La Machine à assassiner

Chapitre 5Aventure survenue à M. Flottard, rôtisseur à Pontoise

 

M. Flottard était rôtisseur àPontoise. Ce n’était pas le premier rôtisseur venu. C’était unrôtisseur littéraire. Il avait commencé par être« plongeur » chez Salis, du temps que ce fameuxgentilhomme cabaretier faisait les beaux jours au Chat Noir de larue de Laval, devenue rue Victor-Massé.

C’est là qu’il avait pris le goût desbelles-lettres et qu’il avait compris comment un homme intelligent,dans le commerce de la limonade ou de la restauration, peut donnerdu prix à sa marchandise en mettant un peu d’art autour.

Il ne s’agit que de trouver un genre…M. Flottard avait « un petit filet de voix ». Ilchoisit le genre chansonnier. Et comme, du temps du grand patron,et de l’épopée de Caran d’Ache, on lui avait inculqué l’amour deNapoléon, il devint bonapartiste.

La conclusion de tout ceci est que,depuis quinze ans, un touriste qui est au courant des choses de lavie et qui passe par Pontoise à l’heure du déjeuner ne manquerapoint de s’arrêter à la rôtisserie du bonhomme Flottard qui vouschante au dessert si joliment les chansons de Béranger :« Périsse enfin le géant des batailles ! disaient lesrois : peuples, accourez tous ! » ouencore : le vieux caporal : « Mais pour voustous, jeunes soldats, j’étais un père à l’exercice (bis).Conscrits au pas, ne pleurez pas ; ne pleurez pas, marchezau pas, au pas, au pas, au pas ! » Et je vous priede croire que lorsque le client le moins décidé à régler d’embléeune addition un peu salée a entendu M. Flottard faire le vieuxcaporal, il rentre vite sa protestation et sort tôt sagalette ! Il ne tient pas à se faire mettre au pas, luiaussi !

M. Flottard a ouvert sa rôtisserieà la descente de Pontoise et, quoi que tout y soit à la gloire deNapoléon, la grande salle, avec son immense cheminée où tournentles broches, n’en a pas moins, avec ses boiseries gothiques, lecachet moyenâgeux qui convient à l’établissement d’un gentilhommecabaretier.

Sur la cheminée, il y a un Napoléon enplâtre. Les murs sont ornés de lithos représentant : laVeille d’Austerlitz, la Reddition d’Ulm, la mort de Poniatowski, leMartyre de Sainte-Hélène et l’Apothéose des vieuxbraves… N’ayant pu trouver le buste de Béranger, il a achetéun plâtre extraordinaire représentant un vieux druide à barbe defleuve et jouant de la harpe. Il a gravé sur le socle, avec soncouteau à couper le cou aux poulets : « Béranger »…et il l’a placé à l’entrée des tonnelles…

Ce pauvre Béranger, ce matin-là, étaitbien abandonné. Tandis que les derniers glaçons dont la nuitl’avait revêtu fondaient autour de lui, M. Flottard, bien auchaud devant sa cheminée déjà flambante, faisait admirer àMme Flottard un magnifique couteau de cuisine tout neuf, largeà la base, et pointu comme une aiguille au sommet, bien emmanché,bien affilé, solide et souple à la fois comme un jonc, un spécimende la grande coutellerie, quoi !… un couteau qui était plusqu’un couteau et moins qu’un coutelas et qui avait peut-être valuune médaille d’or au client de Châtellerault qui venait del’envoyer par colis au père Flottard, en matière de gentillesse etde reconnaissance du ventre.

« Et l’on parle de la coutellerieanglaise ! fit notre homme… qu’en pensez-vous, madameFlottard ?

– Je pense qu’on a tort !exprima la bonne femme qui tricotait des bas derrière son comptoir,la poitrine confortablement enveloppée dans un épais châle delaine.

– Qu’on a tort dequoi ?… »

Mme Flottard est humble etsoumise ; jamais elle n’élève la voix devant son époux. Elleest toujours de son avis ; elle ne lui parle qu’avec crainteet respect, ce qui est bien exaspérant pour un homme qui ne demandequ’à la disputer. Cet antagonisme latent qui n’a point l’occasionde se manifester, occasion que M. Flottard saisirait avecd’autant plus d’empressement qu’il a le sentiment que son humeur enserait une fois pour toutes soulagée, a pris naissance, il y a biendes années de cela, dans la sorte d’indifférence apathique aveclaquelle Mme Flottard a toujours entendu chanterM. Flottard.

M. Flottard ne cherche point decompliments, mais il les aime, et Mme Flottard est peut-êtrela seule personne qui ne soit point extasiée devant « sonpetit filet de voix »…

« Tu trouves peut-être que jechante faux ? » a-t-il fini par lui demander unjour.

Mme Flottard a protesté doucement.En tout cas, si elle pense une chose pareille, elle a bien fait dene point l’exprimer, et ce n’est certes pas dans ce moment oùM. Flottard joue avec un si beau spécimen de l’industrie deChâtellerault, tout en chantonnant entre ses dents :« Oui, je secouerai la poussière… » qu’ellecommettra l’imprudence de lui faire entendre que depuis quinze ansqu’elle est condamnée à la subir, la muse de Béranger lui donne desnausées…

Et elle a tout à fait raison de se tenirsur ses gardes, la brave dame, car jamais M. Flottard n’a étéaussi énervé ! Depuis deux jours, on n’a pas vu unclient…

« Hommes noirs, d’oùsortez-vous ?… quel temps de chien !Reine du monde, ô France ! ô ma patrie !… soulèveenfin ton front cicatrisé ! »

Ce n’est pas qu’il ne passe pointd’autos, mais elles ne s’arrêtent pas !… M. Flottard saitbien où elles s’arrêtent… Un concurrent, depuis l’été dernier,s’est installé un peu plus loin, dans la campagne, sur les bords dela rivière…

« Sois-moi fidèle, ô pauvrehabit que j’aime ! Chez ce confrère « àla manque », on ne chante pas, on danse… Il y a une boîte àmusique qui distribue aux clients les tangos et les shimmies… leprogrès, quoi !… leur progrès !… Bon Dieu !…Société, vieux et sombre édifice !… »

Ah ! une auto ! une auto quis’arrête… oh ! pas une auto de luxe, bien sûr !… unepauvre petite auto à conduite intérieure… Derrière ses rideaux,M. Flottard guette le client comme un brigand des Calabres,derrière ses roches, guette le voyageur…

La portière s’ouvre ! Qu’est-ce quece client-là ?

Et dans le court espace, très courtespace de temps pendant lequel la portière de la voiture estouverte, le rôtisseur a vu… a cru voir… une forme féminine étendue…des cheveux épars, une figure de morte, du sang, mais la portière,dont le rideau de vitre est tiré, a claqué tout de suite derrièrele voyageur. Un singulier bonhomme au masque immobile, aux yeux pascommodes, vêtu d’un méchant paletot au col garni de faux astrakan,la tête couverte d’une toque de fausse loutre, pelée, miteuse,calamiteuse.

Drôle de client !

M. Flottard ne sait s’il doit luiouvrir la porte ou se barricader !

Mais l’autre a pénétré dans la salle…avec une décision troublante, et il glisse sous le nez deM. Flottard une espèce de billet qu’il tenait tout prêt dansle creux de sa main et sur lequel le rôtisseur lit :« Avez-vous une couverture devoyage ? »

« Monsieur, lui répond plus énervéque jamais d’une telle entrée en matière le chantre de Béranger,monsieur ! nous ne sommes pas ici aux GaleriesLafeuillette ! »

Sans plus se préoccuper du rôtisseur ques’il n’existait pas, le client se dirige droit sur la rôtisseuse.Profitant de ce que la porte est ouverte, M. Flottard, qui al’esprit préoccupé par la vision entraperçue, se glisse jusqu’àl’auto, ouvre rapidement la portière, la referme avec une sourdeexclamation d’horreur, et revient en hâte jusque dans sa rôtisseriepour entendre Mme Flottard pousser un cri d’épouvante. D’unemain brutale, le voyageur est en train de lui arracher le châle delaine qui enveloppe si confortablement le buste de la frileusecabaretière, et, de l’autre, il la menace d’un revolver braqué àbout portant.

C’en est trop pour le rôtisseur quidispose justement d’un solide couteau de Châtellerault tout neuf,un couteau qui n’a pas servi !… Certes, M. Flottard nepensait pas « l’essayer » sur un hôte qui n’appartenaitpoint à sa basse-cour mais on ne choisit pas toujours lesoccasions. Souvent, comme on dit, « elles vous forcent lamain ! » et, en vérité, ce n’était pas une raison parceque Mme Flottard n’appréciait point à sa juste valeur« le talent chansonnier » de son époux pour que celui-cila laissât assassiner sous ses yeux sans protester. Il protestadonc avec son couteau et le planta jusqu’au manche dans le dos dece redoutable et trop énigmatique personnage qui promenait dans savoiture une jeune personne à demi morte et qui prenait son cabaretlittéraire pour un magasin de nouveautés !…

Oui ! jusqu’au manche !… etc’est le cas de dire que ce couteau est entré dans le dos de cemonsieur comme dans du beurre !…

… Jusqu’au manche ! jusqu’aumanche !… Ceci, nous ne saurions trop le répéter… car,événement extraordinaire, inouï, étourdissant, extravagant,fabuleux, phénoménal, pyramidal, sans égal, le monsieur n’a pasl’air de s’en apercevoir !…

Il ne s’est même pas retourné et,s’étant approprié le châle, mais ne voulant sans doute point passerauprès de Mme Flottard pour un vulgaire cambrioleur, il luitend un billet de mille francs, dont il attendtranquillement la monnaie…

Cependant, comme Mme Flottard, dansun désarroi bien compréhensible, ne paraît point pressée de luirendre cette monnaie qu’il attend, et comme il est pressé, lui, departir, il replace son billet dans son portefeuille, traverse lasalle, quitte la rôtisserie en passant devant M. Flottardpétrifié et remonte dans son auto, toujours avec son couteaudans le dos !…

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