La Machine à assassiner

Chapitre 22Une rencontre à l’Arbre-Vert

 

Le surlendemain de ces terriblesévénements, au soir tombant, un homme jeune encore, qui neparaissait pas très bien portant (qui, en tout cas, était fortenchifrené), se présenta à l’auberge de « l’Arbre-Vert »et demanda à Mme Muche les clefs de la propriété des DeuxColombes qu’il voulait visiter et qui était à vendre, commel’indiquait l’écriteau qu’il avait vu suspendu à lagrille.

Mme Muche lui donna les clefs et lejeune homme enchifrené s’éloigna, suivi du regard par un bonhommequi était assis devant une table de la salle commune et qui avaitété jusqu’alors fort occupé par la lecture du journalL’Époque, dont la première page semblait être faite toutede « manchettes ».

Nous citons les principales :La Poupée sanglante écrasée sous les débris de l’immeuble duboulevard Diderot. Démission de M. Bessières, directeur de laSûreté générale. Fantaisies criminelles de M. Lebouc, agentparticulier de M. Bessières.

Nous donnons maintenant le passageprincipal de l’article au-dessus duquel flamboyaient ces troismanchettes :

« Enfin ! nous voicidébarrassés de la poupée sanglante ! et aussi deM. Bessières qui, dans toute cette extraordinaire aventure,s’est montré singulièrement au-dessous de sa tâche ! On nesait, en vérité, de quoi il nous faut le plus nous étonner… de soninsuffisance ou de son inconscience !…

« Avant d’avoir trouvé la poupée,il en épouvanta les populations ; il ne l’a pas plutôt en mainqu’il la relâche !…

« Mais tout ceci n’est rien à côtéde certaines manœuvres dont nous avons failli nous-mêmes êtrevictimes et qui auraient pu avoir les répercussions les plus gravessur nos relations avec certaines puissances étrangères… On n’a pasoublié la publication ici même des articles signés XXX. Nous avionstout lieu de penser que la matière de ces articles avait été puiséeaux sources les plus authentiques, et quand nous prêtions à cesrévélations tout la force de notre publicité, nous croyions bienrendre au pays un service que nous n’avions pas àdiscuter.

« Ces articles nous étaientapportés, en effet, par un agent particulier de M. Bessièresqui nous laissait entendre qu’en les insérant, « nous ferionsplaisir au ministre ».

« Cet agent, un certainM. Lebouc (l’alter ego de M. Bessières), étaitl’auteur de ces articles !… il en était non seulementl’auteur, mais comme on dit aujourd’hui, l’animateur !… Toutel’histoire des Assouras de Corbillères, toutes cesaventures de Thugs où se trouvaient compromis les premiersnoms de l’aristocratie européenne, tout cela était uneinvention de M. Lebouc !…poussé par qui, parquoi ? pour servir les intérêts de qui ? pour nuire àquoi ?… on vient de nous l’apprendre… mais nous n’en dironspas plus long !…

« Cette affaire, comme celle dela poupée, doit être enterrée !

« Assez parlé de Corbillères !n’est-ce pas, monsieur Lebouc ?… Vous n’en êtes pas à votrecoup d’essai, paraît-il !… Vous avez déjà été cassé trois foisdans des circonstances à peu près identiques, c’est-à-dire oùl’intérêt public était en jeu !… On a toujours vu agirM. Lebouc contre l’intérêt public !…

« Cet infime personnage a uneredoutable histoire !… Qu’il ne nous oblige pas à lasortir ! qu’il disparaisse !… comme vient de disparaîtrecelui qui l’employait et celui qui nousl’envoyait !…

« Et que ceci nous serve deleçon : plus de Bessières et plus de Lebouc rue desSaussaies !… C’est un tout nouveau programme auquel noustiendrons la main. »

Signé : « Ladirection. »

Le jeune homme enchifrené, qui étaitaussi fort triste, revint au bout d’une heure. Il n’était pas plusenchifrené – cela paraissait impossible – mais il était encore plustriste !

Il demanda un grog et rendit les clefs àMme Muche.

Quand il fut servi et que Mme Muchese fut éloignée, le bonhomme aux lunettes s’approcha de lui et, luiglissant son journal sous le nez :

« Avez-vous lu cela,monsieur ?

– Oui, fit le jeune homme triste,j’ai lu cela. »

Et il repoussa le journal comme pourcouper court à toute conversation.

« Monsieur, permettez-moi de meprésenter !… Je suis M. Lebouc lui-même !J’appartiens à la police depuis de nombreuses années… j’ai toujoursété sacrifié, voilà pourquoi l’on m’appelle « le boucémissaire » ! En cette circonstance, j’ai vouluprendre mes précautions, je me suis adressé à la presse, mais lapresse me sacrifie comme m’a sacrifié la police… Je suis plusémissaire que jamais !… Quant à vous,monsieur !… vous êtes M. Jacques Cotentin,prosecteur à la faculté de médecine de Paris, père de lapoupée sanglante !…

« Oh ! rassurez-vous,monsieur !… Je ne veux pas vous causer d’ennuis, je ne veuxplus causer d’ennuis à personne !… Seulement, puisquel’occasion s’en présente, je viens vous dire : Tout ce quej’ai écrit dans L’Époque est absolumentexact !…Tous les crimes de Corbillères viennent desDeux-Colombes ! La poupée elle-même, j’en ai la preuvedepuis vingt-quatre heures, n’y était pour rien !… BénédictMasson était innocent !… La dernière victime des Hindous et dumarquis est une personne qui vous est chère !… Pendant que,comme un sot, je m’emparais de votre Gabriel, dont j’aurais dû mefaire un auxiliaire, on enlevait Mlle Christine Norbert qui étaitlivrée aux vampires !…

« Je vous dis tout sans vousménager, car c’est la dernière fois que je reparle de ceschoses !… À vous de profiter de mon dernierbavardage !…

« Pour votre gouverne, je ne pensepas que la poupée soit morte boulevard Diderot ! on enmontrerait les restes !… mais ils veulent qu’elle le soitet c’est tout comme !…

« Agissez donc avec la plus grandeprudence, soit de ce côté, soit du côté de Mlle Norbert s’il esttemps encore de la sauver !…

« Pour moi, j’abandonne la partie,ces gens-là sont trop forts !… Pour étouffer le scandale, ilsont eu tout le monde avec eux… Vous avez vu la villa ?… vousavez visité les Deux-Colombes ?… Quelle somptueuse, maishonnête maison de campagne, n’est-ce pas ?… Peut-on rêverquelque chose de plus authentiquement bourgeois ?… On peutvenir, les gens riront en pensant aux articles signés XXX !…Oh ! ils ont pris toutes leurs précautions ! Ils n’ontrien laissé derrière eux !…

« Et quant au marquis dont je n’aipas à prononcer le nom… quel honnête homme, victime d’une légendeabsurde, qui, lorsqu’on le représentait présidant aux orgies desDeux-Colombes, pleurait sa première épouse à laquelle il vient defaire élever un tombeau magnifique dans la crypte de ses aïeux…tombeau que l’on doit inaugurer après-demain, si je nem’abuse !

– Monsieur Lebouc, fit le jeunehomme qui était devenu tout à coup moins triste mais plus sombre…monsieur Lebouc, que diriez-vous si je faisais avouer publiquementà cet infâme marquis tous ses crimes ! si je le forçais à medire où il cache Christine Norbert !… si je faisais, en unmot, la vérité si éclatante que nulle puissance au monde nepourrait, cette fois, l’étouffer !…

– Monsieur, je vous dirais que vousavez accompli un miracle plus grand que celui d’où vous avez faitnaître la poupée sanglante !…

– Eh bien, monsieur,suivez-moi !

– Où allons-nous ?

– ÀCoulteray !… »

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