Le Crime de Rouletabille

XXII. – La foudre

Alors l’affaire alla vite… Les témoins del’accusation défilèrent rapidement à la barre… Puis ce furent lestémoins de la défense… Dans les conditions où s’engageait pour moicet étrange procès, j’avais à tout hasard fait venirMme Boulenger… et les témoins de notre nuit d’enquête à Passy…Quelle sensation quand Thérèse Boulenger parut !… La hautefigure de cette femme était aussi célèbre que celle de son mari.Nul n’ignorait la part admirable qu’elle avait prise à ses travauxet le secours merveilleux que Roland Boulenger avait trouvé auprèsd’elle, dans les moments difficiles de sa vie de savant jalousé desconfrères, détesté des officiels. Personne n’ignorait non plus lesentiment d’abnégation et quasi de sainteté avec lequel elle avaitsouffert les pires écarts conjugaux d’un homme qui ne se refusaitaucune fantaisie. Quand elle s’avança à la barre dans ses voiles dedeuil, ce fut dans la salle, comme un immense gémissement. Elleétait belle encore, avec une pâleur lumineuse, divine… Les tempescependant avaient blanchi, les lèvres avaient pâli… au coin desyeux, à la naissance du nez, les douleurs avaient tracé le sillonde leurs larmes secrètes.

Le geste avec lequel elle jura de dire lavérité, toute la vérité fut d’une beauté auguste. Elle avait tournéla tête du côté de Rouletabille qui, lui, n’avait pas encore levéla sienne et restait enfermé dans ses bras. Et tout de suite, elleproclama sa conviction de l’innocence de l’accusé et sortit, augrand émoi de l’avocat général et pour la stupéfaction du public,le nom de Théodora Luigi !…

– Quand Rouletabille quitta, le mardi dudrame, la maison de Passy, déclara-t-elle solennellement, les deuxpersonnes qui s’y trouvaient étaient encore vivantes… Unedemi-heure plus tard quand Théodora Luigi, qui y vint après lui, ensortit, elles étaient mortes !…

Là-dessus, l’avocat général s’étaitlevé :

– C’est la première fois, s’écria-t-il, quenous entendons prononcer ce nom dans cette affaire… Nous avons tropde respect pour la douleur de Mme Roland Boulenger pour nepoint comprendre les sentiments qui l’animent si… naturellementcontre une femme…

– Monsieur l’avocat général ! interrompitThérèse… il ne s’agit point ici de mes sentiments… Il s’agit de lavérité… je l’apporte, même si elle gêne quelques-uns. Jel’apporte et je la prouve !

– Prouvez donc, madame ! fit leprésident.

– Messieurs, fit alors Thérèse en sortant unpapier de son sac… voici une lettre trouvée par Rouletabille etqu’il me confia avant son départ pour l’étranger, pour que jepuisse m’en servir, si par hasard on ne le revoyait pas !Cette lettre, adressée par mon mari à Théodora Luigi, lui donnaitrendez-vous pour le mardi du crime, à la maison de Passy qu’elleconnaissait bien !… Théodora était à ce moment au Havre… c’estlà que Rouletabille a trouvé la lettre… Sans doute n’a-t-elle pointrépondu à mon mari comme celui-ci s’y attendait… et mon mari,croyant que cette femme ne viendrait pas… avait offert à Ivana unecollation qui n’avait pas été préparée pour elle… et cela, j’ensuis persuadée, en tout honneur ! Je n’ignorais rien du flirtsentimental et scientifique qui existait entre mon mari et Ivana…mais je n’ai jamais douté de cette dernière… Elle était audacieusemais sûre d’elle et elle n’eût, pour rien au monde, trahi ni monamitié ni surtout le seul être qu’elle aimât d’amour… l’homme quiest sur ce banc d’infamie. (On s’attendait à voir se redresserRouletabille… Je le poussai même du coude… mais il ne broncha pas…son attitude continuait d’être déplorable… Ah ! il n’aidaitcertes pas ceux qui essayaient de le sauver !…) Or, continuaMme Boulenger (on eût entendu une mouche voler), ThéodoraLuigi est venue, a trouvé sa place prise et a frappé !…

– Pardon ! Cette lettre (l’huissier avaitpassé la lettre au président) ne prouve point qu’elle soitvenue !… interrompit le président.

– Non, monsieur… mais il est une autre chosequi le prouve, c’est ceci… (Et, puisant une seconde fois dans sonsac, elle sortit l’anneau d’esclavage.) C’est ce bijou qui ornait àl’ordinaire la cheville de Théodora Luigi… cet anneau qui s’estdétaché dans la fuite de la coupable et que Rouletabille a retrouvédans la petite maison de Passy devant des témoins que nous vousferons entendre… Rouletabille m’avait confié cet anneau comme lalettre !… (Rumeur… l’huissier passe le bijou au président… lacour l’examine… puis l’avocat général… On a le plus grand mal àrétablir le silence.)

– Serait-il prouvé, émit l’avocat général, quece bijou ait appartenu à Théodora Luigi… Il resterait à établir queThéodora Luigi qui était venue souvent à la petite maison de Passy,l’aurait justement perdu ce jour-là !…

– Il y a un homme qui a vu ce jour-là et àcette heure-là Théodora Luigi sortant de la petite maison de Passy…cet homme, c’est le coiffeur dont la boutique était établie au coinde l’impasse La Roche… mais il est probable que l’on redoutait sadéposition… car on a fait quitter à cet homme Paris d’abord, puisla France.

– Et l’on ne sait maintenant où il setrouve ? interrogea le président…

– C’est tout à fait dommage ! appuyal’avocat général… car, jusqu’à maintenant, le témoin n’a fait quenous apporter une hypothèse… une simple hypothèse… et,permettez-moi de le répéter, excusable de la part deMme Boulenger, mais tout à fait invraisemblable pour qui veutbien réfléchir de sang-froid…

C’est alors que l’on vit se lever Rouletabilleet l’on fut étonné de l’entendre parler.

– Pardon, monsieur l’avocat général… fit-il,d’un air assez détaché, d’un air peu sympathique assurément…pardon ! mais il y a quelqu’un qui pourrait vous dire bienmieux que ce M. Poupardin lui-même (c’est ainsi que se nommele coiffeur dont vient de parler Mme Boulenger) ce queThéodora Luigi a fait ce jour-là… et à cette heure-là… si elle estvenue à Passy et si elle a pénétré dans la villa La Roche…

– Et qui donc ?

– Mais, monsieur l’avocat général, c’estThéodora Luigi elle-même !

– Sans doute, admit l’avocat général avec unsourire, mais qui pourrait nous dire où est ThéodoraLuigi ?

– À cette heure-ci, prononça Rouletabille deson air détaché et insupportable, elle doit entrer dans la galeriede Harlay avec mon ami La Candeur…

Quels mouvements dans l’auditoire et chez lesjuges ! Et moi-même je ne savais plus où j’en étais… Leprésident donna des ordres à voix basse à l’huissier, mais celui-cin’eut pas plutôt franchi la porte des témoins qu’il rentrait endisant :

– Mme Théodora Luigi est ici !

– Faites-la entrer.

Elle entra. Et il y eut, quand elle se montra,un silence terrible… comme sur la place de la Roquette jadis, quands’ouvraient les portes de la prison devant le condamné à mort… Lesderniers incidents avaient retourné l’assistance… Maintenant, onétait avec Mme Boulenger contre cette femme qui avait uneréputation de désastres et de ruines… Si tout le monde ne croyaitpas encore que c’était elle qui avait tué… tout le mondel’espérait !… L’audace avec laquelle elle se présentait plusodieuse encore… Ah ! on voyait bien que c’était une femmecapable de tout !… Cependant, elle n’avait jamais été aussibelle. Elle s’avança dans les longs plis d’un manteau violet avecla démarche d’une reine de tragédie… Elle ne regarda pasMme Boulenger qui, elle, ne la quittait point de ses yeux deflamme. Quel duel allait s’engager entre ces deux femmes !Mais encore là on se trompait : ce n’était point entre cesdeux femmes qu’il allait avoir lieu, mais il n’en fut pas moinsterrible. Théodora prêta serment et commença de déposer avec laplus grande simplicité :

– Je suis venue de loin, dit-elle, sur laprière de celui que vous accusez… Il paraît que je puis aider àprouver son innocence ! Toute dangereuse que soit la véritépour moi, je me confie à lui et je la dirai tout entière…La voici : Ayant reçu une lettre de M. Roland Boulengerqui me priait d’être le mardi dans la capitale, je quittai Le Havrele lundi. Arrivée à Paris, je trouvai un mot qui me donnaitrendez-vous à la petite maison de l’impasse La Roche vers cinqheures ! Je ne pus m’y rendre qu’à cinq heures et demie…J’avais une clef de la porte du jardin qui donnait sur l’impasse…Je pénétrai dans le jardin et j’allais gravir le perron de la villaquand j’entendis au-dessus de ma tête, au premier étage, des criset des coups de revolver !… Je m’enfuis aussitôt comme unefolle, refermai la porte du jardin et me précipitai dans laboutique de Poupardin. Le coiffeur était sur sa porte et il m’avaitcertainement vue sortir de cette maison ! Je ne savais queldrame venait de s’y passer !… Je l’ai payé pour qu’il se tûtet pour qu’il allât s’établir ailleurs. Ma conduite a peut-être étéimprudente… En tout cas, je vous ai dit tout ce que je sais, je nevous ai rien caché !… Le soir même, j’apprenais l’horriblecrime… Moi aussi j’ai pleuré ! Je suis allée pleurer àl’étranger…

– Vous avez fui à l’étranger ! s’écriaMme Boulenger… et maintenant, vous croyant sûre de l’impunité,vous êtes venue nous braver ici !… Mais reconnaissez-vousceci ?… Et, allant prendre elle-même le bijou d’entre lesmains du président elle présenta l’anneau d’esclavage à ThéodoraLuigi…

– Oui ! fit Théodora… Je le reconnaisparfaitement ! C’est un anneau d’esclavage que j’ai perdu dansla Villa Fleurie à Sainte-Adresse…

– Madame ! répartit Thérèse avec uneagitation qui semblait avoir gagné toute l’assistance, vousmentez ! Cet anneau a été retrouvé dans la maison de Passy, cequi prouve que vous y avez pénétré… Cet anneau, vous l’avez perduen fuyant après avoir accompli votre ignoble forfait !…

Théodora Luigi était devenue soudain d’unepâleur de cire.

– Par qui donc cet anneau a-t-il ététrouvé ? demanda-t-elle en ouvrant des yeux immenses…

– Par Rouletabille ! s’écriaMme Boulenger.

Théodora se retourna vers l’accusé :

– Oh ! monsieur, dit-elle d’une voixdouce, vous aviez oublié de me dire ceci !

– Oui, je l’avais oublié ! répliqua lavoix éclatante de Rouletabille, mais Mme Boulenger aoublié, elle, de vous dire, que si je l’avais trouvé, c’est qu’ellel’y avait mis !…

Il y eut là un coup de stupeur dont Thérèse neparut pas seule frappée. On ne comprenait plus !… QuandMme Boulenger put reprendre la parole ce ne fut d’abord quepour laisser entendre quelques exclamations confuses…

– Moi !… que veut-il dire ? Mais ilest fou !

Ce fut comme une espèce de chavirementgénéral, comme si le terrain eut subitement basculé sous les piedsde tous… On ne savait plus où se raccrocher… Seul, Rouletabillerestait droit, hostile, au centre de ce chaos.

Le président qui sentait l’affaire lui filerentre les doigts comme une poignée d’eau, avait des gestes de noyé…Il demanda, comme s’il étouffait :

– Mais quelle preuve avez-vous de cetteaccusation inexcusable contre Mme Boulenger ?…

– Je n’en ai point d’autre que celle-ci…répliqua Rouletabille c’est que les deux premières fois que j’aifait mon enquête dans la petite maison de Passy (la première foisdevant le juge d’instruction, la seconde tout seul) je n’ai rientrouvé et que ce n’est que la troisième, en compagnie deMme Boulenger et devant les témoins amenés par elle, que j’aidécouvert l’anneau d’esclavage !… Je vous jure monsieur, quelorsque j’ai passé quelque part deux fois, il ne reste plus rien àdécouvrir…

– Ah ! le malheureux ! s’écriaMme Boulenger, le malheureux fou !

– Mais quel intérêt… interrogea leprésident.

– Oui ! quel intérêt aurais-je eu ?répéta Thérèse, comme à bout de tenir tête à de pareillesextravagances…

– Quel intérêt ? éclata Rouletabille… Jevais vous le dire, madame ! Votre haine, d’abord, contre cettefemme, et puis l’intérêt que vous aviez à tromper la justice !L’assassin, c’est vous !…

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