La Machine à assassiner

Chapitre 3Où le courage de M. Birouste trouve encore l’occasion de semanifester

 

Quand M. Birouste parlait de soncourage, il n’avait l’intention de tromper personne. Il se trompaitlui-même, voilà tout.

Notre herboriste avait un faux courage,comme il avait un faux savoir, une fausse ignorance, un fauxorgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs (pour y cacher desproduits que la pharmacie seule a le droit d’écouler) et un fauxtoupet.

Persuadé qu’il avait poussé ledévouement pour ses semblables – si tant est que l’on puisse seservir de ce terme quand il s’agit d’un herboriste et de troisvieilles dames dont une demoiselle – au-delà des bornes d’unhéroïsme ordinaire, ce fut avec un gros soupir de soulagement qu’ilse vit enfermé chez lui à l’abri des surprises, des terriblessurprises de la science !…

Hélas ! ce soupir-là ressemblaitbeaucoup à un gémissement !

On a beau faire profession de ne douterde rien, de ne reculer devant aucune perspective ; on a beaumarcher de pair avec le génie et annoncer avec tranquillité à unauditoire de vieilles dames médusées que la science avec un grand« S », après avoir asservi toutes les forces del’univers, est bien près de triompher de la mort même, ce n’est passans un certain étourdissement ni sans une certaine inquiétude(Haut les mains, n… de D… !) qu’on voit apparaître une espècede soi-disant fou, soigné d’une façon exceptionnelle par unexceptionnel chirurgien, qui vient vous écrire sous le nez :« Si vous tenez à la vie, silence ! » et celaavec l’écriture d’un homme guillotiné depuis huitjours !…

M. Birouste, derrière sa porteclose, s’était laissé tomber, accablé, sur une chaise, dans sonpetit magasin qui était comme un résumé du règne végétal… Ilregarda ces murs, ces tiroirs, ces placards où la primevère sedessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des valléesfrançaises se mêle au rhododendron des Alpes, ces bocaux oùreposait tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin : ici,l’ipécacuanha (à toi, Helvétius !), là, la pervenche chère àJean-Jacques Rousseau… Cet homme (M. Birouste) savait ce quel’on peut faire des produits bruts, du gramen chevelu, des racinessouillées d’alluvions livrées par le droguiste… La guimauve étaitsortie de ses mains, blanche comme l’ivoire… La science avait faitde lui comme le purificateur et le grand-prêtre de toute cette vievégétale… Comment n’eût-il pas compris ce qu’un habilepraticien peut réaliser dans le domaineanimal ?…

Oui, mais ce qu’il ne comprenait pas…c’est que l’on remplaçât le cerveau d’un fou par le cerveaud’un assassin !

« Ça, c’estdangereux !… »

Et cette pensée, il l’exprima tout haut,il la confia aux plantes amies qui l’entouraient et auxquelles iladressa un adieu désolé avant de s’aller coucher…

Dans l’étroit escalier qui conduisaitaux deux chambres dont il disposait au premier étage, il prononçaencore :

« Ça, ça me dépasse !…»

Il arriva enfin à la porte de sa chambreet l’ouvrit…

… Horreur ! il y trouvaGabriel qui l’attendait et Christine étendue sur sonlit…

La jeune fille semblait aller un peumieux…

Cependant elle paraissait encoreincapable de remuer, soit faiblesse, soit terreur et peut-être àcause de ces deux choses à la fois. Ses beaux yeux entrouvertsregardaient M. Birouste avec un air où se réunissaient lasupplication la plus ardente, l’invocation la plus humble, la plustouchante et aussi la plus désespérée oraison. Ses yeuxexprimaient : « Au secours ! par pitié, monsieurBirouste ! Vous voyez bien que, si vous m’abandonnez, je suismorte ! »

Hélas ! M. Birouste ne valaitguère mieux que la pauvre Christine et, s’il avait osé appeler« au secours ! », c’eût été d’abord pourlui-même.

Le terrible Gabriel n’avait pas quittéson revolver, et son regard restait foudroyant. C’était plus qu’iln’en fallait pour un herboriste qui se croyait à jamais débarrasséde la présence de ce redoutable personnage et qui le retrouvaitdans sa propre chambre, continuant à prodiguer à sa victime sessoins tardifs, sur son propre lit.

Comment cet événement s’était-ilproduit ?… Si M. Birouste, au lieu de revenir chez luipar la rue, était rentré dans sa maison par les derrières,c’est-à-dire par le cul-de-sac au fond duquel se trouvaient lademeure de Mlle Barescat et la sienne, il eût trouvé la porte de sapetite cuisine démolie, ce qui n’avait certainement point nécessitéun puissant effort de la part d’un gars qui, tel Gabriel, portaitsur son bras une demoiselle comme si elle ne pesait pas plus quedentelle de son peignoir… et ainsi M. Birouste eût-il étépréparé à rencontrer chez lui des intrus dont la présence lui étaitparticulièrement désagréable !…

Le vieux Norbert et Jacques avaientraison en comptant sur la difficulté à laquelle se heurtait Gabrielpour sortir de l’île avec Christine dans les bras… Se sachantpoursuivi de près, il lui fallait momentanément trouver uneretraite coûte que coûte… Après s’être réfugié chez Mlle Barescat,il se cachait maintenant chez M. Birouste, en attendant mieux.On ne lui donnait pas le temps de souffler.

Du reste, il ne soufflaitpas !…

Nous ne saurions dire non plus qu’ilavait, en dépit de tous ces avatars, l’haleine égale… car, bienqu’il eût la bouche entrouverte (sur des dents d’une beautééblouissante), l’effet de la respiration ne produisait chez luiaucun mouvement appréciable… ni sa bouche, ni ses mains, ni aucuntrait de son visage ne remuaient. Les vers de Baudelaire semblaientavoir été faits pour ce merveilleux échantillon de la beautémasculine :

Je hais le mouvement qui déplace leslignes ;

Et jamais je ne pleure et jamais jene ris…

Un qui ne riait pas et qui était bienprès de pleurer était M. Birouste. Le premier geste del’herboriste, à la vue du fatal browning, avait été de rejeter ànouveau ses mains en l’air pour qu’il fût bien entendu, une foispour toutes, qu’il était tout à fait décidé à n’opposer aucunerésistance au cataclysme qui semblait le poursuivre avec un soin siparticulier. Sur quoi, Gabriel lui adressa un geste amical qui,certainement, voulait lui dire : « Baissez les mains,monsieur Birouste, je ne vous veux aucunmal ! »

Tout de même comme Gabriel ne remettaitpas son revolver dans sa poche, M. Birouste laissa ses mainsoù elles étaient. Il n’y avait rien à faire. Il ne voulaitdonner aucune occasion à son hôte de commettre un crimequi eût été, du reste, tout à fait inutile !

Enfin, M. Birouste, pour ne pointglisser sur le plancher, se laissa tomber sur une chaise… et là, iltrouva encore la force de prononcer ces mots (car, lorsqu’on croitsa dernière heure venue, on accomplit des chosessurhumaines) :

« Vous pouvez compter sur moi,monsieur ! Je ne dirai rien. Je vous ai juré le silence. Jesuis un pauvre herboriste… que faut-il pour votreservice ? »

Et autres bouts de phrases de ce genre,qui attestaient que Gabriel n’avait pas en face de lui unadversaire bien redoutable. Pas même un adversaire. Et peut-êtremême un ami.

L’autre tira de sa poche son petitcarnet et se mit à écrire.

M. Birouste jeta un rapide coupd’œil du côté de Mlle Norbert, toujours étendue sur sonlit.

Les yeux de Christine appelaienttoujours au secours !… et avec une telle éloquence queM. Birouste, qui n’était point un méchant homme, détourna latête pour ne plus voir cette détresse qui lui faisait d’autant plusde peine qu’il était bien décidé à ne pas la secourir…

Quand il eut fini d’écrire, Gabrieltendit à M. Birouste son petit papier. L’herboristetressaillit encore jusque dans les moelles… Ah ! il n’y avaitpas de doute ! Il n’avait point rêvé… c’était bien là lalongue écriture bâtonnante, combattante, chevauchante et zigzagantede Bénédict Masson !… Elle n’était point brouillée,naturellement, de toutes les teintes de l’arc-en-ciel… mais, endépit de son unique couleur violette, on ne pouvait s’ytromper !… Et voici ce que M. Biroustelut :

« Cette demoiselle va mieux… Elleest tout à fait réveillée… Je désire que vous me procuriezimmédiatement ce qu’il faut pour la rendormir, pendant au moinsdouze heures… »

« Bien ! bien !… fitentendre M. Birouste avec un empressement qui prouvait sonzèle à servir un client aussi exceptionnel… J’ai ce qu’il vousfaut !… Vous pensez !… Un herboriste !… Je vais vouschercher ça ! »

Et déjà il dégringolait dans saboutique, peut-être avec la vague espérance de s’enfuir… est-cequ’on sait jamais ?… Mais Gabriel, après avoir fermé la portede la chambre à clef, dégringolait derrière lui…

Notre herboriste avait une façonparticulière de traiter le pavot dont il gardait, autant quepossible, le secret, à moins qu’on ne le lui achetât un bon prix.C’est pour rien qu’il donna à Gabriel un flacon grâce auquelcelui-ci eût pu endormir une famille entière…

Quand ils remontèrent de compagnie (ilsne se lâchaient plus), ils trouvèrent Christine étendue au milieude la chambre ; de toute évidence, elle avait voulu tenterquelque chose pour échapper à l’affreux destin qui la menaçait,mais ses forces l’avaient trahie… Gabriel la ramassa forttendrement et fort doucement, la recoucha sur le lit et, pourqu’elle ne renouvelât point des efforts qui, dans son état defaiblesse, pouvaient lui être funestes, lui fit boire, aidé deM. Birouste, la dose de sommeil nécessaire à un repos biengagné…

Après quoi, Gabriel s’assit au chevet deMlle Norbert et se prit la tête dans les mains… Il paraissait partipour un rêve sans fin…

Derrière lui, M. Birouste n’osaitbouger… ce n’était point l’envie qui lui en manquait… mais ilcraignait qu’un mouvement mal interprété…

Quelle nuit !… elle semblait nejamais devoir finir !… Dehors, le vent était tout à faittombé… il n’y avait plus que le silence, un silence affreux danslequel M. Birouste n’entendait que le bruit de son cœur…pan !… pan !… pan !…

Oh ! certes ! il y avait là dequoi attraper une maladie sérieuse… S’il ne sortait pas de cettenuit-là avec une lésion, c’est qu’il avait le cœursolide !…

Quelle veillée ! Sur le guéridon,une petite lampe était allumée dont Gabriel avait baissél’abat-jour…

Dans son fauteuil, l’étrange personnage,qui avait toujours la tête dans les mains, ne remuait pas plusqu’un bonhomme de cire du musée Grévin.

Quand on pense… quand on pense que ceque cet homme tenait dans les mains, c’était le cerveau de BénédictMasson… le cerveau d’un monsieur qui avait assassiné sept femmes,au moins !

Ah ! la vie d’un homme commeM. Birouste pour un personnage pareil devait compter bienpeu ! et ne pensant qu’à cela, l’herboriste trouvait que lanuit était longue !

Trois heures du matin sonnèrent àSaint-Louis-en-l’Île.

Il n’était que trois heures !… etl’on était en décembre… Et, en décembre, le petit jour tarde àvenir.

La demie de trois heures… quatre heures,et toujours pas un mouvement ! Ah çà ! mais, quelle étaitdonc son intention à ce bonhomme-là ? Il n’avait pas l’airdécidé du tout à déménager. S’il restait toute la nuit chezM. Birouste avec sa Christine, c’est qu’il pensait bien ypasser encore toute la journée du lendemain. Dame ! il sesavait poursuivi. Il devait se dire : « Où serais-jemieux que chez ce bon M. Birouste qui fait tout ce que jeveux ? »

Est-ce qu’il allait falloir aussi qu’illes nourrît ?

Cinq heures !

Et si, par hasard, Gabrieldormait !… Certes ! il ne l’entendaitpoint ronfler !… Il ne l’entendait même pointrespirer !…

Après une nuit pareille, il étaitpeut-être plongé dans un sommeil de plomb !…

Espoir suprême et suprêmepensée !…

Voilà M. Birouste qui se lève… toutdoucement, tout doucement… oh ! sidoucement !…

Rien n’a craqué, ni sa chaise, ni sachaussure !… Pour atteindre la porte qui donne sur le palier,il ne faut pas plus de quatre pas… mettons cinq… Une fois sur lepalier, l’escalier sera vite franchi… et après ! etaprès !…

Ah ! M. Birouste est décidé àrisquer le tout pour le tout !… Trois pas sont déjà franchis…oui, mais au quatrième, voilà le plancher qui fait entendre ungémissement si douloureux que M. Birouste enpleurerait !

En attendant que ses larmes coulent, unesueur froide glace ses membres…

Ah ! il ne fait pas chaud, endécembre, dans la petite chambre hospitalière deM. Birouste !…

L’herboriste est resté une jambe enl’air !…

Le terrible est que Gabriel, qui nedormait pas, s’est retourné, et voilà maintenant M. Birousteavec une jambe et les deux mains en l’air.

Cet herboriste a l’air d’un danseur decorde… Il y aurait là de quoi faire rire Gabriel, mais Gabriel nerit jamais !

Il a remis la main dans sa poche,Gabriel !… Va-t-il encore en tirer « ce sacrérevolver » ? Non !… que M. Birouste se rassure…ce n’est que le petit carnet… Et puis M. Birouste s’aperçoitque Gabriel n’a plus ses yeux terribles… Il n’y a plus dans cesyeux-là qu’une infinie tristesse.

« Il s’humanise ! » pensel’herboriste en reprenant le cours normal de sa respiration et ense laissant retomber sur sa chaise…

« Que va-t-il me demanderencore ?… »

L’autre écrit, et, maintenant,l’herboriste lit : « Avez-vous chez vous une armoireà glace ? »

Si M. Birouste a une armoire àglace ?… mais je crois bien qu’il a une armoire àglace !… et s’il n’y a qu’une armoire à glace pour faire lebonheur de Gabriel, il va la lui donner tout de suite !… Ilpeut même l’emporter !… M. Birouste ne tient pas du toutà son armoire à glace !… Il l’a mise « dans la chambred’ami ! »… La chambre d’ami est justement à côté de sachambre à lui… Elles communiquent… Il n’y a qu’à pousser uneporte !…

« Voyez, monsieur, cette chambreest la chambre d’ami ! Vous pouvez en disposer. Elle vousappartient, comme tout ce qui est ici, du reste. Et quant à cettearmoire à glace en acajou, bien qu’elle soit un souvenir defamille, si elle peut vous être utile… »

Mais déjà Gabriel ne l’écoute plus. Ilest allé à la porte qui donne sur le palier, l’a fermée, en a prisla clef, pour être bien sûr que M. Birouste ne s’échapperaplus, puis, d’un geste il lui a intimé l’ordre de rester dans cettechambre pour veiller Christine ; après quoi il est entré dansla chambre d’ami dont il a refermé la porte à clef, également.Entre-temps, il a emporté la lampe.

« Qu’est-ce qu’il va faire danscette chambre ?… Pourquoi s’y enferme-t-il avec une armoire àglace ? » se demande M. Birouste en allumant unebougie, de sa main tremblante.

Plus forte que la peur, la curiositépousse M. Birouste à coller un œil au trou de la serrure… etvoilà ce qu’il voit :

Gabriel, d’un geste nerveux, s’estdébarrassé de sa cape, a déboutonné son vêtement, son gilet,arraché sa cravate qui faisait plusieurs fois le tour de son col,rejeté le tout sur un meuble, enfin il enlève sa chemise et levoilà nu jusqu’à la ceinture. La lueur de la petite lampel’éclaire ; la glace lui renvoie son image.

Il est penché sur cette image comme unjeune dieu se regardant dans une source.

« Quelle peau ! s’écriera plustard devant le commissaire, M. Birouste… douce, fine, satinée,comme celle d’une jeune fille !… Et quel corps quecelui-là !… Assurément, les statues du Louvre ne présententrien de plus beau ni de plus parfait !… Tenez, monsieur lecommissaire, vous êtes bien allé quelquefois au Louvre !… Vousne vivez pas toujours avec les assassins… pas plus que moi avec mesherbes… On aime à s’instruire… Vous avez certainement parcouru lessalles des Antiques… et vous avez vu Achille, Achille aux piedslégers, comme on disait de mon temps… Ça, c’est de l’art !…Ça, ce n’est pas du cubisme, oh non !… Il paraît que cettestatue-là, par la régularité de ses formes, par l’accord de sesmembres, si j’ose m’exprimer ainsi, pourrait servir comme quidirait de règle métrique pour les belles proportions du corpshumain !… Eh bien, Achille, monsieur le commissaire, Achillem’a paru de la gnognote… de la pure gnognote à côté deGabriel…

« Les Bacchus, les Mercure et« tutti quanti »… de vrais avortons à côté deGabriel…

« Je vous le dis comme je lepense !… Moi, je ne suis pas un artiste, mais tout de même iln’y a aucune raison au monde pour qu’un herboriste ne soit pas,comme le premier homme venu, sensible à labeauté !…

« Il y a bien l’Apollon duBelvédère ! ça, je ne dis pas ! d’autant que les cheveuxde Gabriel (il avait ôté son chapeau, naturellement) me semblaient,à peu près, noués comme les siens avec cette volute sur le frontqui rappelle le chignon des femmes… Oui, l’Apollon du Belvédère,c’est encore celui-là qui se rapproche le plus de Gabriel !…et encore, il a trop de côtes !… on voit encore tropson anatomie !… Gabriel était, comment dirais-je ? plusenveloppé, il était aussi fort, mais plus gracieux.

– Je vois ce que c’est, avaitinterrompu le commissaire, disons tout de suite que c’était unCasanova !…

– Un Canova si vous voulez !je n’en ai jamais vu de Canova… et je n’aime pas la sculpturecontemporaine !… mais vous m’avouerez tout de même que c’étaitun supplice pour un homme qui, comme moi, sait apprécier les belleschoses, c’était un supplice que de se dire qu’on avait mis dansun corps pareil… enfin qu’on avait mis…

– Bien !… Bien !…compris !… avait interrompu le commissaire… et passons !…alors, qu’est-ce qu’il a fait votre Apollon duBelvédère ?

– Qu’est-ce qu’il a fait ? ehbien, il ne se fatiguait pas de se regarder !… sûr, il avaitl’air de bien se plaire comme ça ?… sans compter, monsieur lecommissaire, que si ça pouvait être vrai que, par hasard, cethomme-là, qui était si beau, se regardait avec des yeux etsurtout avec un cerveau…

– Oui !oui ! ça va !… je vois où vous voulez envenir.

– Dame ! Ce Bénédict Massonétait très laid, vous, savez !…

– Monsieur Birouste, je ne vousdemande pas tout ça !… Ce que vous pensez ou ce que vous nepensez pas m’est absolument indifférent !… je vous demande ceque cet homme, que vous appelez Gabriel, a fait…

– Eh bien, je vous le dis, il seregardait dans l’armoire à glace… Il avait pris la petite lampedans sa main… et il s’examinait de haut en bas… Il se tournait, seretournait… Une femme qui met pour la première fois unetoilette de gala ne « se détaille pas » avec plus desoin ni de complaisance avant d’aller faire son petit effet dans lemonde, que cet homme-là en se regardant la peau !… et ils’approchait le visage de la glace… plus près… encore plusprès !… Il se touchait les joues, le menton, le nez, la boucheet les oreilles… Il trouvait qu’il avait de belles dents !… Ilpouvait !… Enfin, je ne peux pas mieux vous dire, moi !…Il se z’yeutait !…

– Enfin, ça n’a pas duré tout letemps !…

– Non, mais ça a bien duré un quartd’heure. Tout à coup…

– Tout à coup ?

– Tout à coup, il parut se souvenirde quelque chose. Il se frappa le front et courut à ses vêtements.Il courut ?… Ça n’est peut-être pas tout à fait exact. Mais ilavait une démarche si singulière et en même temps si légère qu’àchaque pas qu’il faisait, on aurait dit qu’il allait courir, sesoulever de terre. Enfin il semblait prendre son élan comme s’iln’allait pas s’arrêter tout de suite. Et il s’arrêtait parfaitementtout de suite.

« Il s’arrêta donc devant sesvêtements, fouilla dans une poche et en tira un petit trousseau declefs. Tout ça se passait juste en face de moi. J’ai bien vu lesclefs. C’étaient de toutes petites clefs. Il pouvait bien y enavoir une demi-douzaine suspendues à un anneau. Je les airemarquées parce que ce n’étaient pas des clefs ordinaires. Ellesn’avaient que la tige. Des petites tiges creuses. Comme qui diraitdes clefs de montre, quoi !

« Avec ses clefs il s’approcha del’armoire à glace… Alors, là, placé comme j’étais, je n’ai pu rienvoir de ce qu’il faisait. Il avait la tête penchée en avant etla main qui tenait les clefs rapprochée de la poitrine… quandj’y réfléchis bien, cette main devait toucher le sein gauche… C’estalors qu’il s’est produit un bruit tout à fait particulier quirappelait le bruit d’une horloge qu’on remonte, ou encore d’uncoffre-fort que l’on veut ouvrir et dont on fait jouer le chiffre.Puis le bruit s’arrêta net. Gabriel fit encore quelques gestes. Ettout à coup il poussa un cri d’horreur en levant les mains, puis ilrabaissa les mains.

« J’entendis une sorte dedéclenchement et comme le bruit sec d’un coffre que l’onreferme ! En même temps, il se heurtait à la glace, dans sesgestes désordonnés. J’ai cru qu’il allait briser mon armoire àglace, parole d’honneur !

« Et il se retourna… Ah !monsieur le commissaire ! quand il nous était apparu chez MlleBarescat, il nous avait fait bien peur, surtout à ces dames !Mais cette fois, monsieur, cette fois, moi qui suis difficile àémouvoir, j’en eus la chair de poule ! La vraie chair depoule ! Jamais il n’avait été aussi épouvantable, redoutable,haïssable !

« C’est cette fois qu’il avait sesyeux d’assassin !

« Je compris qu’il n’y avait plusrien à attendre de cette bête féroce qui allait toutdévorer !… Il s’était rué sur ses vêtements… et, avec desgestes spasmodiques… cherchait sa chemise…

« L’état dans lequel il se trouvaitlui faisait perdre heureusement beaucoup de temps !… C’estalors que je résolus d’en profiter… pour sauver cette malheureusefille de ses griffes de sauvage, et, naturellement, me sauvermoi-même… Si je n’ai pas réussi en ce qui concerne Mlle Norbert, iln’y a pas ma faute ! c’est de la sienne !… Elle était, dureste, dans un tel état de faiblesse qu’elle ne pouvait m’aider encette affreuse minute !… En cette minute, monsieur lecommissaire, j’arrachai un drap de lit… je le roulai en corde,j’ouvris la fenêtre, j’attachai mon drap comme je pus à son fragileappui et malgré le danger que je courais en essayant d’allerchercher du secours par ce moyen précaire, je n’hésitai pas à melaisser glisser dans le vide…

« Monsieur le commissaire, je nesuis pas un acrobate, j’ai l’habitude d’entrer et de sortir par lesportes… Ces choses-là, comme dirait Mme Camus, ça ne se voitqu’au cinéma !… et encore, s’il leur arrive malheur, auxartistes, ils ont, pour les recevoir, un matelas que l’on ne nousmontre pas !… ! Eh bien, voilà ce que j’ai fait, moi,simple herboriste !… Mais il s’agissait, n’est-ce pas, de nepas laisser ce je ne sais quoi de Gabriel emporter encoreune fois comme un sauvage cette pauvre MlleNorbert !…

« Au moment même où j’allaisdisparaître, la jeune fille sortit du reste de l’espèce dedemi-coma dans lequel elle était plongée et, tournée versmoi, elle trouva encore la force de mecrier :

« – Monsieur Birouste,sauvez-moi !…

« – Tout de suite, luirépondis-je… Attendez-moi, je reviens !… »

« Une seconde plus tard, j’étaissur le trottoir et je tombai presque dans les bras deM. Norbert et de Jacques Cotentin qui cherchaient toujoursleur homme…

« – Ne cherchez pas plus loin, leursoufflai-je… il est là-haut, chez moi, avec savictime !

« – Ouvrez-nous cette porte !s’écrièrent-ils.

« – Voici mes clefs, leur répondis-je,et Dieu veuille que vous arriviez à temps !…

« Quant à moi, j’étais dans un telétat de faiblesse que je sentais que j’aurais la plus grande peineà les suivre !… Je leur criai encore :

« – Attention ! il a unrevolver !…

« À quoi le vieil horloger merépondit :

« – Mais il ne vaut rien sonbrowning ! il ne marche plus !… et il n’est paschargé !… »

« Monsieur le commissaire, il y ades moments où l’on accomplit des miracles… Je me traînai derrièreeux jusque dans ma maison dont cette bête fauve avait fait sonrepaire… mais quand nous arrivâmes au premier étage ou plutôt quandils y arrivèrent, car j’étais resté épuisé derrière le comptoir dema boutique… il n’y avait plus personne !… Le sinistre oiseaus’était encore envolé en emportant dans ses serres « la Madonede l’Île-Saint-Louis ! ».

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