Le Crime de Rouletabille

III. – Le baiser sur la terrasse

Le soir, après dîner, nous allâmes au Casino.On était en pleine saison. C’était une folie. Où donc tous ces genstrouvent-ils tant d’argent ? Mais vous pensez bien que je nevais pas faire le censeur ni découvrir une salle de baccara. Dansle privé, j’ai vu, en quelques coups de cartes, passer descentaines et des centaines de mille francs. Mais ce qui mestupéfiait le plus, c’était la richesse des toilettes des femmes etleur tranquille indécence. Je sais bien que je suis vieux jeu,vieux Palais, tout ce que l’on voudra, mais il y a des limites àtout. Ces dos nus ! Enfin !…

Je constatai avec plaisir qu’Ivana avait unetoilette originale dans sa simplicité, mais de fort bon goût. Bienqu’elle ne fût pas décolletée jusqu’à la ceinture, sa robe de tullenoir pailleté, garnie de cabochons noirs, n’était pas la moinsregardée. Ivana avait dans les cheveux un bandeau de gros cabochonsde jais, fixant une mantille. On eût dit un Goya. Le professeur nela quittait pas. Mais ils nous quittèrent. Évidemment, on ne sepromène pas comme une noce dans les salons d’un casino.

Je retrouvai Rouletabille etMme Boulenger causant dans un coin près des portes-fenêtresouvertes sur les terrasses. Nous nous assîmes tous trois dans desrocking-chairs et goûtâmes la fraîcheur de la nuit lunaire, ce quin’était pas un luxe après l’étouffement des salons de jeu…

Nous étions là depuis quelques instants,rêvant chacun de notre côté, lorsque j’aperçus distinctement dansl’une des allées qui conduisent à la plage, deux silhouettes quivenaient de sortir de l’ombre, traversaient un petit espace declarté et rentraient dans l’obscurité.

J’avais reconnu tout de suite, dans les deuxpromeneurs solitaires, Roland Boulenger et Ivana.

Roland tenait la main d’Ivana sur ses lèvreset y prolongeait un baiser que la brusque lumière avait surpris. Ily avait eu à ce moment un geste de retrait d’Ivana, mais Rolandavait maintenu sa position et il s’était enfoncé dans l’ombre avecsa captive.

De loin, nous dominions la scène qui avaitduré quelques secondes. Nous-mêmes étions dans l’ombre et, d’enbas, l’on ne pouvait nous voir. Du reste, les deux personnages quime préoccupaient ne semblaient guère penser à nous. Ils nousavaient complètement oubliés.

Et maintenant, je dois vous dire que cetterapide vision m’avait complètement bouleversé, non pour moiassurément, mais pour les deux êtres qui étaient assis à mes côtés.Il me paraissait impossible qu’ils n’eussent point vu ce quej’avais si bien vu, moi ! Cependant, Rouletabille n’avaitpoint bougé. Quant à Mme Boulenger, elle se leva endisant :

– Vous ne trouvez pas qu’il fait un peufrais ? Si l’on rentrait ?

Nous nous levâmes à notre tour et la suivîmesjusque dans la salle de la boule où elle s’amusa à jouer sur lesnuméros et où elle gagna une vingtaine de francs, avec desdémonstrations de joie enfantine. Comme nous quittions la boule, ennous retournant, nous nous trouvâmes nez à nez avec Roland et Ivanaqui, depuis un instant, regardaient jouer.

– Tiens, fit Mme Boulenger, vousvoilà ! Où étiez-vous donc ?

– Dans la lune… répondit le professeur, sivous saviez ce qu’il fait beau dehors !

– Si l’on rentrait à pied ? »proposa Thérèse. Nous reprîmes le chemin de la villa. Roland etIvana étaient devant nous, à une certaine distance. Nous marchionstous en silence…

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