La Machine à assassiner

Chapitre 19Derniers festins… derniers soupirs…

 

Derniers festins… derniers soupirs… râlesubtil…

Mort épousée aux lampes vertes destombeaux…

Christine se réveilla encore dans cettepetite chambre de Corbillères où elle avait, vécu des heures sitragiques ; mais maintenant qu’elle s’était placée à lahauteur de son destin, elle acceptait les événements avec le frontserein de la fatalité.

Elle se faisait aussi belle et aussiimpassible que son merveilleux compagnon. Une même force augusteles poussait tous les deux. Ils étaient la justice en marche. Lesméchants pouvaient trembler. L’heure du châtiment étaitproche.

Les dangers qu’il leur restait à couriret dont ils n’avaient, du reste, qu’un faible soupçon, n’étaientpropres qu’à leur glorifier l’âme !

Il y avait quelques heures qu’ilsétaient arrivés à Corbillères… Où Gabriel aurait-il trouvé unmeilleur refuge que dans sa petite maudite maison abandonnée aprèsla seconde enquête, comme elle l’avait été après lapremière ?…

Nous avons vu que ce n’étaient point lesscellés qui le gênaient.

Du reste, il était décidé à faire vite,et au fond, s’il n’était pas allé directement aux Deux-Colombes(suffisamment désignées dans l’article XXX), c’est qu’il hésitait àtraîner avec lui dans cette expédition une jeune femme qui avaitfailli déjà être la victime de Georges-Marie-Vincent et de sesacolytes, et qui se trouvait particulièrement visée parl’horrible association…

Quand il crut que la jeune fillereposait, accablée par les fatigues d’un voyage terriblementprécipité, il sortit du pavillon en évitant de faire le moindrebruit ; malheureusement, avertie par le secret instinct qui laliait à Gabriel, Christine ouvrit les yeux et ne se rendormit pas.Elle se leva, poussa la porte qui la séparait de la poupée,désireuse de la contempler une fois de plus dans son repos, commeil lui arrivait souvent, alors qu’elle guettait son réveil et lepremier sourire de ses yeux…

Gabriel n’était pluslà !…

Elle le chercha dans toute lamaison !…

Où donc était-il le temps où, dans cettemaison même, elle ne pouvait le voir sans effroi ? Maintenant,elle avait peur parce qu’il n’était point là !… et non pointpour elle !… mais pour lui !…

Depuis son premier geste, il n’avaitjamais fait un pas sans elle !… Jamais encore, quel que fût ledrame, quelle que fût l’idylle, ils ne s’étaient séparés !…Pour qu’il l’eût abandonnée ainsi, quel était son dessein ?…Elle devina sa générosité et en gémit… Elle ouvrit la porte durez-de-chaussée et lança un appel sourd dans la nuit blanche :« Gabriel ! Gabriel !… »

Et soudain, elle aperçut son ombre quidisparaissait au tournant du sentier conduisant à travers le boisaux Deux-Colombes.

Alors, elle s’élança… Elle atteignit cebois dont les troncs noirs, dénudés, semblaient avoir été dresséslà comme des sentinelles pour l’empêcher de passer.

« Gabriel ! »appela-t-elle une seconde fois.

Un sifflement singulier luirépondit…

Elle se sentit presque aussitôt touchéeau cou. Une piqûre douloureuse l’arrêta net dans son essor… Et toutde suite, elle fut comme étourdie par la pensée fatale qu’elleaussi pouvait être victime du jeu terrible dont Paris frissonnaitencore…

Éperdue, elle appelaencore :

« Gabriel !Gabriel ! »

Sentant déjà l’alourdissement de sonsang dans ses veines, elle fit un effort surhumain pour continuersa course.

Ainsi elle franchit quelques centainesde mètres et suivit le bois n’ayant pas aperçu Gabriel. Alors elletomba sur les genoux…

À ses côtés, une grande ombre d’ébène sedressa.

Elle reconnut Sangor qui jetait sur elleson manteau, l’en enveloppait des pieds à la tête et l’emportaitdans ses bras comme une enfant… Toute résistance lui était devenueimpossible… Elle ne pouvait même plus crier…

Une langueur souveraine et quelque peuenivrante la conduisit aux portes du sommeil…

Quand elle souleva à nouveau sespaupières, une étrange vision faisait mouvoir devant elle desformes tellement précises dans des mouvements si logiques et siréguliers qu’il était impossible de s’arrêter à l’idée d’unsonge…

D’abord, tous les sens étaient frappés àla fois par le rythme des danses, la richesse et la singularité descostumes, l’odeur enivrante que répandaient les nuées légèresmontées des brûle-parfum, par le son bizarre, lointain et lancinantd’une musique aux phrases courtes qui finissait par s’imposer àtous les mouvements du corps comme une servitude…

La pièce, grande comme une salle detemple, n’avait d’autres richesses que ses tapis sur les dalles etsur les murs, mais ils étaient d’une incomparablebeauté.

D’où venaient-ils, de Perse, de Chine,ou avaient-ils traversé les siècles pour attester l’œuvre antiquede l’Inde au temps de sa plus haute civilisation ? C’étaientdes tissus de soie à gros grains serrés, où les tons fauves du fondprenaient l’aspect de l’or ; les rouges avaient encore uneintensité éblouissante et chaude comme le sang le plus pur jaillide la veine vermeille… Les riches ornementations à fleurs,arabesques, palmes, rosaces acquéraient une valeur rivale des plusbeaux veloutés de laine… D’autres offraient des images symétriqueset des ornements comme les Chinois en employaient dans leurscompositions symboliques pour les tapis à prière.

Des lits bas, sortes decubiculi, où s’entassaient des peaux de bêtes sauvages,dépouilles de la jungle, faisaient le tour de la salle, occupés parles formes allongées et immobiles des invités de cette fêterenouvelée des mystères orientaux…

Des torchères éclairaient le spectaclede leurs flammes pâles aux couleurs d’argent…

Les invités et Christine, elle-mêmeétendue comme les autres sur les toisons fauves, étaient vêtusd’une robe de soie noire aux arabesques d’or, mais ses chevilles etses bras nus étaient chargés d’anneaux au travail précieux, qui luisemblaient si lourds qu’elle n’aurait jamais la force de lessoulever…

Soudain, sur un signal frappé sur legong, les danses cessèrent et les éphèbes de bronze, peu vêtus à lavérité, qui entremêlaient leurs pas nus selon les rythmesmillénaires, s’avancèrent en groupes ordonnés vers le fond de lasalle, s’allongèrent sur les tapis, puis se dressèrent à nouveau etse retirèrent en silence… Un silence, un grand silence…

Le regard de Christine était allé versle fond de la salle où s’était prosternée l’adoration deséphèbes.

Des marches s’élevaient là, hautes etpresque droites, comme les degrés de l’échelle de Jacob quis’appuyait au ciel…

Soudain, les torchères ne répandirentplus qu’une sinistre lueur verdâtre… et toutes les figuresallongées sur les lits, figures qui jusqu’alors étaient restéesimmobiles, se dressèrent comme autant de cadavres surgissant dutombeau.

Tous les yeux, gouffres d’ombre, étaienttournés vers le même sommet, dans l’attente de quelque chose qui,d’avance, faisait frémir d’horreur la chair impuissante deChristine.

Et, tout là-haut, la tapisserie oùaboutissaient ces marches s’entrouvrit et l’on vit sur le trôned’or et de nuit la déesse de la mort.

Et Christine reconnutDorga !…

Elle était belle et prodigieusementfuneste, lointaine et redoutable comme Proserpine auxenfers !…

Tous les mythes se rejoignirent àl’aurore du monde… Les mystères d’Eleusis, de Delphes, de Thèbes,de Babylone et de l’Inde la plus antique se rencontrent dans lamême idée de la vie, qui sort de la mort comme le grain de blégerme au sein de la terre glacée dont il jaillira un jour dejoie.

Cycle sacré dont il nous faut saisirtous les termes pour comprendre comment les religions, dans leursmanifestations premières, ont pu, au fond des sanctuaires, offriraux initiés les spectacles les plus atroces et les plusvoluptueux ! On glorifie la vie en sacrifiant à la mort… etvoici les supplices ! Et la mort reconnaissante donne la joieet l’amour !…

Ainsi les plus basses passions separent-elles de poésie et appellent-elles à leur secours les dieuxet les déesses propices…

Ainsi Saïb Khan, le fameux médecinindien de l’avenue d’Iéna, le thaumaturge à la mode, Saïb Khan, queChristine reconnut à ses yeux de houri et à sa bouche, fleursanglante entrouverte dans sa barbe de jais, Saïb Khan s’avançavers Dorga et prononça les premiers vers de l’hymne célèbre qui estchanté tous les ans dans le Temple, devant les autorités anglaises,lors des solennités du Dourga-Pourana :

« Ô déesse noire, grande divinitéde Calcutta, tes promesses ne sont jamais vaines ; toi, dontle nom favori est Koun-Kâli, la mangeuse d’hommes ;toi qui bois sans cesse le sang des démons et des mortels…toi qui habites sous terre et qui ensuite reparais à la lumière…Vierge auguste qui nourris les générations, ô Mort, mère fécondequi te nourris de la cendre des univers, nous te supplions dedescendre parmi nouset de nous donner la vie quiéloignera de nous la vieillesse !… Viens ! Dourga !…Viens ! nous « t’attendons ! »

Dorga-Dourga se leva et descendit aumilieu des flammes vertes, déesse noire aux ongles d’or…

Son beau corps que ne voilait qu’unpagne de perles se détendit avec une langueur harmonieuse comme sivraiment elle sortait d’un long sommeil au fond des enfers etqu’elle fût heureuse de retrouver le mouvement que lui avait ravile fatal repos…

Elle dansa. Une lueur d’aurore semblanaître sous ses pas !

Et ce n’était plus la déesse de la mort,ce n’était plus Dourga. C’était Vénus, la Vénus ardente aux seinscruels, née des flots limoneux du Gange ! Elle apportait avecelle une lumière de sang, qui fit reculer la flamme verte destorchères, comme aux rives du fleuve sacré s’éteignent devant lejour naissant les lueurs funèbres du bûcher.

Et autour d’elle, les cadavres desinitiés reprenaient couleur de vie.

Les yeux de Saïb Khan s’attendrissaientde volupté.

« Il a l’air d’un marchand denougat », pensait Christine au fond de son demi-coma ;mais le moment était proche où elle ne garderait plus assez delucidité pour amuser sa trop certaine angoisse avec de tellescomparaisons.

La danse de Dorga, qui avait commencépar être lascive, devint bientôt frénétique. Un rythme musicalcruellement précipité qui ne laissait plus voir distinctement quela ligne brûlante de son regard hiératisé et le double cercle deses ongles d’or.

Autour d’elle, toutes les poitrineshaletaient et il y eut un lugubre gémissement quand elle s’écroulasur le tapis, les bras en croix, la bouche entrouverte comme sielle venait d’expirer son dernier souffle !

« Dorga est morte !… Elle estretournée aux enfers, la déesse noire aux ongles d’or !… Nousn’avons pas su la retenir parmi nous ! » prononça, commeon chante une litanie, la voix traînante et grave de SaïdKhan.

Les gémissements reprirent de plusbelle.

« Que faut-il faire pour la fairerenaître ? » demanda encore Saïb Khan.

Et tous répondirent :

« Du sang ! »

Saïb Khan leva les mains et, se tournantencore vers les initiés, il prononça les paroles sacramentelles endialecte ramasie, qui est l’antique langue des Thugs etque nous pouvons traduire ainsi : « Que lesBôras (Thugs) se séparent des Bîtous(voyageurs) », ce qui signifiait : « Si quelqu’unn’est point des nôtres ou ne partage pas notre avis, qu’il s’enaille ! »

Mais personne ne bougea.

Alors Saïb Khan dit :

« Que l’on apporte la coupe et lecouteau ! »

Et Sangor apporta la coupe et lecouteau.

La coupe était en or et supportait lecouteau qui était aigu comme une lancette, mais dont le manchelourd était surchargé de pierreries…

« Où est le sang ? demandaSaïb Khan.

– Le voici ! » réponditune voix qui ne s’était pas encore fait entendre, mais qui fit seretourner brusquement, malgré sa faiblesse et son étourdissement,Christine au comble de l’épouvante.

Elle avait reconnu la voix du marquis deCoulteray ! C’était bien lui… C’était bienGeorges-Marie-Vincent !

Depuis le commencement de la cérémonie,il était là, allongé à son côté, derrière elle, attendant le momentde prononcer la parole fatale qui allait faire de Christine sanouvelle victime et sa nouvelle épouse !

« Je donne à Dourga, dit-il, lesang de ma nouvelle épouse ! »

Et tous luirépondirent :

« Hyménée !Hyménée ! »

Et Saïb Khan s’approcha avec Sangor, quiportait la coupe et le couteau.

Christine fit entendre un rauquesanglot, tendit tout son être dans un désir éperdu de fuir lesupplice qui se préparait. Mais Georges-Marie-Vincent la renversasur son bras et elle ne put offrir aucune résistance ausacrificateur qui lui incisait la gorge…

Le sang coula dans la coupe… et peuà peu Christine, avec ses forces et sa vie, sentit que s’en allaittoute son horreur…

Elle n’avait plus même la force del’épouvante. Elle n’eut point celle du dégoût.

Elle regarda dans un doux anéantissementcette coupe pleine de son sang que Saïb Khan portait aux lèvres deDourga, laquelle ouvrit les yeux et lui sourit de sa boucheaffreusement écarlate en prononçant des paroles que Christine nepouvait comprendre.

Elle vit tous les autres initiés boiretour à tour à la même coupe.

Elle assista (hébétée et lointaine…oh ! combien lointaine !) à la cérémonie de Dourgaressuscitée et dansant, sans s’épuiser cette fois, la danse de laVie et de l’Amour, en ne la quittant pas des yeux.

Enfin Dourga remonta, toujours dansantcomme transportée dans un vol de victoire jusqu’à son trône noir etor… où elle s’assit dans une immobilité subitement retrouvée dedéesse.

Elle allait disparaître, comme elleétait apparue, quand Saïb Khan fit un geste.

Les musiques cessèrent, et dans l’airlourd de parfums et de sang, ces parolesmontèrent :

« Dourga !… Tu n’es pointseulement la déesse de la vie et de la mort… Tu es encore la grandedistributrice… Ta main droite est pleine de bienfaits, ta gauchepleine de châtiments !… Voilà pourquoi il est juste que l’ont’offre le sang vierge et qu’on te sacrifie l’Impie !… Sacheque c’est la dernière fois que nous t’appelons ici !… Nousignorons encore où les Assouras donneront leur prochainfestin !… C’est la folie indiscrète du plus humble de nosserviteurs qui nous chasse de ce temple et commande notreexode !… L’ingénuité stupide et les jeux dangereux d’un pauvrepetit animal ont répandu l’émoi dans la Cité et soulevé contre tesserviteurs l’indignation des ignorants… Ce petit animal, nous tel’offrons !… Que la fumée de son sang te soit agréable !Nous implorons ton pardon !… »

Là-dessus, on vit apparaître à nouveaule géant Sangor qui retenait par la tignasse le nain Sing-Sing,lequel poussait des cris de ouistiti…

Sing-Sing ne cria pas longtemps ;au-dessus d’une bassine d’or, Sangor le souleva, toujours par lescheveux…

Sing-Sing gigotait de la façon la pluscomique… mais personne ne riait…

Saïb Khan prononça encore la phrasesacramentelle : « Le gage est-ilbon ? » Et tous répondirent comme il convient à unThug qui donne le signal de l’exécution : « Boujnakee Pawn Dee » « Livrez le gage du fils de masœur », paroles bien honorables pour unSing-Sing !…

Aussitôt Sangor poignarda Sing-Sing, enmoins de temps qu’il faut pour l’écrire, ce qui était de toutenécessité pour prévenir toute résurrection, du moment qu’on nepouvait lui faire l’honneur de lui couper la tête… (réservé auxvampires nobles)…

Pendant cette fin de cérémonie atroce,le marquis, bon enfant, avait conseillé à Christine de ne pointregarder… mais elle préféra voir la mort de Sing-Sing plutôt qued’assister au spectacle de cette face qui se penchait sur sablessure à peine refermée, comme elle l’avait vue se pencher unjour sur le pauvre corps épuisé de Bessie, et lui donner le baiserqui tue…

N’aurait-elle point mieux fait,cependant, de fermer les yeux !… Mais elle n’avait plus laforce de fermer les yeux !… Quand on est aux portes de lamort, ne faut-il pas le secours des vivants pour vous clore lespaupières ?…

C’est une aide que lui eût refusée lemarquis, qui puisait une joie surhumaine dans ce regardd’agonisante, tandis qu’il lui murmurait :

« Comme je t’aime,Christine !… Comme je t’ai toujoursaimée !… »

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