La Machine à assassiner

Chapitre 18Un nouvel article signé XXX

 

« Monsieur, fit Catherine enpénétrant le lendemain matin dans la chambre de Jacques, monsieur…voici quelque chose pour vous ! »

Et elle lui remit un gros pli danslequel il trouva une lettre de Christine et quelques extraits dejournaux de la province et de la capitale. La lettredisait :

« Mon cher Jacques, tout s’estpassé hier mieux que je n’aurais osé l’espérer. Jaloux de toi,comme il a le droit de l’être, car il sait que nous sommesfiancés, Gabriel s’est conduit avec une noblesse et unegrandeur dignes de son essence divine… Tu peux être fier de tonenfant ! Sa pensée, débarrassée, grâce à toi, de tout ce quifait le malheur et la bassesse de la commune engeance, déliée de lacaptivité des sens, s’est concentrée dans toute sa gloire,c’est-à-dire dans toute sa générosité… Il aurait pu m’accabler dereproches, me blâmer de mon manque de confiance, m’accuser même demensonge : que n’ai-je fait pour toi ? Il n’a mêmeplus été question de toi !…

« J’avais emporté les journaux oùla terrible aventure de Bénédict Masson semblait si bien seprésenter sous une face nouvelle et donnant toute espérance… Il lesa parcourus d’un œil calme et satisfait. J’augurais de l’événementle meilleur avenir. Il n’y avait plus qu’à laisser faire aux dieuxqui sont, dans la circonstance, MM. les inspecteurs de laSûreté générale… et bientôt la vérité allaittriompher !

« J’entrevoyais déjà le moment oùnous n’aurions plus à cacher le miracle et où tu allais enfinrecueillir le laurier qui t’est dû… quand ce matin, la route ayantété débloquée par l’ardent travail de nos admirables petitschasseurs alpins, une auto venant de Nice s’est arrêtée devant laporte du bureau de tabac…

« Nous passions justement par là ennous rendant à la chapelle (Gabriel devient très pieux)… Lechauffeur lisait à haute voix un journal de la veille au pèreTiphaine, le fabricant de luges, et à Batista, le garçon del’hôtel, qui sortait du débit… Il était question de la poupéesanglante. Nous écoutâmes et puis nous fûmes à notretour…

« Je regardais Gabriel… Je ne saispoint comment l’éclair de ses yeux ne brûlait pas ces feuillesinfâmes ! À la hauteur où tu as placé notre Gabriel, il n’y aplus, décidément, que la vérité qui l’émeut, la vérité et lajustice !… Une sainte colère faisait frémir tous les ressortsde la cage où tu as tenté d’enfermer cette âmesurhumaine…

« Il s’est tourné vers moi. Songeste commandait : « Partons ! »

« Ah ! comme je lecomprenais !… « Partons, cette fois, non pour fuir !mais pour combattre !… » Il n’a plus affaire à desombres ! Il connaît maintenant ses ennemis !… Le nouvelarticle signé XXX avec ce que je lui ai raconté du« trocart » éclaire d’une lueur fulgurante tout lecrime !… Le marquis et sa Dourga ! car ce ne peut êtreque d’elle qu’il s’agit, et leurs amis : voilà lebataillon de maudits qu’il faut anéantir !… et oser accusernotre Gabriel de complicité dans cette horreur !… Oser traiterBénédict Masson de pourvoyeur de cette bandeinfâme !…

« Nous succomberons ou nousvaincrons !…

« Ah ! comme il est beau,notre Gabriel, dans cette minute tragique où il défie lemonde !… Je cherche dans sa main l’épée flamboyante !… Jela vois !… Prie pour nous, mon bon Jacques ! etsoigne-toi bien !… Ta Christine. »

« P.-S. – Jelui ai demandé la permission de t’écrire ce mot. Il y aimmédiatement consenti… Je suis entrée dans le bureau de tabac… Tuexcuseras mon pauvre papier… Je lui ai demandé aussi s’il n’étaitpoint préférable de t’emmener avec nous… mais il t’a vu hier dansun tel état qu’il m’a fait comprendre qu’il ne serait peut-êtrepoint charitable de troubler ton repos… Je n’ai pas insisté,connaissant ton cœur et sachant que tu n’eusses pas hésité àsacrifier ta santé pour venir partager nos dangers… À bientôt, monbon Jacques ! tu entendras parler denous !… »

L’effet produit par cette lettre surl’esprit déjà un peu endolori de Jacques Cotentin fut plutôtfuneste.

Il y a des moments où l’être,jusqu’alors le mieux équilibré, ne se sent plus d’aplomb dans lavie. Ce balancier invisible qu’est la juste appréciation desévénements, des gens et des choses au milieu desquels il se meut,lui faisant tout à coup défaut, il chancelle, étend ses bras vides,ne trouve point où se rattraper, et voilà un homme parterre…

Cette lettre donna à Jacques le vertige.Il y vit une atroce ironie là où Christine ne s’était expriméequ’avec une cruelle mais inconsciente candeur.

Si Jacques avait conservé cette bellelucidité scientifique que ses maîtres et ses élèves admiraientnaguère, il eût été moins étonné de ce qui lui arrivait et surtoutde ce qui arrivait à Christine. Elle vivait dans le rayonnementd’un dieu, loin des contingences. Elle aussi devenait puresprit.

Tant pis pour Jacques qui, après avoirmis au monde ce phénomène de lumière, restait stupéfait dans sonlimon, regrettant l’œuvre sublime, ramenant tout à son malheur,c’est-à-dire aux petits sentiments ordinaires humains entre deuxquintes en faisant avec son nez et sa bouche un bruit ridicule aufond du mouchoir à carreaux de Catherine.

Christine ne faisait que le plaindre,mais ne s’en moquait pas ! C’est en toute sincérité qu’ellelui écrivait : « Soigne-toi bien ! »

Et c’est justement ce « soigne-toibien » qui parut monstrueux à Jacques Cotentin.

« Ah ! soigne-toi bien !s’écria-t-il. Tu vas voir comme je vais mesoigner !… »

Là-dessus, il se dressa, étendit lesbras et, comme nous l’avons fait prévoir, retomba épuisé, incapabled’un mouvement.

Heureusement Catherineentra :

« Enfin, voilà monsieurtranquille ! prononça-t-elle devant cet anéantissement. Jevais pouvoir soigner monsieur à ma manière. Je vois ce quec’est : monsieur a besoin d’être purgé. Je vais lui préparerune bonne tassé de café, mais avec de l’huile dericin ! »

Et maintenant, nous allons citer lesprincipaux passages de l’article signé XXX, qui donnait à l’affairede la poupée sanglante (ainsi que l’avait annoncéL’Époque) un renouveau d’épouvante.

« L’émotion, l’inquiétude soulevéesdans le monde entier par la résurrection (c’est le cas oujamais de se servir de ce terme) du procès de Corbillères, disaitl’écrivain masqué de L’Époque, ont eu leurs originesautant dans le miracle scientifique qui faisait sortir un condamnéà mort du tombeau que dans les événements subséquents quiperpétuaient le crime de Bénédict Masson, si bien que ceux mêmesqui, malgré tant de témoignages, ne croyaient pas à la poupée, necachaient pas leur angoisse devant le problème qui s’imposait àtous, d’une innocence possible…

« Aujourd’hui, nous pouvonsrassurer tout le monde : Bénédict Masson était bien coupable,mais – et c’est là l’élément nouveau, formidable, que nous avonsannoncé et sans lequel le crime (c’est-à-dire tous les forfaitsimputés au sauvage de Corbillères) restait inconcevable dans saliaison et dans ses proportions – mais, affirmons-nous,Bénédict Masson n’était point le seul coupable !…

« Ce monstre n’était peut-être,après tout, que l’instrument d’une bande (écrivons plutôt d’unesecte) qui a fait de l’assassinat une sorte dereligion !…

« L’enquête personnelle à laquellenous nous sommes livré, malgré des difficultés et des dangers sansnombre, est maintenant assez avancée pour que nous puissionsprendre sur nous de déclarer que, dans les environs mêmes deCorbillères, non loin de la petite maison du sinistre Robinson quiavait été sans doute posté là en sentinelle avancée, unesociété (parmi les membres de laquelle nous pourrionsrelever des noms célèbres dans toute l’Europe et hors de l’Europe)avait installé ses sanglantes pénates !

« Que de telles choses soientpossibles à notre époque, il faut, pour le comprendre, remonter lecours des âges et diriger nos yeux vers l’Orient, d’où ceschevaliers du crime nous sont venus montés sur leur nef hideusedont les voiles rouges se gonflaient au souffle du Bacchusindien !…

« Déjà la vieille Europe effrayéeavait entendu parler de cette association d’assassins, fraternitéimmense, répandue sur tous les points de l’Hindoustan ;redoutée des autorités, conforme aux coutumes ; consacrée parla religion et fondée sur des principes philosophiques. Longtempson n’eut sur elle que des renseignements incomplets et partiels.L’organisation de cette société, vouée à la destruction del’humanité, a été enfin divulguée vers le milieu du dernier sièclepar Sir William Bentinck, gouverneur des possessions anglaises dansl’Inde ; et l’on n’a plus aucun doute sur son existence, surses ramifications, sur les profondes racines qu’elle a jetées dansles mœurs du pays. Les preuves sont abondantes, les mobiles qui ladirigent sont connus.

« Depuis le cap Comorin jusqu’auxmonts Himalaya, une vaste association couvrant le sol, répanduedans les forêts, habitant les villages, mêlée aux citoyens les plusrespectables, soumise à un code de moralité d’ailleurs sévère,parcourant tout le territoire, n’a d’autres moyens d’existence,d’autre gloire, d’autre but avoué, d’autre religion que detuer.

« Les philosophes occidentaux sontrestés bouche béante et les yeux fixés sur ce phénomène :lorsque des faits avérés sont venus l’attester, ils n’ont pu ni leréfuter ni le comprendre. Quelle explication rationnelle donnerd’une telle anomalie ? La société repose sur le besoin de laconservation : voici des milliers d’hommes associés pour ladestruction.

« Ils tuent sans scrupule, sansremords, d’après un système mieux lié, plus logique, plus completque nos systèmes métaphysiques. Assurément, ceci est un prodige.Les assassins ou thugs – mot qui signifie : séducteurs– sont non seulement moralistes, mais prêtres, maisartistes ; leurs formules pour étrangler le voyageur sontsavantes, leur recherche d’élégance et de grâce dans le procédémême de l’assassinat ferait honneur à l’invention d’un poète. Nuld’entre eux n’oserait employer un nœud coulant grossièrementfabriqué, ou contraire à l’élégance des formes consacrées par latradition : il y a solennité, poésie, grâce, estime desoi-même, conscience du devoir, dans cette secte infernale qui afleuri paisiblement sous les Hindous, sous les Mahométans et sousles Anglais.

« Ces démons se croient desanges : ils meurent tranquilles et fiers ; ils dorment enpaix ; la justice britannique met-elle la main sur eux, ils seprésentent sans crainte et meurent sans honte.

« Ils développent ingénument lesprincipes de leur caste, en soutiennent l’excellence et enrapportent les actes les plus horribles à une nécessité supérieure,divine, dont ils ne sont que les instruments.

« Ils sont les diacres del’effroyable déesse Devi, la maîtresse de la mort, qui se nommeencore Kâli ou Dourga. Tous les meurtriers la regardent comme leurprotectrice, les sacrifices humains lui plaisent seuls. Ils ontcommencé par verser le sang devant sa statue, maintenant ils leboivent !

« Autrefois, ils se divisaient en« thugs du Nord » et en « thugs du Midi ». Avecleurs rites spéciaux. Depuis la fin du dernier siècle, une nouvellesecte n’a fait que grandir en puissance et tend de plus en plus àfondre en elle tous les éléments du « thugisme ».C’est celle des « Thugs-Assouras » qui ontcompliqué leur rite criminel de toutes les pratiques duvampirisme !

« Les Assouras, pour se conformeraux anciennes coutumes, étranglent encore leurs victimes, maisaprès avoir vidé leurs veines et s’être repus de tout leursang.

« Il leur arrive de prolonger lesupplice pendant des semaines, des mois et même des années. Ilss’attaquent presque exclusivement aux femmes. Quand leur victimeest belle et douée d’une santé robuste, ils ont garde d’en finiravec elle dès la première séance. Certains se mettent à l’aimer, àla chérir, et d’autant plus que beaucoup d’entre eux retrouvent enelle la vie qui les fuit.

« Ainsi cite-t-on quelques-unes deces malheureuses qui, jusqu’à leur dernier souffle, ont étéentourées, entre chaque libation, des soins les plustendres !…

« Et maintenant, nous devonsterminer ce premier article par une déclaration qui nous est desplus pénibles ! Mais il y a des scandales que l’on ne sauraitétouffer sans danger pour la morale publique, surtout lorsqu’ilssont accompagnés de faits aussi monstrueux que ceux qu’il est denotre devoir de dénoncer…

«… Les Assouras ne sont pas tousd’origine indienne… des Européens, établis depuis longtemps enHindoustan, attirés par le mystère et, disons le mot, par lediabolisme de ces cérémonies farouches, ont pu pénétrer dans letemple et sont devenus, à leur tour, les adorateurs de la prêtresseKâli, appelée également Dourga…

« Eux aussi, ils ont bu le sangsacré !

« Et quand ils sont revenus enEurope, ils apportaient avec eux des mœurs de vampire !… unesoif criminelle à laquelle il ne leur était plus possible de ne passatisfaire…

« Il y a quelques années, ilsavaient formé à Londres une association qui a été subitementdissoute, à la suite d’une indiscrétion redoutable… Eh bien,cette association a été reconstituée enFrance !…

« Elle y a transféré sescérémonies, son rituel atroce et aussi ses procédés modernes,dont le trocart qui frappe les victimes à distance n’est pas leseul échantillon !…

« Des noms ?… Le jour estproche où il faudra bien les écrire… Nous espérons que nousn’aurons point à nous faire les instruments de la vindictepublique !… Nous laissons ce geste à ceux à qui il appartientde droit !…

« Mais vous pouvez chercherdéjà !…

« Ces noms n’ont point tous uneconsonance étrangère… Ils sont inscrits – et non pour notre gloire– en marge de l’histoire de France…

« Bénédict Masson le connaissaitbien ce nom-là !…

« Cherchez autour de BénédictMasson !… autour de Corbillères !… Ce marécage n’est passeulement le refuge des canards sauvages !… Il y a d’autresoiseaux dans les environs !… Cherchez autour de la déesseDourga !… »

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