, fait le tour du quai des Célestins, pénétré dans leboyau de Geoffroy-l’Asnier, sondé toutes les ombres de tous lesculs-de-sac entre Saint-Paul et Saint-Gervais, puis fait le tourpar le square Notre-Dame et le quai de la Tournelle ; enfinils revenaient dans l’Île-Saint-Louis au moment où elle sortait desbrouillards de la Seine, dans la lueur blême des matinsfrissonnants, quand tout à coup au coin de la petite rue où sedressait la maison de M. Lavieuville, marguillier, ilsaperçurent, à ne s’y point tromper, la silhouette deGabriel !

Il était seul et marchaitvivement : il courait plutôt. Dans un dernier bond il futcontre la porte de la maison de M. Lavieuville. Jacquesvoulait déjà se précipiter, mais l’horloger leretint :

« Attention ! lui ditcelui-ci, cette fois, ne le manquons pas ! Il s’agit de ne paslui donner l’éveil… Nous allons bien voir ce qu’il va faire ?Tu sais que nous ne pouvons pas l’atteindre à lacourse…

– Dans toutcela ! gémit Jacques Cotentin, qu’est-ce que Christine peutbien être devenue ?

– Pour moi, elle a fini par luiéchapper ! Elle est peut-être déjà à la maison…

– Attention !… qu’est-ce qu’ilfait ? »

À leur grande stupéfaction, ils virentGabriel qui sortait de dessous sa cape un trousseau de clefs etqui, sans hésitation, introduisait l’une d’elles dans la serrure dela porte de M. Lavieuville.

« Voilà qu’il entre chezM. Lavieuville, maintenant ! »

Il venait en effet de pénétrer dansl’immeuble… C’était au tour de l’horloger et de Jacques de bondirmaintenant.

« Si nous voulons qu’il ne nouséchappe pas, avait émis le vieux Norbert, sautons-lui dessus toutde suite et renversons-le ! Il a beaucoup de peine à serelever et à reprendre son équilibre !… »

La porte n’était pas refermée. Ils seruèrent dans la maison, se heurtèrent dans la demi-obscurité àcelui qu’ils poursuivaient ; le vieux Norbert s’empêtra dansla longue cape noire, Jacques donna au ravisseur de Christine unsolide croc-en-jambe qui le fit rouler sur la carpette danslaquelle l’oncle et le neveu l’enveloppèrent immédiatement avec unedécision brutale qui ne permit à l’autre aucunmouvement.

Du reste, il ne se défendait pas ;depuis qu’il était à terre il ne faisait aucun mouvement… Quand ilne fut plus qu’un paquet dont on n’eût pu dire la nature, ils lesortirent à eux deux, le transportèrent le plus rapidement possibleen rasant les murs jusqu’à la rue du Saint-Sacrement.

Ils ne rencontrèrent que le pèreJuilard, le commissionnaire, qui rentrait des Halles fortementéméché et qui les regarda passer d’un air abruti : « Vousbattez vos tapis à c’t’heure !… C’est tout de même pas unesaison à avoir peur des mites ! »

Enfin ils furent chez eux, appelèrentChristine qui ne leur répondit pas, s’enfermèrent avec leur fardeaudans le pavillon du jardin et commencèrent prudemment à dérouler lacarpette…

Tous deux étaient en sueur, haletants,n’en pouvant plus !

« Attention ! disait Jacques…surveillons-le !… Il ne faut plus qu’un pareil couprecommence !…

– Oh !tant qu’il est àterre, je te dis qu’il n’y a pas de danger !…

– Il va falloir le coucher,l’étendre sur le lit à bascule et ne pas le quitter uneminute !

– Tu resteras auprès de lui,pendant que j’irai chercher Christine !

– Non ! moi !…

– Pourvu qu’il ne soit pas déjàarrivé un malheur !… Ah ! Jacques ! Jacques !qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait de monautomate ?…

– Taisez-vous, si tout étaitperdu, je me ferais sauter le caisson !… »

Pour éviter toute surprise, Jacquesavait allumé le grand jeu électrique. Ils s’agitaient dans unenappe éblouissante de lumière.

Ils étaient prêts à se jeter sur Gabrielau moindre geste suspect… mais ils poussèrent en même temps unesourde exclamation… Le prisonnier qu’ils avaient fait et qui étaitbien revêtu de la cape de Gabriel et qu’ils avaient vu coiffé duchapeau de Gabriel (lequel chapeau avait sauté dans le combat) ceprisonnier qui n’osait remuer ni pousser un cri, tant son épouvanteétait démesurée, ce n’était pas Gabriel, c’étaitM. Lavieuville, marguillier !…

Aussitôt qu’ils se furent aperçus deleur erreur, le vieux Norbert et Jacques Cotentin n’eurent qu’unepensée : faire l’obscurité là où ils avaient prodigué tant delumière…

Quand les commutateurs furent tournés,ils aidèrent M. Lavieuville à se relever à tâtons et le firentsortir sans plus tarder du laboratoire.

Le tenant chacun sous un bras, ilsl’accompagnèrent ainsi jusque dans la boutique de l’horloger, où lemarguillier se laissa tomber sur un siège.

Les volets fermaient toujours lesfenêtres sur la rue, mais le jour pâle de décembre pénétrait par lafenêtre donnant sur le jardin.

« Messieurs ! gémit d’une voixexpirante le pauvre M. Lavieuville, qui avait reconnuM. Norbert et le jeune et déjà célèbre prosecteur, vousm’avouerez que tout ce qui m’arrive depuis ce matin estinimaginable !…

– Inimaginable !… MonsieurLavieuville, vous désireriez peut-être prendre quelque chose ?un peu de thé bien chaud ?

– Non ! je désire avant toutrentrer chez moi et prévenir la police !

– Monsieur Lavieuville, prononçal’horloger d’une voix un peu sèche (et que le marguillier trouvamême menaçante), avant d’introduire la police dans une pareillehistoire, qui est avant tout une histoire de famille, comme nousallons vous le prouver en nous excusant d’une erreur dont vous avezété victime, vous voudrez peut-être bien nous dire comment il sefait que vous portiez un vêtement qui ne vous appartient pas et quinous a trompés sur votre honorable personnalité ?…

– Oh ! mon Dieu, monsieurNorbert, je n’y vois aucun inconvénient !… Ce vêtement, je nel’ai pas volé, veuillez le croire… mais on m’a pris le mien et l’onm’a donné celui-ci !… C’est aussi simple que cela !… Etquant aux conditions dans lesquelles a eu lieu ce fâcheux troc, jene vous les cacherai pas davantage, et peut-être alors pourrez-vousme donner la clef de cette énigme, car, pour moi, j’avoue que jecomprends de moins en moins ce qui m’arrive.

– Monsieur Lavieuville, nous vousrenouvelons nos excuses, fit alors entendre Jacques… Ne nous cachezrien… Il y va peut-être de la vie d’une personne…

– J’ai bien cru qu’il y allait dela mienne ! fit M. Lavieuville en secouantdouloureusement sa tête grisonnante… Enfin, si j’en suis quittepour ces quinze mille francs… je m’en consolerai… bien qu’ils nesoient pas à moi !… peut-être même dois-je me féliciter devotre intervention, toute brutale qu’elle fut, car elle me procureun témoignage qui viendra renforcer mes dires, s’il y avait deméchants esprits pour mettre en doute mon honnêteté qui est, avecla charité, ma seule raison d’être ici-bas !…

– Vous avez l’estime de tous ceuxqui vous connaissent, monsieur Lavieuville, protesta l’horloger…mais il ne s’agit pas de quinze mille francs…

– Ah ! pardon, pardon !…il s’agit parfaitement de quinze mille francs… pas un sou de plus,pas un sou de moins !

– Monsieur Lavieuville ! ayezpitié de l’état dans lequel vous nous voyez !… Dites-nous cequi vous est arrivé !…

– Ces quinze mille francsappartiennent à la « fabrique ». J’avais mission de lesconvertir en bons de la Défense nationale et comme mon dessein,après avoir entendu la messe de six heures et avoir fait ma tournéequotidienne chez quelques familles pauvres du quartier et desenvirons, était de passer à la banque, je les avais emportés surmoi et serrés dans mon portefeuille. Au premier coup de la messe,je quittai mon domicile, je sortis ma petite auto à conduiteintérieure du garage, qui venait d’ouvrir, je montai dans mavoiture. À ce moment, je voulus régler une petite note que jedevais au gardien, je pris dans la poche intérieure de ma redingotemon portefeuille et en sortis un billet de cinquante francs, surlequel le gardien me rendit quarante-cinq centimes de monnaie. Touten comptant cette monnaie avant de la glisser dans ma poche, je nem’aperçus pas qu’au lieu de remettre le portefeuille dans la pochede ma redingote, je le plaçais dans la poche intérieure de monpardessus.

« Mon pardessus, monsieur, est unevéritable houppelande doublée de peau de lapin, au col garni defaux astrakan… C’est la fourrure qui convient à un homme de moncaractère qui a consacré le peu qu’il possède à soulager autant quepossible la misère de ses semblables… Au fond, ce vêtement estconfortable et chaud, c’est tout ce que je lui demande… il est, ouplutôt il était complété par une toque de fausse loutre àoreillettes qui enserre bien la tête et avec laquelle on peutbraver les frimas… je vous dis tout cela, messieurs, parce que celapourra peut-être vous être utile tout à l’heure et puis, dans uneaventure aussi inexplicable, il convient de n’oublier aucundétail.

« Quelques minutes plus tardj’arrêtai ma voiture devant la petite porte de l’église que vousconnaissez bien… car je vous ai vu souvent à la messe, le dimanchematin, avec votre demoiselle et c’est ce qui me donne confiance,malgré tout !… J’assistai à la messe qui était dite parM. l’abbé Lequesne, que vous connaissez bien aussi ;après la messe j’allai le rejoindre dans la sacristie et, pendantqu’il s’habillait, je l’entretins de quelques œuvres de charité quenous avons ensemble. Il quitta la sacristie.

« Je rentrai dans l’église désertepour y faire encore quelques dévotions, selon ma coutume, carj’aime à m’entretenir seul à seul avec Dieu… puis je gagnai lapetite porte et je me disposai à monter dans mon auto quand, tout àcoup, je vis surgir de derrière l’église un homme avec une longuecape dont il essayait de recouvrir un corps humain, le corps d’unefemme, autant que j’en pus juger dans mon désarroi… Cet homme, quiavait des yeux terribles, bondit sur moi, me menaça de sonrevolver, me fit glisser par terre d’un coup de genou dans leventre (je le sens encore), jeta le fardeau humain qu’il portait aufond de ma voiture, revint sur moi, me débarrassa en moins de tempsque je ne pourrais le dire de mon paletot et de ma casquette deloutre dont il était vêtu, referma la portière, mit en marche (j’aiune mise en marche intérieure électrique) et disparut du côté dupont Sully !…

« Je me relevai si stupéfait, sianéanti que je n’avais plus la force pour crier.

« Comme il faisait très froid, etque je suis très frileux, et que je crains par-dessus tout lesfluxions de poitrine et les rhumes de cerveau, la première choseque je fis fut de m’envelopper dans la cape de cet énergumène, demettre son chapeau sur ma tête. Puis je me dirigeai en chancelantvers l’église. J’y rentrai et je n’y vis personne. J’eus l’idéealors qu’il ne fallait pas perdre une minute pour prévenir lapolice. J’ai le téléphone chez moi. Je courus chez moi. J’ouvris maporte ! Je ne l’avais pas plutôt ouverte que j’étais à nouveaubousculé, jeté par terre. J’ai bien cru que mon bandit était revenuet que, cette fois, je n’en réchapperais pas !… Je recommandaimon âme à Dieu et vous connaissez la suite,messieurs !

– Monsieur Lavieuville, ditl’horloger d’une voix sourde, frémissante de douleur, vous êtes àplaindre, car vous avez été molesté et volé. Mais nous sommes plusà plaindre que vous ! L’homme qui vous a fait cette injure estun pauvre fou, un parent que mon neveu et moi soignions à domicile…ajouta-t-il en rougissant comme un enfant menteur… Il amalheureusement conçu pour ma fille, qui est fiancée àM. Jacques Cotentin, une passion qui a fait dégénérer samaladie en folie furieuse…

« Profitant d’un moment où notresurveillance s’était ralentie, il nous a échappé, s’est emparé dema pauvre Christine qu’il a brutalisée comme un sauvage, laheurtant à tout ce qui lui faisait obstacle… Mon neveu et moi, enentendant les cris que poussait ma fille, nous nous précipitâmes…hélas ! il avait déjà traversé le jardin, le magasin,ramassant sur une table un browning que j’avais laissé là pour leréparer… il était déjà loin dans la rue quand nous parûmes sur leseuil… la nuit, l’obscurité, le vent, la neige, la tempête nousséparaient… il disparut avec sa proie… Depuis des heures nous lecherchions quand nous vous avons vu, enveloppé de sa cape et coifféde son chapeau.

– Ah ! je comprends ! jecomprends !…

– Comprenez-vous maintenant,monsieur Lavieuville ?… Alors, comprenez surtout (et c’est unpère, un fiancé qui vous supplient ! Ils savent, du reste,qu’ils ne s’adresseront pas en vain à un cœur charitable),comprenez qu’il ne faut pas encore prévenir la police ! Il yva de l’honneur de mon enfant !… Un pareil scandale la perd etnous perd !… Nous ferons tout pour l’éviter !… Ce pauvrefou ne saurait aller très loin… Il a pris votre auto ?… Ehbien… tant mieux ! sa trace ne sera que plus facile àrepérer ; il a pris votre manteau, votre casquette deloutre ? Tant mieux !… il se croit, dans sa naïveté defou, déguisé, à l’abri de nos recherches… Il n’en sera que plusfacile à rejoindre !…

– Tant mieux !… tantmieux !… vous êtes bons, vous, messieurs ! vous oubliezqu’il a pris aussi mes quinze mille francs !

– Vos quinze mille francs vousseront rendus avec votre auto, votre manteau et votre casquette,monsieur Lavieuville. Nous ne vous demandons que vingt-quatreheures !… »

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