Le Crime de Rouletabille

XVIII. – Étrange aventure de Rouletabille– dans un sleeping-car

Le lendemain je fus averti par La Candeur dudépart de Rouletabille pour Marseille, je compris qu’il continuaità marcher à fond contre la dangereuse amie de Parapapoulos. Ils’agissait, de toute évidence, de retrouver le barbier du coin del’impasse La Roche, car Marius Poupardin devait en savoir long surce qui s’était passé, cet après-midi-là, dans la petite maison dePassy…

Je dis à La Candeur qui s’était arrangé pourme rencontrer par hasard au Palais :

– Ils ne le laisseront pas arriver jusqu’àPoupardin !… Je crains tout !… J’apprendrais demain queRouletabille est mort d’un accident que je n’en serais passurpris !…

Comme, en disant cela, j’avais les yeuxhumides, La Candeur qui était lui-même fort inquiet tenta de merassurer :

– Il n’a pas voulu que je l’accompagne là-bas…ma sacrée taille ! Il prétend que c’est elle qui nous avendus… savez-vous bien que lorsque vous êtes venu hier, rue deCharonne, il y avait vingt-quatre heures que ces messieurs étaientau courant… Ils auraient pu l’arrêter s’ils avaient voulu ;or, ils ne l’ont pas fait… C’est ce qui me fait espérer que toutcela va s’arranger…

– Dieu vous entende ! soupirai-je, maisc’est bien parce qu’ils ne l’ont point arrêté que vous me voyezdans de pareilles transes.

Pendant ce temps les événements les pluscurieux se déroulaient autour de Rouletabille. Son voyage ensleeping est une chose certainement unique en son genre etj’en donnerai tout de suite le récit tel qu’il me le fit plustard.

Pendant sa période d’évasion, Rouletabilletrouva une aide efficace chez tous ceux qu’il avait obligés. Parmiceux-ci, il y avait un M. Teulat, garçon fort distingué, entrésur le tard dans la carrière consulaire et que Rouletabille avaitfait nommer consul à Barcelone. Ce M. Teulat, de passage àParis, devait rejoindre son poste le lendemain de la dernièrevisite que je fis à Rouletabille dans les conditions que l’on sait.La place de M. Teulat était retenue aux wagons-lits (il allaità Barcelone par le P.-L.-M. et Port-Bou, changement de train àAvignon). Le soir à huit heures, Rouletabille était à la gare deLyon avec les papiers de M. Teulat et tout ce qui pouvaitfaire croire qu’il était M. Teulat lui-même, c’est-à-dire unejolie perruque aux boucles grisonnantes, une superbe moustachenoire, un binocle en or, des talonnettes dans ses chaussures qui legrandissaient, un ample pardessus qui l’arrondissait et unecasquette de voyage à carreaux.

Cette fois, il croyait bien avoir dépisté lapolice. Il arriva deux minutes exactement avant le départ du train,son sac de voyage à la main, se hâta vers son wagon. Comme ilallait l’atteindre, il aperçut de dos une silhouette qui lui parutêtre celle de l’agent Tamar. Il se glissa dans son compartimentsans être aperçu du policier, puis revenant dans le couloir duwagon il jeta un coup d’œil sur le quai. Il vit l’homme de profilet ne reconnut plus Tamar. Décidément l’idée de Tamar lepoursuivait et cela n’avait rien que de très naturel. L’homme, dureste, ne prêtait aucune attention aux voyageurs mais bavardaitassidûment avec un grand escogriffe (dans le sens de l’origine dumot hupogrupos, qui désigne quelque chose de crochu) auxjambes en arc, aux longs bras, au dos légèrement voûté, l’alluretourmentée, le tout couronné par une grosse tête rose, toute rase,aux yeux très doux, calmes et pensifs, aux cheveux blond filassecoiffés d’une casquette à carreaux.

J’ai dit que Rouletabille ne reconnut pasTamar, mais il fut instantanément persuadé qu’il avait déjàrencontré le grand escogriffe quelque part.

Le train partait. Rouletabille ferma la portede son compartiment, heureux de constater qu’il n’aurait pasapparem­ment de compagnon et décidé à sortir de cette boîte lemoins souvent possible. Malheureusement, la porte se rouvritpresque aussitôt et il vit entrer l’escogriffe, suivi de l’employédes wagons-lits qui lui portait son sac. Et maintenant je laisse laparole à mon ami :

– À ce moment de ma lutte avec la police, araconté Rouletabille, une chose me donnait quelquetranquillité : on aurait pu m’arrêter depuis la veille,pourquoi ne l’avait-on pas fait ? Je pouvais répondre presqueaffirmativement que c’était que l’on me savait porteur de la lettrede Roland à Théodora Luigi, lettre cherchée vainement par Tamar àla Villa Fleurie, trouvée ensuite par moi et si terriblementcompromettante pour Théodora. Tant que j’aurais sur moi ce papierqui mêlait si tragiquement la célèbre courtisane, instrument de lahaute police, au drame de la petite maison de Passy, j’étais assuréque l’on ne mettrait point la main sur moi. Je pouvais faire tropd’esclandre avec ce papier et retourner l’affaire d’une façondécisive. C’était mon meilleur sauf-conduit. Il fallait avoir lepapier d’abord, on m’arrêterait ensuite ! Je croyais bienqu’ils m’eussent plutôt fait tuer que de me prendre vivant avec cedocument dans ma poche.

« Tout de même, comme je pensais qu’ilsn’en arriveraient là qu’à la dernière extrémité, s’ils s’yrésolvaient jamais, cela me laissait quelque liberté d’espritd’autant plus que, depuis la veille, je pensais avoir réussi àsemer définitivement ces messieurs. Or, la vision de l’homme quiressemblait à Tamar suivie de l’entrée de son compagnon dans moncompartiment me redonna à réfléchir…

« Tamar pouvait s’être déguisé, grimé,comme je l’étais moi-même ; enfin ce singulier voyageur nem’était point inconnu… Il salua, s’installa, me fixa tranquillementde ses yeux doux et me demanda la permission de relever la glace.Je reconnus aussi sa voix que je n’avais certainement pas entenduedepuis très longtemps. Il avait un léger accent belge… oùdonc ?… où donc ?….

« À ce moment, l’employé duwagon-restaurant passa en annonçant le premier service. Bien que jen’eusse point pris de ticket, je me levai aussitôt. J’avais besoind’être quelques instants loin de cet homme, pour mieux y penser… Jeme glissai dans le corridor ; j’étais dans un de ces souffletsqui relient entre eux les wagons, quand une légère secousse merejeta sur l’un des voyageurs qui se rendait comme moi aurestaurant. Je m’excusai en tournant légèrement la tête. C’étaitl’escogriffe. Arrivé sans autre incident à destination, j’attendisque mon suiveur fût installé pour m’asseoir à une autre table, maistoutes les places étaient retenues à l’exception de celle qui setrouvait en face de lui… Décidément je n’avais pas dechance !… Non seulement j’étais condamné à dormir avec cethomme, mais encore il me fallait dîner en face de lui… Quoi qu’ilfît pour jouer de l’indifférence à mon égard, il m’était de plus enplus suspect…

« Je m’assis et déployai ma serviette.Et, dans le moment, j’eus ce geste instinctif qu’ont les porteursde grosses sommes qui tâtent, du gras du bras, leur poitrine pours’assurer que le matelas y repose toujours. Or, j’eus la révélationnette que, déjà, je n’avais plus mon portefeuille !… leportefeuille dans lequel j’avais mis la lettre de Roland Boulengerà Théodora Luigi !

« À la minute même, un nom passa enlettres de feu dans ma mémoire “Léopold Drack !”

« Et je revis la scène datant d’unedizaine d’années : Dans une petite pièce de la Préfecture oùétaient réunis une trentaine d’agents et quelques hauts personnagesde l’Administration, amusés par une exceptionnelle conférence de ceLéopold Drack, un des plus habiles pickpockets qui aient jamaisexisté, ayant fait fortune en Amérique, retiré des affaires,dévoilant bénévolement tous ses trucs, faisant servir sonexpérience à la défense de la propriété après avoir mis celle-ci aupillage. C’était charmant et ahurissant comme une séance deprestidigitation bien réussie par un maître élégant qui accomplitles tours les plus compliqués sans qu’on puisse soupçonner lemoindre effort… avec le sourire… Seulement Léopold Drack nesouriait pas. Il vous parlait. D’un ton monotone et traînant ilvous racontait n’importe quoi, vous posait les plus ordinairesquestions qui vous surprenaient par leur banalité même et vousaviez la poche vide avant que vous ne lui ayez répondu. Entre-tempsil ne vous avait pas quitté des yeux, fixant sur vous son douxregard tranquille, un peu stupide et il vous avait offert unecigarette ou vous avait demandé du feu ou encore l’heure qu’ilétait. Averti par un ami de la Sûreté, je m’étais glissé dans cettesalle sans que personne ne me prêtât la moindre attention et j’enétais sorti sans que Drack eût eu l’occasion de m’apercevoir. Etc’était cet homme que l’on avait lancé sur moi. Sa besogne étaitdéjà accomplie. Ça n’avait pas été long. J’étais perdu !…

« Cependant le ressort qui est toujoursen moi dans les instants les plus critiques ne me fit point défaut.Rien ne put trahir ma consternation (je pourrais écrire mondésespoir !…) Je me mis à dîner de fort grand appétit, et, monDieu ! la conversation s’engagea le plus naturellement dumonde. Nous nous trouvâmes d’accord sur les plus minces sujets etnous nous découvrîmes les mêmes goûts pour l’ancien Opéra-Comique.Sans faire déjà une paire d’amis nous nous supportions fortaisément. On s’était présenté. Il se disait représentant d’unegrande maison de champagne et il voulut que je goûtasse à sa marqueque j’appréciai en connaisseur. Il régla même l’addition avant queje pusse m’interposer.

« Du reste, je n’insistai point car jevenais de m’apercevoir que je n’avais point suffisamment de monnaiedans mes poches et qu’il m’allait falloir chercher monportefeuille, geste que je voulais éviter par-dessus tout. Comme sagénérosité devait avoir été dictée pour beaucoup par une crainte dece geste-là, au moins égale à la mienne, tout se passa donc pour lemieux du monde et il put croire que je continuais d’ignorer madéconfiture.

« En sortant du restaurant j’eus grandsoin de le laisser marcher devant moi, mais il y eut à la porte unelégère bousculade et je me trouvai un instant séparé de lui ;quelques secondes plus tard, j’étais à nouveau sur ses talons quandil pénétrait dans notre compartiment. Nous bavardâmes encore unedemi-heure. Mon plan était simple. J’étais décidé, quand nous noustrouverions enfermés là-dedans pour la nuit, à lui mettre monrevolver sur la tempe et à exiger la restitution de monportefeuille, mais il en alla tout autrement comme vous allez voir,et ma foi, ce fut tant mieux car un geste brutal qu’il avait dûprévoir aurait peut-être tout perdu. D’autant plus qu’il pouvaits’être débarrassé de mon portefeuille après s’être emparé de lalettre… J’en étais là dans mes réflexions quand je sentis quemon portefeuille était revenu dans la poche de monveston !…

« Ainsi, il s’était débarrassé de monportefeuille mais dans ma poche !… Je n’avais plusrien à dire…

« Mais la lettre, maintenant, oùétait-elle ? Eh bien ! elle devait être dans sonportefeuille à lui !…

« Je ne désespérai plus de rien, carenfin, j’avais maintenant un avantage sur mon pickpocket, c’estqu’il croyait que j’ignorais que j’avais été volé, excellentesituation pour le voler à mon tour…

« Je crois avoir joué là une des plusfines parties de ma vie, mais, dans cette partie, le masque deparfaite et presque niaise sécurité que je posai si hermétiquementsur ma folle inquiétude ne fut pas une des choses les moinsremarquables du jeu. Si bien, ma foi, que mon homme y fut pris. Ilse coucha avant moi car je ne voulais pas le laisser seul dans lecorridor et j’étais décidé à ne plus le quitter d’un pas.

« Quand je me déshabillai à mon tour,j’eus la satisfaction de constater qu’il n’avait point pendu sonveston aux patères communes. Mon voleur était couché au-dessus demoi et je pus voir, d’un coup d’œil jeté sur la glace du lavaboqu’il finissait de rouler son veston dans le filet pendu, à portéede sa main, dans ce que je puis appeler son alcôve. Décidément, ilpouvait être plus fort que moi avec ses mains mais au point de vuepsychologique il n’était pas très fort, l’escogriffe !

« Cinq minutes plus tard, après avoirpris de mon côté toutes sortes de précautions (destinées à ne pointpasser inaperçues) pour garer mon portefeuille dans le filet quim’était réservé au fond de ma couchette et faire croire que j’yattachais toujours la plus grande importance, je lui souhaitai unebonne nuit et me pris à ronfler consciencieusement.

« Il ne s’endormit vraiment qu’à Mâcon.Je mis tout le temps et tout le soin qu’il fallait pour m’enassurer. Mais je n’en eus vraiment la certitude que lorsque j’eusterminé ma délicate opération. Je remuais le moins possible etcependant je n’eus de ma vie, pareille suée… Ah ! ladécomposition lente des mouvements est un travail de géant et lepire des martyres !…

« Enfin j’avais eu le veston, leportefeuille et j’étais rentré en possession de ma lettre à notreentrée en gare de Lyon… Il était temps car les cris des employés,les mouvements de la gare réveillèrent mon homme. Il put constaterque mon ronflement n’avait rien perdu de sa régularité. Au départde Lyon, sans qu’il se fût apparemment aperçu de rien, il seretournait contre la cloison et se rendormait.

« Je m’étais juré, moi, de ne pointdormir. Après l’expérience du portefeuille, vous pensez bien que jen’y avais point replacé la lettre… Cette lettre se trouvaitenfermée dans une double feuille et le tout dans une enveloppe, àpeu près dénuée de gomme et que je n’avais du reste point close,car lorsque je me trouvais seul, je ne manquais point de sortir cedocument pour l’étudier plus à fond (ce qui me permettait, chaquefois, d’y découvrir quelque chose de nouveau)… j’avais donc gardél’enveloppe dans ma main.

« Ma main était passée sous mon oreiller(car j’ai l’habitude de dormir sur le ventre, les bras recourbéssous mon oreiller, comme si j’allais le dévorer et j’ai ainsi lasensation de dormir plus vite, d’en prendre le plus dans lemoins de temps possible…) mais je le répète, je ne voulais pasdormir. Hélas ! j’oubliais que je ne connaissais pas un litdepuis trois jours… depuis trois jours je n’avais pas mangéd’oreiller… j’avais faim. Inconsciemment j’en goûtai un peu, puisbeaucoup… c’était bon… c’était doux !… Annibal à Capoue !Je m’endormis sur ma victoire !…

« Quand je me réveillai, les premiersrayons du jour glissaient entre les rideaux tirés des fenêtres etun homme en chemise de nuit était debout près de mon lit. En uneseconde je fus tout à la situation ! je m’en voulus de mafaiblesse, mais une légère crispation de ma main sur l’enveloppeque je n’avais pas lâchée me rassura…

« J’avais dû faire quelque mouvement enme réveillant car l’homme en chemise de nuit disparut rapidementdans le lavabo en emportant son sac et, du reste, en faisant lemoins de bruit possible. Je tâtai encore mon enveloppe. J’étaistout à fait réveillé… il me sembla qu’il y avait quelque chose denouveau dans l’enveloppe… en ce sens qu’il y avait quelque chose demoins dedans… Je tente d’y glisser mon doigt… À cause de la chaleurde ma main sans doute… l’enveloppe s’était collée… j’arrache… Il yavait bien la double feuille là-dedans ! mais la lettren’y était plus !…

« Décidément mon escogriffe n’était passi simple qu’il en avait l’air ou si dénué de sens psychologiqueque je l’avais cru. Il avait dû s’apercevoir, à Lyon (en seréveillant et dès son premier coup d’œil sur son filet), que l’onavait touché à ses affaires et qu’il m’avait bien mis dedans en seretournant contre sa cloison et en feignant à son tour lesommeil pendant que je m’endormais pour de bon, à montour.

« Mâtin ! on était digne de lutterl’un contre l’autre ! J’avais gagné la première manche… Ilavait remporté la seconde !… À qui la belle ?

« Mais la partie devenait terriblementdifficile pour moi, maintenant que je savais qu’il savait queje savais qu’il avait la lettre !…

« Et je n’avais pas beaucoup de tempsdevant moi pour la lui reprendre, si tant est que la chose fûtencore possible.

« Je feignis bien de ne point m’êtreréveillé et je ne simulai le réveil que lorsqu’il réapparut,sortant du petit lavabo avec son sac… Je m’arrangeai pour qu’il neperdît aucun de mes mouvements, ce qui était moins difficile que deles lui dissimuler, et pour qu’il m’aperçût du coin de l’œilrangeant hâtivement l’enveloppe que je venais de tirer sousl’oreiller comme si je continuais d’être persuadé que je possédaisun trésor.

« Toutefois je doutais qu’il fût pris àune aussi mince comédie. En ce qui me concernait, toutes mesfacultés étaient en éveil pour deviner ce que l’autre avait pufaire de la lettre. J’avais dû me réveiller dans le moment qu’il mereglissait l’enveloppe dans la main ; j’imaginai que sabrusque disparition avait témoigné de sa surprise et il ne faisaitpoint de doute qu’il était entré dans le lavabo avec le précieuxdocument en main. Sans quoi, quand j’avais remué pour la premièrefois, il n’eût point marqué cet émoi.

« Il était donc rentré dans le lavabo enchemise de nuit avec la lettre et avec son sac ouvert. Ilen ressortit avec son sac fermé. Il y avait toute chance pour quela lettre fût dans le sac. Il se hâtait de s’habiller pour melaisser la place libre…

« Pendant ce temps nous échangions cespropos du matin qui sont de rigueur entre gens qui ont passé lanuit dans la même cabine. Nous nous félicitâmes l’un l’autre durepos que nous avions goûté. Il était comme moi : le mouvementdu train le berçait et il ne dormait jamais si bien qu’en voyage.Enfin il fut prêt et, après avoir fermé son sac à clef, ilsortit.

« Je me jetai hors de ma couchette et fisjouer le verrou de la cabine. J’étais seul, sans surprise possible.Je me ruai sur le sac. Aucune de mes clefs ne l’ouvrait, maisj’avais un petit outil avec lequel je forçai les serrures, sans queje me demandasse une seconde ce qu’il adviendrait, par la suite, decette effraction. Je vidai son sac, je le mis au pillage, je letâtai sur toutes les coutures : pas de poche secrète… et pasde lettre. Il avait donc gardé sa lettre sur lui en tout cas, ill’avait emportée avec lui. Je remis en vrac toutes les affaires dece damné Drack dans son damné sac et jetai ce dernier dans le coindu filet où j’étais allé le chercher, puis je m’habillai en cinqminutes. Après quoi, en face de la glace, je composai mon visage,lui commandai le sourire et l’indifférence et je rentrai dans lecorridor croyant y trouver mon homme… mais point de Drack dans lecorridor…

« Je glissai comme une flèche jusqu’auwagon-restaurant. Drack y prenait tranquillement son café aulait.

« Cette fois je ne le fuyai point et jefus fort heureux de constater qu’une place était libre en face delui. Je m’y assis. Il me sourit, je lui souris. Nous avions l’airaussi contents l’un que l’autre, l’un de l’autre.

« Je savais qu’il savait… Il savaitaussi que je savais qu’il savait… Quelle situation que cellede ces deux individus qui, depuis la veille au soir, ne cessaientde se voler mutuellement sans que rien, dans leurs façons d’être nidans leurs paroles, ne dénonçât leur intime pensée, la joie de lavictoire ou le désagrément de la défaite ni l’espoir frénétique dela revanche…

« J’avais commandé deux œufs sur le plat…Il beurrait ses toasts… on approchait d’Avignon… j’avais peut-êtreencore vingt minutes devant moi.

« – Vous avez chaud ? medemanda-t-il.

« Oui j’avais chaud… de grosses gouttesde sueur me perlaient aux tempes… je jetai ma casquette dans lefilet au-dessus de nous, à côté de sa casquette à lui.

« – On chauffe trop dans ces wagons deluxe ! fis-je…

« – Cela dépend des tempéraments,répliqua-t-il… moi je n’ai jamais trop chaud. Si vouspermettez ?

« Là-dessus il prit sa casquette et s’encoiffa solidement.

« J’étais renseigné. La lettre était dansla casquette !

« Le coup d’œil qu’il lui avait lancélorsque j’avais jeté la mienne dans le filet, le soin qu’il prenaitde se recoiffer aussitôt mon arrivée et la solidité même aveclaquelle l’opération avait été faite, tout le dénonçait !

« Pour quelqu’un dont les sens étaientexacerbés comme les miens, il n’avait même pas été difficile depercevoir dans un dixième de seconde, le sentiment évident desatisfaction dans la sécurité qu’avait exprimé cette tête dèsqu’elle avait été coiffée de cette casquette…

« Rien ne m’avait échappé, pas même leléger effort qui attestait l’étroitesse, sans doute récente, de lacoiffe.

« Enfin, une minute plus tard, je luscomme dans un livre cette phrase visible pour moi seul, dans cesdeux beaux grands yeux dont la placidité apparente semblait menarguer : “Elle est là, la lettre ! viens donc lachercher !”

« Tout à coup, j’y allai. Ce fut rapidecomme la foudre.

« Je venais de payer mon déjeuner et ilréglait le sien… déjà le train ralentissait et l’on allait entreren gare d’Avignon. Je me levai. Il était encore assis. Je pris macasquette dans le filet. Elle était à carreaux comme la sienne… et,avec un peu de bonne volonté, on eût pu prendre l’une pour l’autre…et, tout à coup, lui jetant la mienne sur la table, je m’emparaid’un geste brusque de celle qu’il avait sur la tête.

« Il poussa un cri, se dressa,hagard !… Moi je souriais, en déclaranttranquillement :

« – Je vous demande pardon, vous vousêtes trompé de casquette, monsieur !

« – Jamais de la vie ! s’écria-t-ilet il se jeta sur moi.

« Mais j’avais prévu le mouvement et jem’étais assez reculé pour avoir mis la précieuse casquette hors desa portée… Des voyageurs s’étaient levés, nous entouraient,intervenaient, s’amusaient de cet intermède incompréhensible etgrotesque de la fureur éclatante de ce voyageur (les yeux naguèreplacides lançaient des flammes et la douce face rose était devenuecomme un énorme boulet rouge prêt à porter l’incendie) pour unecasquette !…

« Moi, j’étais de plus en plus calme,séparé du dangereux escogriffe par deux voyageurs. Et je prononçaien ouvrant la coiffe de la casquette :

« – Cette casquette est si bien à moique, comme elle était trop large, je l’ai garnie avec une lettreque voici. Si Monsieur désire que je lui dise quels sont les termesde cette lettre, je les répéterai et tout le monde pourra constaterlequel de nous s’est trompé !…

« Ces derniers mots eurent le don decalmer Drack instantanément. Ils furent comme un bain glacé pour leboulet rouge qui n’éclata point. L’homme regarda ma casquette, surla table, la prit… et convint en bougonnant qu’il s’était trompé…que c’était bien la sienne !… Il y eut des rires. Le trainstoppait en gare d’Avignon. Je sautai sur le quai, mon trésor surla tête…

« Quelques secondes plus tard, j’étaishors de la gare, ayant abandonné mon bagage… et, pendant que Drackme cherchait dans le train de Port-Bou, j’avais sauté dans une autoqui, à prix d’or et à quatre-vingt-dix à l’heure me conduisait àMarseille… mais vrai ! j’avais eu chaud !

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