La Machine à assassiner

Chapitre 6Une nouvelle qui répand la terreur…

 

Ah ! c’est fini pour quelque tempsde chanter les chansons de Béranger !… PauvreM. Flottard !… Adieu l’amour, l’amitié, le vin quinarguent toute étiquette !…turlurette,laderirette !… Adieu le joyeuxtournebroche !… du moins pour aujourd’hui !… Letournebroche ?… M. Flottard ne pense qu’à soncouteau !… Et Mme Flottard, donc !… Queldrame !… D’autres diront qu’avec un énergumène pareil« ils l’ont échappé belle ! »… Oui, mais, il y a unechose à laquelle ils n’ont pas échappé, c’est à la vision de cethomme qui se promène tranquillement avec un couteau dans ledos !… cette vision-là les poursuivralongtemps !…

« Quand tu l’as frappé, soupiraMme Flottard, j’ai cru qu’il allait tomberfoudroyé ! »

M. Flottard ne répond pas, carc’est lui qui est foudroyé !… Le feu du ciel, venant soudainle visiter en un jour d’orage, ne l’eût pas, momentanément, plussingulièrement immobilisé contre le mur qui l’empêche de choir, quela surprise d’un tel événement ne l’a figé dans une grimace quiprêterait à rire si elle ne donnait à Mme Flottard envie depleurer.

Celle-ci a encore la force de murmurerdes choses confuses, car ce qui domine en elle, c’est le sentimentd’avoir été débarrassée d’un danger pressant par le geste héroïqued’un époux ; si le bandit n’y a point succombé, elle peuts’imaginer que la main de M. Flottard, à l’instant suprême, atremblé, ou quelque chose d’approchant, que le couteau a frappé detravers, par exemple, et est resté accroché dans la fourrure dupaletot dont l’épaisseur aurait si bien amorti le choc que levoleur de châle ne s’en serait même pas aperçu !… Oui,Mme Flottard, elle, peut s’imaginer tout, excepté lavérité ! Mais celui qui a accompli le geste, lui, ilsait ! Il sait que son couteau est entré dans l’homme, commedans du beurre, jusqu’au manche, et que l’homme ne s’en est pasplus préoccupé que d’une piqûre de moustique !

Là-dessus est entré M. Durantin,maraîcher, qu’a suivi de près le petit Gustave, clerc d’huissier,qui venait prendre l’apéritif chez le bonhomme Flottard, où ilavait donné rendez-vous à son ami Elias, potard chez M. Arago,pharmacien, et l’ami Elias lui-même n’a pas tardé à arriver… Enfinest survenu le joyeux père Canard, plus ou moins ouvrierélectricien, vitrier, cireur de parquets, peintre d’enseignes,enfin l’homme à tout faire, c’est-à-dire passant le plus souventson temps à ne rien faire du tout qu’à « blaguer » et àse faire offrir « des tournées » sur les comptoirs. Onpense ce que pouvait devenir, avec un homme pareil, l’histoire ducouteau tout neuf de Châtellerault qu’un voyageur venait d’emporterdans son dos, planté jusqu’au manche !…

Les premiers arrivés avaient étéréellement effrayés de l’état dans lequel ils avaient trouvéM. et Mme Flottard, et le peu qu’ils avaient compris desquelques mots arrachés à leur émoi avait augmenté chez eux laconviction que le gentilhomme cabaretier et son épouse venaientd’échapper à un malheur épouvantable… Mais quand, pressé par lepère Canard, qui ne demandait comme toujours « qu’àrigoler », M. Flottard, retrouvant enfin son souffle etle cours de ses idées, eut quelque peu précisé les conditionsexceptionnelles de l’incroyable aventure, l’« homme à toutfaire », je vous prie de le croire, se paya une pinte de bonsang !…

Alors, on commença à se dérider autourde lui et, pendant que M. et Mme Flottard continuaient àmontrer leurs figures de croque-morts, le petit Gustave, l’amiElias, les trois domestiques accourus au bruit des esclaffements,firent chorus avec le joyeux farceur.

Quant à M. Durantin, maraîcher, quiprend tout au sérieux, il était déjà sorti, répandant le bruit dansPontoise qu’on avait voulu assassiner M. et Mme Flottard« qui n’en valaient guère mieux »…

Un quart d’heure plus tard, il y avaitdeux cents personnes devant la rôtisserie.

C’est à ce moment qu’un auto-taxi venantde Paris, à toute allure, s’arrêta net devant cet encombrement etce tumulte. Deux voyageurs en sortirent, demandant en hâte desexplications. Ces deux voyageurs étaient le vieux Norbert etJacques Cotentin.

Nous avons laissé ceux-ci avecM. Lavieuville. Usant de quelques vagues renseignements quel’honorable marguillier avait pu leur communiquer et sachant queGabriel avait dirigé la petite auto à conduite intérieure du côtédu pont Sully, ils s’étaient dirigés rapidement de ce côté, étaientremontés sur la rive gauche, avaient bientôt acquis la preuve quecelui qu’ils voulaient joindre s’était arrêté au coin de la rue duCardinal-Lemoine et du boulevard Saint-Germain, devant un garagequi venait d’ouvrir et où il avait demandé, par écrit, sil’on pouvait lui vendre ou lui montrer une carte routière deSeine-et-Oise.

« C’était un muet, certainement,n’est-ce pas, messieurs ?… Il paraissait bien pressé… Un drôled’individu !… On ne voyait que le bout de son nez sous lacasquette qui l’emmitouflait… Son col de pardessus relevé…Parole ; il avait l’air de se cacher… il tournait tout letemps la tête… Enfin il a aperçu cette carte, tenez, là, contre lemur… il y est allé… il l’a regardée quelques secondes… son doigt asuivi la route de Conflans, Pontoise et l’Isle-Adam… et puis il estreparti sans même donner un sou depourboire !… »

Norbert et Jacques, qui avaient eul’idée de prendre une auto dans ce garage, voyant qu’ils perdraientencore là un quart d’heure, sautèrent dans un taxi qui passait,promirent au chauffeur un pourboire fabuleux, et sortirent de Parispar Asnières… À Argenteuil, ils retrouvèrent la trace de Gabriel etde son auto… à Conflans également, et puis entre Conflans etPontoise, ils perdirent cette trace… Gabriel avait dû certainementabandonner la grand-route ; ils perdirent un temps précieux,près de deux heures, à battre tous les environs ; enfin, dansle moment qu’ils désespéraient de tout, ils retrouvèrent la pisteet acquirent même la certitude qu’ils ne suivaient pas de loinGabriel, lequel avait dû subir une panne en plein champ(pensèrent-ils)… et ils se retrouvèrent sur la route de Pontoiseque Gabriel avait reprise, avec, au plus, vingt minutes d’avancesur eux…

À la descente de Pontoise, ils seheurtaient à cette agglomération que nous avons dit et sautaient dela voiture avec le pressentiment qu’ils allaient entendre parler deGabriel…

Il ne leur fallut pas de longues minutespour apprendre que celui qu’ils cherchaient s’était, en effet,arrêté là ! L’histoire de l’attentat, et surtout du couteauplanté dans le dos du monsieur qui n’avait pas eu l’air de s’enapercevoir acheva de les éclairer.

« C’est lui ! fit Jacques àl’oreille du vieux Norbert. Par ce froid, Christine doit êtreglacée et lui n’ose pas enlever son pardessus à cause de soncostume qui ne saurait passer inaperçu. Il a volé ce châle pourelle. Pauvre Christine ! Je suis unmisérable !

– Oui ! acquiesça le vieuxNorbert… En route… »

Ils remontèrent dans le taxi pendant queles discussions continuaient à propos de l’événement que les unsprenaient au sérieux et à propos duquel d’autres s’esclaffaient.Ils entendirent, au moment où ils démarraient, le père Canard quicriait « en rigolant » au gentilhommecabaretier :

« Eh ! Flottard ! çat’apprendra une autre fois à ne pas laisser le couteau dans laplaie !… sans compter que ça doit bien le gêner, tonclient, pour ôter son pardessus !… »

Norbert et Jacques comptaient retrouverGabriel entre Pontoise et l’Isle-Adam. Mais la petite auto n’avaitpas été vue là ! Ils durent revenir et prendre la route quilonge la Viosne. Par là, non plus, aucune trace. Et ils n’enretrouvèrent plus.

Nous ne dirons point le détail de leursinutiles recherches pendant les jours qui suivirent, ni l’étatd’esprit lamentable dans lequel ils se trouvaient – ceci nous leverrons prochainement.

Ils venaient de rentrer, accablés par ledésespoir, dans la boutique de la rue du Saint-Sacrement, quand descamelots commencèrent à courir les rues en vendant des éditionsspéciales des journaux du soir. Ils criaient les titres desmanchettes : « Les crimes de Corbillèrescontinuent ! Deux nouvellesvictimes ! »

« C’est lui ! s’écrial’horloger en se dressant comme un fou devant Jacques. Il estretourné à Corbillères !… »

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