La Machine à assassiner

Chapitre 20Une séance mémorable à l’Institut

 

Le dernier article signé XXX, enélargissant le scandale jusqu’aux limites du possible et même del’impossible (pour certains esprits), avec la poupée sanglante,avait déterminé dans la capitale un mouvement dans lequel setrouvaient entraînés tous les rouages de l’État. Ce n’était passeulement avec l’émotion de la rue qu’il fallait compter, mais aveccelle de « tous les grands corps constitués », pourparler le langage solennel un peu désuet, mais si évocateurquelquefois de la haute administration.

Le ministère de l’Intérieur (présidencedu Conseil) reprochait avec une acrimonie menaçante à la directionde la Sûreté générale des « indiscrétions de presse » quientretenaient une fièvre malsaine dans les réunions publiques, dansles syndicats et même dans les associations les plus fermées à lapolitique, car l’affaire de la poupée sanglante était devenue, niplus ni moins, une affaire politique avec laquelle on essayait deberner les foules et sous laquelle se cachait peut-être uneffroyable déni de justice.

Au sein des familles jusqu’alors lesplus unies et les plus paisibles – et les mieux« élevées » – on se jetait à la tête, à propos de tout etde rien, cette phénoménale poupée, on se traitait courammentd’imbécile… Enfin, parmi ceux qui admettaient son existence, lesuns étaient pour son innocence, les autres pour sa culpabilité outout au moins pour sa complicité.

Voici pour l’« intérieur »…Pour l’« extérieur », c’est bien autre chose ! Leministre des Affaires étrangères qualifiait brutalement, lui, cesindiscrétions de criminelles !

Le dernier article de L’Époquepouvait nous mener loin avec son évocation des mœurs del’Inde ; sans compter qu’on y trouvait suffisamment deprécisions pour mettre en émoi toute la haute aristocratieanglaise, qui n’admettait jamais que même dans le cas où l’un ouplusieurs de ses membres fussent coupables – ce qui restait àdémontrer – la réputation du parti conservateur s’en trouvâtcompromise !

Se mettre à dos le particonservateur ! – en deçà et au-delà de la Manche – dans unmoment où l’on avait besoin de la bonne volonté de tous pourrésoudre certains problèmes internationaux d’où dépendaitl’équilibre de l’Europe, c’était insensé !

Cela méritait le cabanon ou lepoteau ! ou tout au moins la destitution… À bon entendeursalut, M. Bessières !

Si l’on n’était pas content, à la placeBeauvau ni au quai d’Orsay, que dirions-nous de ce qui se passaitplace Vendôme, au ministère de la Justice, et boulevard duPalais ? Il y avait beau temps que l’ex-substitut du procureurde la République, devenu avocat général à la cour de Paris,M. Gassier, avait rejeté toute l’affaire de la poupée surM. Bessières ! On ne le lui envoyait pas dire à celui-ci.Tant pis pour le chef de la Sûreté générale, qui avait été assezmalavisé pour ordonner une enquête sérieuse – dans toutes lesformes – sur un événement aussi invraisemblable !M. Gassier ne niait pas lui avoir envoyé Lavieuville !…Mais il avait expédié cet innocent marguillier dans la mesure oùl’on se débarrasse d’un fou. Et M. Bessières l’avait pris ausérieux ! Et il avait pris également au sérieux Mlle Barescatet M. Birouste !

Le revirement de M. Gassier s’étaitfait dans des conditions qu’il n’est peut-être pas inutile depréciser, car elles nous font voir sous un aspect nouveau et toutde même bien inquiétant la question judiciaire posée par l’aventurede la poupée…

Certains journaux ayant déclaré que l’onserait dans la nécessité de juger à nouveau Bénédict Masson,suivant une procédure qui n’avait été, bien certainement, prévuepar aucune loi ni par aucune jurisprudence, la Gazettejudiciaire s’éleva aussitôt avec violence contre une pareilleprétention !

D’abord, pour la révision du procès, ileût fallu un fait nouveau !… et la sévèreGazette déclarait ne pas l’avoir trouvé dans la nouvelleenquête !

À quoi les adversaires de laGazette répondaient : « Que vous faut-il donccomme fait nouveau ?… Que peut-il y avoir de plus nouveau dansun procès qu’un innocent condamné à mort et exécuté et revenantplaider son affaire lui-même devant lacour ? »

« Et s’il est coupable ! serécriait l’impétueuse Gazette, que peut-il y avoir, eneffet, de plus nouveau que ce guillotiné se représentant devant lesmagistrats qui se voient dans la nécessité de le faireguillotiner à nouveau ?… Eh bien, cela, mes chersconfrères, c’est trop nouveau ! »

C’était en effet tellement nouveau queceux qui croyaient à la poupée, comme Gassier, reculèrentépouvantés !…

Qu’un événement pareil se produisît, ily aurait une telle révolution dans les mœurs judiciaires, que lasociété en tremblerait sur sa base !…

… D’abord, c’était la peine de mortdevenue impossible, puisque inopérante, comme on dit auPalais, et le triomphe assuré des partisans de sa suppression, sanscompter la joie insupportable de messieurs lesassassins !…

Conclusion… Ou la poupée existait ouelle n’existait pas !… Si elle n’existait pas, il nefallait pas l’inventer (réfléchis bien à ceci, ô JacquesCotentin !) et si elle existait, eh bien… il fallait lasupprimer !… l’anéantir, sans autre forme de procès, vousm’avez compris ?… Ceux qui n’ont pas compris cela ne serontjamais des hommes d’État ! je vous le dis entre les deux yeux,monsieur Bessières ! (extrait d’un bref dialogue entreM. le directeur de la Sûreté générale et le chef de cabinetparticulier du ministre).

Sur quoi, M. Bessières,mélancolique, rentrait chez lui en se disant : « Avant dela supprimer, il faudrait l’arrêter !… mais dans le cas où jel’arrêterais, je ne la supprimerais pas !… Ils m’ont tellementcausé d’ennuis avec leur poupée que je leur en ferais cadeau toutde suite ! »

Cette façon de concevoir son rôle danscette histoire n’était point dénuée chez M. Bessières d’uncertain machiavélisme.

Hélas ! cela ne devait point luiporter bonheur !…

Et nous allons tout de suite voircomment…

Ce jour-là, il y avait à l’Institutune grande séance à propos de la poupée !…son existence allait y être discutée ou plutôt sa possibilitéd’existence !… Nous avons relaté plus haut les perturbationsapportées par la poupée dans les domaines administratif etjudiciaire, mais qu’étaient-elles en vérité à côté de la rumeursoulevée sur le terrain scientifique !

Une double tempête venue de deux pointsopposés de l’horizon, l’une par le professeur Thuillier, l’autrepar le doyen de l’école, le professeur Ditte, avait fini par serencontrer dans une tornade effarante qui venait de pénétrer sousles voûtes de l’Institut et y exerçait des ravages à faire sauterles toits !

Ce fut une séancemémorable qui s’ouvrit par la communication extrêmement modéréedans sa forme et dans ses tendances de M. le présidentTirardel.

Certains rentrèrent chez eux sans fauxcol ! c’est tout dire !…

Cependant M. Tirardel n’avait rienfait pour exciter les esprits :

« Messieurs ! il nousappartient de calmer l’opinion publique déchaînée par cettenouvelle invraisemblable qu’un de nos sujets les plus notables del’école, M. Jacques Cotentin (que l’on n’a pas revu depuis),aurait inventé une mécanique dans laquelle il aurait mis le cerveaud’un assassin !… Et cette mécanique lâchée sur le mondecontinuerait d’assassiner !… Ce qui n’est, naturellement,rassurant pour personne ! Eh bien ! nous sommes dessavants ! À nous de dire si, oui ou non, un tel phénomène estpossible !… Quelle que soit l’invraisemblable d’une pareilleproposition, je vous supplie, mes chers confrères, de discuter lachose sérieusement. Après, nous voterons !… »

Il n’y avait là rien de bien méchantpour personne ; cependant un admirateur forcené du professeurThuillier, bien qu’il eût promis de conserver tout son sang-froid,ne put supporter le ton de légère ironie sur lequel ces chosesfurent dites, et il s’écria :

« Vous êtes une vieillebaderne !… »

Consternation générale, puis tapageeffrayant. Tous debout :

« Où sommes-nous ? demande,tout pâle, le président Tirardel.

– En France ! luiréplique-t-on, et ce sont les soi-disant savants comme vous quifont fuir en Amérique les Carrel et autresgénies !… »

Tonnerre d’applaudissements !injures !…

« Des génies ! dites :des dentistes !…

– Il y a des dentistes degénie ! »

Il s’assied, satisfait, au milieu d’unenouvelle tempête.

M. le doyen Ditte selève !

« Messieurs, n’oublions pas que lemonde nous regarde !

– Je vous rappelle à laquestion », supplie le président Tirardel en s’affalant dansson auguste barbe qui le fait ressembler si avantageusement auchancelier d’Aguesseau. Mais aujourd’hui on n’a plus le respect derien ! La science elle-même, par ses révélationsinattendues, se moque des savants !… pense-t-il.L’anarchie partout !… Ce qui était vrai au tempsde sa jeunesse devient une ânerie au temps de sa barbeblanche !

M. le président Tirardel murmurehéroïquement :

« J’ai tropvécu ! »

Cependant il fait fermer une fenêtred’où lui vient un courant d’air. Il admire, d’une paupière lourde,M. le doyen Ditte qui déchiquette d’une dent rageuse lacommunication à la presse du professeur Thuillier…

Les interruptions des« jeunes » – les jeunes de l’Institut ! – nel’émeuvent pas ! Si M. le professeur Tirardel doutedésormais de tout – depuis qu’on l’a traité de vieille baderne –M. le doyen, lui, est resté ferme dans sa foi. Il connaît leslimites du progrès ! Il les a apprises dans les livres qui ontformé l’esprit de sa génération, livres pleins d’apophtegmessauveurs grâce auxquels on n’a pas à craindre le libre jeu del’imagination. L’hypothèse y a ses règles qu’elle ne sauraitfranchir sans tomber dans la farce.

M. Ditte n’a pas prononcé :« Monsieur le professeur Thuillier est unfarceur ! » mais tout le monde a compris…

Il s’assied, satisfait, au milieu d’unenouvelle tempête.

M. Thuillier, qui ne fait paspartie de l’Institut, ne peut pas lui répondre, mais M. leprofesseur Hase, qui fait partie de la phalange (ainsi appelle-t-onles amis du professeur Thuillier), se lève et parvient à dominer letumulte.

« J’admire, fait-il, la sincéritéméprisante avec laquelle M. le doyen nous parle du systèmenerveux que M. Jacques Cotentin aurait donné à sa poupée etqui, par le truchement du sérum Rockefeller, de l’électricité et duradium, la ferait agir… Prenons la chose d’un peu haut, puisque,paraît-il, nous sommes des savants, c’est-à-dire des êtres capablesd’aborder des questions d’ordre général. Constatons d’abordhumblement qu’en ce qui concerne les phénomènes nerveux, noussommes très peu avancés.

« Lorsque, il y a un quart desiècle, le docteur Ramon y Cajal publia ses observationshistologiques sur les fibres nerveuses, notre président d’honneur,le docteur Branly, qui n’est pas seulement le savant illustre de ladécouverte de la télégraphie sans fil, mais qui est encore unmédecin des maladies nerveuses d’une rare sagacité, signala, dansune note parue le 27 décembre 1897 dans les comptes rendus de notreacadémie, les similitudes de propagation de l’onde nerveuse et del’onde électrique, et les analogies de structure et defonctionnement que présentent les conducteurs discontinus, tels quele tube à limaille, avec les neurones et les terminaisons desfibres nerveuses…

« De tels rapprochements donnent àréfléchir…

– Il ne s’agit pas de toutcela !… s’écrie un petit vieillard épileptique dont tout lemonde avait oublié le nom, mais qui avait, paraît-il, été l’une desplus grandes petites gloires de l’autre siècle. Vous prenez laquestion de trop haut ! ou plutôt vous êtes tout à fait endehors de la question !… Prenons-la plus bas, mon cherconfrère !… beaucoup plus bas !… Laissez donc lesneurones tranquilles et parlez-nous du siphon deGabriel ! »

Ah ! quel succès eut le petitvieillard épileptique ! « Le siphon de Gabriel !…»

Un autre cria :

« Moi, je veux des nouvelles de sonbarbotage !… »

Ce fut la fin !…

Un fou rire étouffa les protestationsindignées des jeunes et de la phalange.

Sur la proposition de M. le doyenDitte, on déclara la discussion close et l’on passa auxvoix.

M. le président Tirardel se leva etprononça ces paroles historiques qui rendaient compte duvote :

« À la majorité, non ! lapoupée sanglante ne peut pas exister ! »

Il n’avait même pas eu la patienced’attendre que l’on finît de dénombrer les voix. Cette majoritéétait tellement écrasante !…

Enfin ! la raison, la raisonhumaine, telle que l’envisageaient certains savants de la fin dudernier siècle, avait vécu !

À ce moment, comme on congratulait leprésident Tirardel, un huissier vint lui apporter un mot de laprésidence du Conseil.

M. Tirardel reconnut l’écriture duministre et s’empressa de décacheter…

Il poussa aussitôt un cri lamentable,quelque chose comme le gémissement d’une bête qui se sent tout àcoup frappée de mort.

Toutefois, il voulut finir en beauté. Ileut encore la force de se soulever. Le noble vieillard se dressaau-dessus de la foule de ses confrères comme un spectre.

« Messieurs ! Je viens derecevoir la nouvelle que la Sûreté générale a enfin arrêté lapoupée sanglante ! »

Ce qu’il ne dit pas, c’est que leministre avait ajouté de sa propre main : « Attention,pas de bêtises ! »

Elle était faite, labêtise !

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