La Machine à assassiner

Chapitre 2Où, pour son malheur, mademoiselle Barescat, mercière, voit enfinGabriel de près

 

À ce moment, Mme Camus seleva :

« J’entends des pas dans larue ! Je parie que c’est M. Tannegrin ! fit-elle ense dirigeant vers la porte. Ça ne serait pas trop tôt qu’on nousfasse rire un peu !… Toutes ces histoires me donnent la chairde poule à moi !…

– Écoutez le vent qui chante !Avec ça qu’il commençait à neiger quand je suis arrivée ;M. Tannegrin ne viendra pas par ce temps-là ! »opina Mme Langlois.

Cependant, les pas se rapprochaient avecrapidité et deux coups furent frappés à la porte.

« Je reconnais sa façon defrapper ! déclara Mme Camus, c’estM. Tannegrin !

– N’ouvrez pas avant d’êtresûre ! » lui cria Mlle Barescat.

Mais, déjà, Mme Camus avait pousséle verrou et ouvert la porte.

D’abord, il y eut un tourbillon de ventet de neige qui s’engouffra dans la boutique… et puis, rapportonsici le témoignage que les invités de Mlle Barescat et la maîtressede maison elle-même durent faire quelques jours plus tard, et àleur corps défendant, de l’événement sensationnel qui entra danscette boutique comme porté par la tempête.

Disons tout de suite que cet événementétait « un enlèvement », mais quelenlèvement !

D’abord,Mme Langlois :

« Je vais tout vous dire, monsieurle commissaire… Faut jamais faire un vœu ni un souhait parce que,c’est comme dans la fable, ça peut vous sauter au nez !… MlleBarescat, qui nous avait priées à sa camomille, venait à peine dedire : « Je voudrais bien le voir de près, votreGabriel »… que le voilà justement qui entre, comme un démon dela tempête, tout couvert de sang avec ça… et portant Mlle Norbert,la demoiselle de l’horloger, évanouie sur son bras comme si elle nepesait pas plus qu’un fichu de dentelle… à elle aussi le sang luicoulait de la figure… Nous avons tous poussé un cri comme vouspensez bien… un cri horrible ! Moi, j’ai crié :« C’est lui, Gabriel !… »

« Ah ! Seigneur !… jevivrais cent ans !… Nous étions comme des statues de laterreur, quoi ! devant une invasion pareille !… Cetteneige, ce sang !… et cet homme qui nous menaçait de sonrevolver !… La première fois que j’avais vu cet homme-là chezl’horloger, il m’avait paru beau ! mais maintenant je nepourrais plus dire ! Je ne vois plus que ses yeux qui étaientépouvantables !… des yeux d’assassin !… oui… Vous meprotégerez !… J’ai confiance… j’ai confiance dans la justicede mon pays !… Ah ! ça oui !… pour des yeuxd’assassin, c’étaient des yeux d’assassin !… Quand il meregardait, je croyais que j’étais assassinée !… Je vivraiscent ans !… je l’ai déjà dit !… je me répète !… Fautme pardonner… ma pauvre tête !…

« Ce qu’il a fait ?… Il acommencé par fermer la porte derrière lui d’un coup de talon… Aïedonc !… à la défoncer !… puis il a poussé leverrou !… Ah ! je vivrais cent ans !… Là-dessus,M. Birouste, l’herboriste, qui s’était réfugié derrière lecomptoir, a crié : « Haut les mains ! faites commemoi !… » Alors, nous avons tous montré nos mains… commeau cinéma ! et le chat de Mlle Barescat s’est enfui, d’un bondterrible… on ne l’a plus revu depuis !…

« Quant à Gabriel, lui, il nedisait rien !… Mais, après avoir écouté à la porte, il adéposé la Christine sur le comptoir tout de son long… et il s’estmis à chercher comme qui dirait un mouchoir dans ses poches… biensûr pour essuyer le sang qui coulait toujours du front de lademoiselle. Mais il ne trouva pas de mouchoir !… etalors !… oh ! alors, monsieur le commissaire… la boutiquede Mlle Barescat !… ce qu’elle a pu prendre, laboutique !… je vivrais cent ans !… »

Pour savoir ce que Gabriel a pu faire dela boutique de Mlle Barescat, laissons parler Mlle Barescatelle-même. Si son récit est un peu décousu, n’en voulons pas trop àla vieille demoiselle qui, depuis cette heure historique, a perduun peu de la fraîcheur de ses facultés, cherche un peu ses mots,tombe parfois dans un anéantissement profond, pour en ressortirtout à coup comme si elle était touchée par une pile et rejeter latête en arrière si brusquement, si spasmodiquement que les choux deruban de son bonnet à « l’ancienne » semblent danser surson faux chignon une façon de shimmy épileptique.

« Ah ! monsieur lecommissaire, pour un mouchoir ! car il cherchait unmouchoir ! si encore il me l’avait demandé ! Mais pas unmot ! Tout de même, quand j’ai vu qu’il fouillait dans mestiroirs, qu’il bousculait mes rayons, j’ai voulu m’en mêler, pasvrai, monsieur le commissaire ? Je suis bien aise de vousvoir. Comment vous portez-vous ? Hein ? Quoi ?… Vousnous protégerez, monsieur le commissaire… Vous nous protégerez,sans quoi, comme dit Mme Langlois, il n’y a plus dejustice ! Et vous, vous êtes juste, monsieur lecommissaire ! Je suis une pauvre vieille demoiselle bientranquille, qui n’a jamais voulu se marier, malgré les occasions,et il m’arrive une histoire pareille ! Demandez à toutes cesdames qui sont venues à la camomille de Mlle Barescat depuis vingtans ! Oui, monsieur le commissaire, je suis à vous… Je vousappartiens… Vous êtes un homme juste !… J’y suis… Quand j’aidonc vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, et comment ! j’aivoulu m’en mêler ; mais au premier geste que j’ai fait,M. Birouste, l’herboriste, m’a crié : « Haut lesmains ! » et il a même, sauf votre respect, monsieur lecommissaire, et que j’en demande pour lui bien pardon du Bon Dieu,juré comme un portefaix ! Il paraît que le Gabriel ne nousaurait pas manqués avec son revolver si nous n’étions pas restéscomme ça, les mains en l’air, comme au cinéma que je vous dis…Monsieur le commissaire, vous êtes allé au cinéma… Oui !bien ! vous êtes un homme juste !… Vous protégerez unevieille demoiselle qui… Oui ! bien ! j’y suis ! Ettoujours pas un mot ! Si encore il avait parlé, on aurait pus’entendre. Mais il ne voulait peut-être pas qu’on reconnaisse savoix !

« Sans compter qu’il était habillécomme un déguisé du temps de la Révolution : une longue cape,un chapeau à boucle, toujours comme au cinéma… Mme Langloisavait raison !… Mais la vie, monsieur le commissaire,voyez-vous, la vie !… eh bien, il se passe dans la vie deschoses qu’on ne voit même pas au cinéma !… Ainsi… jamais jen’ai vu « à l’écran », comme on dit, une boutique demercière comme a été traitée la mienne !… Un vraimassacre !… moi qui ai tant d’ordre !… on aurait ditqu’un fléau avait passé par là !… un volcan n’aurait pas faitmieux ! Ah ! monsieur le commissaire, mon shirting et monmadapolam, il marchait dessus ! C’était-il des dentelles qu’illui fallait ?… Tout mon « trou-trou », ça n’est plusqu’une éponge ! et mes boîtes de coton perlé !… mesécheveaux de soie japonaise !… Eh ! allez donc !Tous les cartons vidés d’un coup, jetés en vrac sous nospieds !… si c’est pas un malheur ! et ma laine deHambourg !… et la petite laine Saint-Pierre !… ah !j’en aurais pleuré… j’aurais voulu l’étrangler ! mais sitôtque je remuais tant soit peu… j’entendais M. Birouste quicriait : « Haut les mains, n… de D… !… » saufvotre respect, monsieur le commissaire… et tout ça, tout ça pourarriver à ma mousseline blanche qui a paru faire l’affaire deGabriel et avec laquelle il a pansé la pauvre demoiselle ;mais moi, qui est-ce qui me rendra mon shirting et monmadapolam ? Ce sera-t-il vous, monsieur lecommissaire ? »

Quant à Mme Camus, la loueuse dechaises, voici quels furent ses premiers mots :

« Il était terrible, mais qu’ilétait beau ! J’en ai vu de beaux hommes, monsieur lecommissaire, je sais ce que c’est, allez ! je n’ai pastoujours été loueuse de chaises chez les curés. Telle que vous mevoyez, moi, monsieur le commissaire, j’ai été demoiselle decomptoir dans un temps où, dans mon commerce, la demoiselle decomptoir, c’était tout ! je vous prie de croire qu’on leschoisissait les moins moches possible… J’en ai reçu des billetsparfumés et j’en ai vu défiler des « gantsjaunes » : c’est comme ça qu’on les appelait de montemps, qui a connu de beaux hommes… Mais un aussi beau quecelui-là, ma foi, non, je n’en ai jamaisrencontré !

« Et il fallait qu’il le soit pourque je le remarque dans un moment pareil où nous pensions tous quec’était fini de nous, tant il avait l’air brutal !… ça n’estcertainement pas M. Birouste qui nous aurait sauvés de là poursûr ! je vous jure qu’il avait lâché ses grands airs,mossieu l’herboriste ! Il ne crânait plus,allez !… Il grelottait derrière le comptoir et s’époumonait ànous crier : « Haut les mains ! N… deD… ! » Tel que je vous le dis… je crois bien que si nousles avions baissées, les mains, il aurait pris le revolver queGabriel avait posé à côté de lui et il nous aurait tirédessus !…

« Un homme, ça ? qui fait del’épate parce qu’il est herboriste !… C’est fini entrenous ! je ne lui achèterai plus de pulmonaire !…Vous me suivez, monsieur le commissaire ?… Et vous mecomprenez, j’en suis sûre !…

« Pendant ce temps-là, l’autre nepensait qu’à soigner sa Christine !… Tout pour elle !…Voilà ce que j’appelle un homme !… tout bandit qu’ilest !… et il nous a fait passer un bien vilain moment !…Mais quel homme !… pas un muscle de sa face nebougeait !… le sang ne lui faisait pas peur àcelui-là !… Et quand il a voulu l’essuyer au front de savictime, et qu’il ne trouvait pas tout de suite le linge qu’il luifallait, ah ! je vous prie de croire que la boutique de MlleBarescat n’a pas pesé lourd !… Entendu ! sûr qu’il avaitenlevé la Christine !… Elle lui résistait… Il l’a emportée deforce… Probable qu’il s’est produit un accident dans le petitvoyage, d’où le sang dont ils étaient couverts !… Avec cela,il était poursuivi, traqué… Il a vu la lumière sous la porte deMlle Barescat… Il a frappé au hasard… Mame Camus lui a ouvert… Ils’est jeté dans la boutique !… Voilà comment je m’explique leschoses !… S’il y en a de plus malins que moi, qu’ils ledisent !…

« La Christine n’ouvrait toujourspas les yeux… Il lui a jeté au visage tout ce qui restait de lacamomille de Mlle Barescat, qu’avait refroidi !… Il n’a réussiqu’à la débarbouiller !… Cette pauvre demoiselle Norbert n’avraiment pas de chance : qu’est-ce qui aurait cru ça ?Quand, le dimanche, à l’église, j’avais terminé ma tournée de grossous – un métier difficile, monsieur le commissaire, car il fautavoir l’œil partout, surveiller à la fois ceux qui restent, ceuxqui vont partir et ceux qui se défilent sans avoir mis la main à lapoche – eh bien, j’avais encore un œil sur la belle Christine quiétait sage comme une image de première communion et à qui onaurait, bien sûr, donné le Bon Dieu sans confession !… etvoilà qu’on la trouve chez le Bénédict Masson, dans quelétat !… Et voilà qu’elle ne valait guère mieux dans les brasde ce Gabriel !…

« Gabriel qui ? Gabrielquoi ? Le saura-t-on jamais ?… Est-ce que ça peutêtre vrai ce qu’on commence à raconter et ce dont nous avonspeur ?

« En fait de Gabriel, je ne voisque l’ange du même nom qui peut être comparable à ceGabriel-là !… Dieu, qu’il est beau !… Moi, je vous le discomme je le pense, monsieur le commissaire, j’aurais pas pu luirésister, du temps que j’étais demoiselle de comptoir, bienentendu ! »

En ce qui concerne M. Birouste,dont le rôle est loin d’être terminé comme nous allons le voir trèsprochainement, ne retenons pour le moment que cettedéclaration :

« Monsieur le commissaire, moi, jen’ai pensé qu’à une chose, à sauver la vie de ces trois pauvresfemmes !… Grâce à mon sang-froid, à ma présence d’esprit – jelaisse à d’autres le soin d’ajouter à mon courage – j’ai pu éviterque ce misérable ne laissât que des cadavres derrière lui ! Jen’ai fait que mon devoir, monsieur le commissaire, mais je l’aifait ! Je vous le dis sans orgueil, simplement, comme ilconvient à un herboriste qui vit dans l’étude consolante desplantes et qui n’a rien d’un héros demélodrame ! »

Maintenant que, par ce rapide aperçu surl’état d’âme de nos personnages, nous pouvons nous faire une idéede la perturbation apportée autour de la « camomille » deMlle Barescat par l’invasion foudroyante du terrible visiteur, nousallons continuer de narrer les faits tels qu’une enquêteapprofondie les a reconstitués depuis.

Pour la santé morale déjà fortementébranlée de Mlle Barescat et de ses invités, il est heureux que leséjour de Gabriel chez la mercière de la rue du Saint-Sacrement nese soit pas prolongé outre mesure. Gabriel était d’une brutalitéfarouche dans tous ses gestes, mais il était loin de paraître sansinquiétude. Souvent il allait appliquer son oreille à la porte dela rue, écoutant les bruits du dehors, et revenait donner ses soinsà Christine, laquelle ne donnait toujours pas signe devie.

La tempête de vent et de neige quis’était élevée commençait à s’apaiser. On entendit soudain un bruitde pas qui se rapprochait rapidement et aussi des voix dans larue…

Gabriel, toujours muet (il n’avait pasencore prononcé un mot), se retourna vers Mlle Barescat et sesinvités qui, les mains en l’air, semblaient figés par l’épouvantedans une attitude de supplication et de tragique ahurissement, leurlança un coup d’œil effroyable, fouilla dans sa poche, en tira unpetit carnet et un stylo, écrivit quelques mots, arracha la feuille– tout cela en moins de temps qu’il ne faut pour le dire – et lafit passer sous les yeux des trois pauvres femmes qu’un mêmesentiment d’horreur avait collées en quelque sorte les unes contreles autres. Elles n’eurent point plus tôt jeté les yeux sur le motdu papier qu’il leur tendait qu’elles poussaient en même temps uncri à faire frissonner les cœurs les plus solides, cri vite étouffépar la vision du bondissement singulier de Gabriel, lequel semblaitmû comme par un ressort et qui avait ressaisi son revolver dont illes menaçait à nouveau !…

M. Birouste, pour être dérangé lemoins possible et pour mieux veiller sans doute à la sécurité deces dames en ces tragiques conjonctures où il fallait en outre dela décision, s’était enfermé derrière le comptoir comme uncapitaine de vaisseau sur sa dunette, à l’heure du péril… De cetendroit qu’il avait choisi comme poste de combat, il n’avait puencore rien lire. Gabriel, qui ne l’avait pas oublié, lui jeta sonpetit papier et ce fut au tour de l’herboriste de commencer un criqu’il n’acheva point pour le même motif que nous avons ditprécédemment…

Pendant ce temps, les pas et les voixs’étaient encore rapprochés…

Gabriel avait repris Christine sur sonbras et, tourné vers la porte, revolver au poing, il attendait lesévénements dans une posture redoutable.

Les pas et les voix s’arrêtèrent devantla porte, et l’on entendit ce dialogue haletant :

« Je vous dis qu’il n’est pas sortide la rue !…

– Oh ! il ne peut être bienloin !…

– Il y a encore de la lumière chezMlle Barescat ! Elle a peut-être entendu quelquechose !… »

À ce moment, Gabriel, d’un geste prompt,tourna le commutateur qui se trouvait près de la porte decommunication avec l’arrière-boutique ; ainsi l’obscurité futfaite dans la boutique, mais l’arrière-boutique restait toujourséclairée… ce que voyant, Gabriel se glissa sans bruit dansl’arrière-boutique sans lâcher son précieux fardeau.

M. Birouste, Mlle Barescat,Mme Langlois, Mme Camus ne respiraient plus. Ils étaientstatufiés…

La lumière qui leur venait encore del’arrière-boutique s’éteignit à son tour.

Ce fut assurément le moment le plusterrible de toute leur vie…

Le colloque continuait devant la porte.Mme Langlois avait reconnu la voix du vieux Norbert et cellede Jacques Cotentin.

« La lumière s’éteint !…disait Jacques.

– Si nous frappions ? proposal’horloger.

– Nous allons peut-être perdre untemps précieux ! Nous n’avons qu’à fouiller tous les coins etrecoins de l’île, il ne peut pas être sorti de l’île !… Il nepeut pas traverser les ponts, sans être vu, avec Christine sur lesbras !… »

Un court silence, puis :

« Eh ! mais, qu’est-ce quec’est que ça ? fit entendre la voix sourde du vieuxNorbert.

– Mais c’est la cordelière de sacape !… s’exclama le prosecteur…

– Elle est prise dans le coin de laporte, fit l’horloger.

– Il est entré là ! s’écriaJacques… oui ! il est là !… Il est chez MlleBarescat !… »

Et aussitôt, des coups répétés furentfrappés contre la porte…

Personne n’y répondit…

Alors, ils appelèrent :« Mademoiselle Barescat !… MademoiselleBarescat !… » mais ce fut en vain…

« Ça, c’est extraordinaire !…Hé !… Mademoiselle Barescat !… MademoiselleBarescat !… »

Et les coups reprirent avec furie… Unefenêtre s’ouvrit dans la rue et une voix s’exclama :« Qu’est-ce que vous lui voulez à Mlle Barescat ?… Àcette heure-ci, il y a longtemps qu’elle est couchée, MlleBarescat !… »

Et la fenêtre se referma vivement… Ilfaisait très froid… il tombait de la neige… et puis, il y avaitpeut-être bien aussi de la peur dans larue !…

Maintenant l’horloger et Jacques nefrappaient plus… Ils défonçaient la porte…

Jacques se ruait contre elle et s’ymeurtrissait l’épaule… Le pauvre verrou ne résista paslongtemps…

La porte s’ouvrit… ils se précipitèrentdans le noir !…

Dans le noir et le silence.

Ils appelèrent encore MlleBarescat !… Jacques alluma son briquet à la lueur duquel ilaperçut, avec l’étrange relief que donne un faible foyer de lumièreaux objets qu’il fait surgir de la nuit, quatre statues les bras enl’air, la bouche ouverte, les yeux immenses…

La cendre chaude du Vésuve n’a pas plusimmobilisé dans leurs derniers gestes les habitants de Pompéi quela peur, la Grande peur (celle qui est soufflée àcertaines grandes époques de l’histoire sur les humains par uneémanation des enfers, par une exhalaison du grand mystère noir)n’avait momentanément momifié Mlle Barescat et ses invités depuisqu’ils avaient lu le papier que Gabriel leur avait passé sous lenez.

Ces quatre statues surgissaient del’ombre au milieu d’un désordre inexprimable auquel se heurtaientles pas chancelants du vieil horloger et de son neveu et queceux-ci purent mesurer complètement quand Jacques Cotentin euttourné le commutateur électrique…

Certes ! Gabriel avait passé parlà ! La première trace de son passage n’était-ce point cetanéantissement, cette abolition des sens chez les quatre premiersindividus avec lesquels il s’était trouvé en contact depuisqu’il s’était échappé de sa cage ? Puis venaitl’incroyable bouleversement de cette pauvre petite boutique… quelletornade eût mieux fait que Gabriel dans un aussi petitespace ?… et enfin… du sang !… du sang sur lecomptoir !… du sang sur les précieuses dentelles de MlleBarescat !… du sang sur les murs !… le sang deChristine !…

Ah ! ils essayèrent de réveillerces momies !… de les faire parler !… mais rien !…rien !… Ils avaient beau les bousculer… elles continuaient deles regarder en silence !…

« Où est-il passé ?… où est-ilpassé ?…

– Ma fille !… où est mafille ?… mais dites-moi donc ce qu’il a fait de mafille !… »

Ils se ruèrent dans l’arrière-boutique…Personne !… Mais une porte ouverte sur une petite courarrière… et dans cette petite cour, une autre porte !… sespas !… ses pas sur la neige !… et les voilà dans uneimpasse qui conduit, là-bas, par un détour entre de hauts murs,jusqu’aux quais… Ils s’élancèrent vers les quais.

Alors, alors seulement… quand ellescomprirent bien que Gabriel n’était plus là… qu’il n’y avait plusde doute sur sa fuite… et qu’il avait repris sa course en emportantsa victime, dans la nuit et dans le mystère d’où il était sortipour leur épouvante (de laquelle Mlle Barescat ne se guérit jamaiscomplètement), les quatre statues baissèrent les mains… leurs brasretombèrent et ce fut M. Birouste qui leur donna le premierl’exemple.

Après quoi M. Birouste, sansécouter davantage ces dames qui le suppliaient de ne pas lesquitter, gagna rapidement la porte de la rue et se hâta de rentrerchez lui.

Il n’avait, pour ce faire, que quelquesmètres à franchir puisqu’il habitait la maison voisine…

Ces trois dames résolurent alors depasser la nuit ensemble. Elles se barricadèrent, poussèrent desmeubles devant les portes en tenant les propos les plusincohérents, se réfugièrent finalement dans la petite pièce quiservait de chambre à Mlle Barescat et y passèrent le reste de lanuit.

Inutile de dire qu’elles ne dormirentpoint.

Elles n’essayèrent même point de« causer ». Elles avaient reçu un coup qui les avaitdémolies pour longtemps !

Elles ne pensaient qu’à une chose, c’està ce papier que leur avait fait lire Gabriel et sur lequel il avaittracé les mots : « Si vous tenez à la vie,silence ! »

Ces sept mots étaient, à tout prendre,une menace capable d’effrayer des esprits timides, mais ce n’étaitpoint le sens de ces mots-là qui avait précipité au fond d’unehorreur sans nom nos quatre personnages.

Si nous les avons vus tout à coupréduits à rien, à moins que rien, c’est que, dans ces sept motstracés par Gabriel, ils avaient reconnu l’écriture de BénédictMasson !

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