Le Crime de Rouletabille

VI. – Le drame

Le lendemain, je revis mon Rouletabille desbeaux jours. Je retrouvai sa gaieté, sa joie de vivre, soninsouciance. Il n’avait pas eu besoin de parler à Ivana. Par sonattitude dernière, par sa propre initiative, sa résolution expriméela veille d’abandonner la dangereuse partie que Thérèse lui avaitfait jouer, Ivana avait rendu toute explication inutile. EtRouletabille profitait particulièrement de la situation,c’est-à-dire que sa patience conjugale, sa confiance merveilleuseétaient récompensées comme s’il n’en avait point touché leslimites. Je trouvai que le hasard faisait bien les choses.

Sur la prière de Mme Boulenger nous nequittâmes point de suite les Chaumes. Du reste, un départ aussiprécipité aurait été un peu ridicule pour Ivana après les scènes dubal qui avaient vu le triomphe de la Théodora ; et puis iln’avait plus sa raison d’être. Roland Boulenger ne s’intéressaitplus du tout à Ivana.

Il était souvent absent. Le martyre de Thérèsefaisait peine à voir. Elle n’avait même pas essayé de reparler duvoyage en Bretagne ; elle savait que ce serait inutile !Une après-midi où Roland nous avait quittés de bonne heure, ellenous retint pour nous apprendre son calvaire : Roland etThéodora se revoyaient en secret dans une villa de Sainte-Adresse.Elle espionnait son mari, faisait suivre Théodora et même leprince.

– Car le plus grand danger, en ce moment, estde ce côté, nous dit-elle… Je sais que le prince est affreusementjaloux, qu’il fait des scènes terribles à sa maîtresse et que lenom de Roland revient souvent entre eux. Mon Dieu ! S’il lessurprenait jamais !…

– Mais s’il est jaloux, comment fait-elle doncpour rejoindre Roland ? interrompis-je.

– Le prince est souffrant… oui, il est tombésubitement malade…

– Oh ! il était déjà suffisammentdémoli.

– Par toutes les drogues qu’elle lui faitprendre ! continua Thérèse… Elle a dû lui faire goûter àquelque chose de nouveau pour qu’il se mette au lit… et ne la gênepas !… Une femme comme celle-là est capable de tout !…Bref il ne quitte pas son appartement de Frascati… mais elle sort,elle !…

– Ils ne sont donc plus à Deauville ? Jeles croyais au Royal ?

– C’est elle qui lui a fait quitter Deauville…Elle lui fait faire, au fond, tout ce qu’elle veut. Vous comprenezqu’ici elle était gênée… Elle ne pouvait faire un pas sans avoirtous les yeux sur elle… Enfin, Roland lui-même, par un reste depudeur, a dû lui faire comprendre qu’ici… eh bien, ici… il y amoi !… Du moins, je l’espère… oui, j’espère qu’il aura aumoins pensé à moi pour s’éloigner de moi… mais je n’en suis passûre… Mais revenons au prince… hier, elle l’avait quitté à troisheures… À quatre, le prince s’est fait habiller pour sortir, maisil a été pris d’une défaillance et on a dû le recoucher… Voilà dansquel état sera mon malheureux Roland avant deux mois si on nel’arrache pas aux griffes de cette gouge.

– Moi, je la tuerais ! dit froidementIvana.

Je regardais la jeune femme. Elle avait sonplus sombre regard, dans un visage glacé… on eût dit qu’elle venaitde la tuer vraiment et qu’elle fixait devant elle sa rivaleabattue.

– La tuer ! s’écria Thérèse… Ah ! sivous croyez que je n’y ai pas pensé !…

– Eh bien alors, qu’est-ce qui t’arrête,reprit la voix morne d’Ivana. Tu serais acquittée, n’est-ce pasSainclair ?

– Mon Dieu, oui ! fis-je… mais ça causebeaucoup d’ennuis de tuer les gens… sans compter que je ne connaispas le jury de la Seine-Inférieure et que l’on n’est sûr de rien,après tout ! Entre nous il vaudrait mieux trouver une autresolution…

– Je ne la tuerai pas ! dit Thérèse,parce qu’il ne me le pardonnerait jamais… Il m’aime encore unpeu !… je ne veux pas qu’il me haïsse !

– Alors ? questionna Ivana, deplus en plus sombre…

– Alors, je veille ! soupira lamalheureuse femme…

Et elle nous quitta, s’accrochant aux meubles…Ivana courut derrière elle… et nous les entendîmes bientôt toutesles deux qui pleuraient ensemble… Rouletabille et moi descendîmesdans le jardin. Nous regardâmes les fenêtres ouvertes du bureaudans lequel personne n’entrait plus…

– La pauvre femme ! dit Rouletabille. Onne peut pourtant pas la laisser… j’ai pourtant bien envie de ficherle camp !…

– Eh bien ! et moi !…

– Oh ! toi, je te défends de partir sansnous !

Ivana vint nous rejoindre. Elle s’essuyait lesyeux.

– C’est affreux ! dit-elle… Roland estperdu… vous saviez ce que Thérèse me raconte !… Elle estarrivée à soudoyer la femme de ménage de la villa deSainte-Adresse. Cette femme, qui va à la villa chaque matin pour yaccomplir une besogne sommaire qui consiste surtout à donner del’air, à ouvrir les fenêtres et à les refermer pour l’après-midi,moment de la journée où elle ne doit jamais paraître à la villa…cette femme, veuve d’un maître d’équipage, qui sait ce que c’estque l’opium, a dit à Thérèse qu’il s’en faisait là-bas une orgie…qu’un matin elle avait trouvé la Théodora comme morte, sur lescoussins à côté de sa fumerie… qu’autour d’elle il y avait undésordre indescriptible, attestant une lutte… sans doute avait-elletenté de retenir Roland malgré lui… Thérèse calcule que cela devaitcoïncider avec le soir où Roland est rentré avec une figured’outre-tombe – nous ne l’avons pas vu, nous autres – et où ils’est enfermé tout de suite dans sa chambre. Le lendemain matin levalet l’a trouvé sur son lit, tout habillé. Voilà les détails quela malheureuse nous avait cachés jusqu’alors… Pour moi et pourThérèse, Roland se défend encore au bord de l’abîme où l’autre veutl’entraîner… Thérèse m’a encore avoué des choses qu’elle avaithonte d’étaler devant toi et devant Sainclair… Toute samisère ! Elle s’est jetée encore une fois aux genoux deRoland, mais cette fois, l’autre l’a balayée en lui disant de nepas se mêler de ça !… que ça passerait mais qu’il ne fallaitpas se mêler de ça !… Il aurait été très dur, paraît-il…

– Et elle pense que cet homme l’aime encore unpeu !… interrompis-je.

– C’est ce que je lui ai dit… Elle m’arépondu : « S’il ne m’aimait plus du tout, il serait déjàparti avec elle !… C’est pour moi qu’il lutte encore,pauvre Roland !… » Textuel, je n’invente rien…termina Ivana.

– Est-ce qu’il l’a jamais aimée ?questionnai-je.

– Oui !… répondit Ivana… comme on aime unange !… Avec un tempérament comme le sien Rolland a dû selasser vite…

– Il y a peut-être de sa faute à elle, danstout ça ! repris-je.

– Elle se le demande… elle s’accuse… elle faitpitié !…

Rouletabille qui n’avait encore rien ditdemanda :

– Quand est-elle allée se jeter à sesgenoux ?

– La nuit dernière… nous étions encore auCasino.

– Non ! nous venions de rentrer…fit-il ; tu étais déjà montée dans ta chambre. Sainclair etmoi nous finissions de fumer un cigare dans le jardin… puis nousnous sommes séparés pour regagner chacun notre appartement… au coindu couloir, je vis passer comme une folle Mme Boulenger quisortait de la chambre de son mari et qui rentrait dans la sienne.Elle était dans un grand désordre, les cheveux sur le dos, la gorgedécouverte et dans un déshabillé magnifique…

– Oui !… eh bien, il venait de la mettreà la porte !…

– La pauvre femme ! fis-je… elle s’étaitfaite belle. Avez-vous remarqué que, depuis quelques jours, Thérèsese parfume d’une façon extravagante ?…

– C’est touchant !… dit Rouletabille.

– Comment se fait-il, demanda Ivana àRouletabille, qu’en rentrant chez moi, tu ne m’aies point parlé decette rencontre avec Thérèse dans le couloir ?

– Parce que, entendant toute la journée parlerde cette histoire, je suis trop heureux, quand je pénètre chez moi,d’oublier et Thérèse et Théodora Luigi… et même RolandBoulenger !…

Ceci avait été dit d’un ton si net que nousrestâmes un instant interdits, Ivana et moi.

– C’est un reproche ? releva Ivana, d’unevoix calme mais un peu tremblante… Mon Dieu ! fit-elle en nousquittant, que les hommes sont égoïstes et méchants !

Rouletabille voulut la rappeler, mais ellesecoua la tête et continua tranquillement de s’éloigner.

– Non ! non ! fit-elle encore, j’aicompris !

Les événements se précipitèrent. Un jourThérèse nous apprit que le prince était sorti de son hôtel, avecson secrétaire, et qu’il avait fait une promenade en voiture ducôté de Sainte-Adresse, mais on avait dû le rentrer presqu’aussitôtchez lui, car il était tout défaillant… Théodora Luigi, en rentrantà Frascati, l’avait vivement réprimandé de cette incartade. Lesmédecins s’étaient joints à elle. Il avait promis d’être plusraisonnable…

– Cela ne fait pas de doute qu’il lescherche !… cette promenade du côté de Sainte-Adresse… Il doitêtre renseigné ! nous dit-elle. Nous allons assister à quelquechose d’affreux !

Et elle se prit la tête dans les mains.

– Mais il faudrait prévenir Roland !dis-je.

– Sainclair, je compte sur vous !… (ellen’osait plus rien demander à Rouletabille, et depuis la petitescène de l’autre jour, Ivana, de son côté s’était comme enfermée enelle-même, nous laissant dire, se mêlant peu à nos propos !…)Prévenez-le, continua Thérèse… moi, je ne le puis, sans avouer queje les espionne, ce qui le mettrait en fureur…

Le soir même, j’eus une courte entrevue avecRoland. Je pris toutes les précautions possibles en abordant unpareil sujet… Il sourit, me remercia et me demanda comment jeconnaissais tous ces détails… Je lui répondis que l’on s’occupaitdu prince et de Théodora Luigi au Casino et que j’avais surpris despropos…

– C’est ma femme qui vous à renseigné… medit-il, en accusant son sourire… je sais qu’elle nous faitsurveiller…

– Vous ne lui en voudrez pas !… Elle vitdans la terreur d’une catastrophe…

– Bonne Thérèse ! dit-il… Rassurez-la etdites-lui que ses tourments vont prendre fin… Je le lui ai déjà ditplusieurs fois… mais elle ne veut pas me croire… Le prince vamieux, et j’en suis enchanté, oui, je serai heureux de les voirpartir tous les deux… et ce sera bientôt !

– Vous me permettez de répéter tout cela àvotre femme ? Elle sera si heureuse !

– Comment donc ! Mais elle ne vous croirapas… Elle est têtue comme une mule, ma bonne Thérèse !…

– Elle ne vit que pour vous ! dis-je…Soyez prudent ! S’il vous arrivait quelque malheur, elle enmourrait !…

– J’en suis persuadé, dit-il… je vous prometsd’être prudent… et pour elle… et pour moi !… Diantre ! jetiens encore à la vie !…

Il avait raison. Mme Boulenger eut untriste sourire quand je lui répétai les paroles de Roland. Elle necroyait plus en ses promesses. Tout de même elle put constater lelendemain que Roland fut assez prudent pour ne pas retourner auHavre… Il resta presque toute la journée avec nous et se montra gaicomme les premiers jours. Il taquina Ivana qui fut assez maussade,ce qui parut le surprendre outre mesure.

– Nous ne sommes plus amis ?demanda-t-il.

– Je vous répondrai quand nous nous remettronsau travail ! lui dit-elle.

– Eh bien ! faisons la paix tout desuite ! car nous travaillerons dès demain matin, après unebonne promenade à cheval, suivant le programme… ça vousva ?

– Si ça pouvait être vrai ! s’écria Ivanadont les joues s’étaient empourprées.

Quant à Thérèse, elle avait la fièvre.L’événement la surpre­nait tellement qu’elle en paraissait commeanéantie. Cependant son inquiétude, de temps à autre, reprenaitvisiblement le dessus. Quand nous fûmes seuls, je lui adressaiquelques paroles mais elle ne parut pas m’entendre. Tantôt ellenous montrait une figure illuminée et tantôt elle paraissait céderà un accablement nouveau. La pauvre femme ne pouvait croireentièrement à tant de bonheur. Et par instants, son regard quiétait loin de nous, semblait entrevoir des choses bien sombres.Nous pûmes craindre, ce jour-là, quelque peu pour sa raison. C’estdu moins l’effet qu’elle nous produisit et je vois encore Ivanaprendre dans les siennes ses mains brûlantes et lui tenir despropos pleins d’espoir.

Le lendemain matin, Roland fit la promenade àcheval annoncée. Cette fois, Rouletabille s’était mis de la partie.Cette détermination me plut. De toute évidence mon ami n’était pasd’humeur à se prêter à une nouvelle édition des expériencespassées. Quand ils revinrent tous trois à la villa, un jeunematelot, qui portait à son béret le nom de l’Astarté,joignit Roland Boulenger au moment où celui-ci descendait decheval, lui remit un pli sous enveloppe. Roland décacheta avec unemain fébrile et lut. Ce ne fut pas long, il mit le papier dans sapoche, cria au palefrenier de sauter sur l’un de nos chevaux et dele suivre. Quant à lui, il était de nouveau en selle et, sans nousavoir dit un mot, il repartait à fond de train. Le matelot couraitderrière lui dans la direction du port.

Rouletabille, Ivana et moi-même qui venais dedescendre les degrés de la villa, restâmes un instant à nousregarder : puis, levant les yeux vers la fenêtre de la chambrede Thérèse, nous aperçûmes, sous un rideau soulevé, une figure despectre. La pauvre Thérèse était effrayante à voir.

Le rideau tomba.

– C’est elle qui avait raison, fis-je.

Nous ne pouvions douter, en effet, que, sur unmot de Théodora, Roland ne fût allé la rejoindre et avec quellerapidité !… Nous n’en doutions pas car nous savions quec’était par le truchement de la chaloupe automobile del’Astarté, yacht ancré au Havre, que Roland se rendait àSainte-Adresse presque tous les jours et en revenait.

Nous étions encore à notre place, en proie ànotre saisissement, quand Thérèse parut sur le perron. Elle avaitcette figure sèchement dramatique dans la douleur que Guido Reni adonnée à sa Mater Dolorosa, avec cette bouche entrouvertequi n’a plus de sanglots et ces yeux glacés qui n’ont plus delarmes.

Elle ne nous dit rien et nous ne savions quelui dire. Elle s’était enveloppée d’un manteau sombre et coifféed’une toque. Évidemment, elle allait là-bas, reprendre « saveille »… Elle se dirigea vers le garage et demanda l’auto.Elle nous étonna par sa démarche assurée, cette femme qui venait denous montrer une figure à l’agonie.

Elle revint vers nous, elle était calme. Elledit encore tout haut :

– Je ne suis pas pressée. J’ai le temps. Je nedispose pas de chaloupe automobile. Je prends le bateau comme toutle monde.

Elle ouvrit son sac et en tira un de cespetits cartons où sont inscrites les heures de marées et quiindique l’horaire des départs de bateaux.

– C’est bien cela, j’ai vingt minutes.

L’auto venait se ranger devant nous. Elle ymonta après nous avoir fait un signe. Ivana courut l’embrasser etnous l’entendîmes qui lui demandait si elle voulait bien qu’ellel’accompagnât… Mais Thérèse la remercia assez sèchement et refermala portière.

Quand l’auto fut partie :

– C’est un crime, jeta Ivana, que de lalaisser s’en aller ainsi : Elle est froide comme un marbre. Lavie va lui manquer tout d’un coup… son cœur va s’arrêter… voicil’effet qu’elle me fait !… Tout ceci est horrible !…

– Horrible ! répéta Rouletabille…mais il est suffisamment démontré que nous n’y pouvonsrien !… tu ne vas pas aller espionner avec elle,peut-être ! écouter aux portes… compter les minutes d’amour deces deux déséquilibrés !… Plaignons-la, c’est tout ce que nouspouvons faire…

– Oh ! oui, je la plains, je la plains detout mon cœur !…

– Voilà ce que c’est d’épouser un homme degénie ! grogna Rouletabille qui, dans le moment, me parutodieux.

Ivana tourna sur lui des yeux sombres etpleins de larmes.

– Oh ! Zo ! tu oublies tout ce quej’ai souffert pour toi !…

Il eut les yeux humides à son tour… et jemurmurai en les prenant tous les deux par un bras :

– Peut-on se déchirer ainsi quand ons’aime !

– Sainclair est celui qui a le plus souffertde nous tous et c’est encore lui qui est resté le meilleur… ditRouletabille…

– Oh ! moi, fis-je, je ne compte pas… unpauvre petit divorce bien banal…

– Oui, toi, si tu as pleuré, il n’y a que tonpapier timbré qui l’a su… Tu es plus grand que nous tous,Sainclair ! Allons déjeuner au Normandy !

Le déjeuner ne fut pas folâtre comme bien onle pense. Ivana était inquiète et répétait : « Jen’aurais pas dû la laisser partir seule », ce qui continuait àhorripiler Rouletabille. Au dessert, nous ne pûmes éviter le petitRamel, de Dramatica, qui passait entre les tables, serrantles mains, recueillant les potins.

– Comment va la tuberculose des poules ?nous demanda-t-il…

Je pus croire que Rouletabille allait luiflanquer des gifles. Mais l’autre continua sans lesattendre :

– Vous savez la dernière nouvelle ? Leprince Henri devient fou. On va peut-être être obligé del’enfermer. En tout cas, il nous quitte ou plutôt sa Théodoral’emmène on ne sait où. Le départ est commandé pour demain àFrascati.

Là-dessus il nous quitta.

– Tout devient clair ! fis-je et il n’y avraiment pas de quoi s’affoler au contraire ! Roland aura reçude Théodora ce matin la nouvelle de son brusque départ et il estallé lui dire un dernier adieu.

– C’est bien possible ! exprimaRouletabille avec indifférence.

Après déjeuner, Ivana, qui avait à peineprononcé quelques paroles en dehors de son refrain : « Jen’aurais pas dû la laisser partir seule » nous quitta sous jene sais quel prétexte. Nous allâmes, Rouletabille et moi, faire untour dans la campagne, d’où nous revînmes vers les cinq heures. Enpassant devant La Potinière, nous fûmes surpris de l’agitation quiy régnait.

Aussitôt qu’on nous aperçut, plusieurspersonnes se levèrent et nous entourèrent. On nous croyait aucourant de l’affreux événement et nous eûmes quelque mal à démêlertout de suite les faits qui provoquaient une telle émotion. Lanouvelle du drame était arrivée par un coup de téléphone adressé duHavre au comte de Mornac et voici ce que nous apprîmes : leprince Henri II d’Albanie, après avoir essayé d’atteindre RolandBoulenger et Théodora Luigi enfermés dans une villa deSainte-Adresse, avait abattu à coups de revolver Mme Boulengerqui se trouvait non loin de là et qui, l’ayant aperçu, s’étaitprécipitée pour lui barrer le chemin. Après quoi, il était allé sejeter du haut de la falaise. On venait de rapporter son corps dansune dépendance de l’hôtel Frascati…

Mme Boulenger était-elle morte ouvivante ? voilà ce que l’on ne put nous dire.

Je vous fais grâce de tous les commentairesdont on accompa­gnait cette tragédie et de toutes les folies qui sedébitaient autour des tables. Nous avions encore un bateau pournous rendre au Havre, le dernier de la journée, mais il fallaitnous presser. Nous nous jetâmes dans une voiture et c’est toutjuste si nous ne le manquâmes point. Nous n’avions pris que letemps de faire prévenir Ivana des événements et de notre départ parun ami des Boulenger qui se trouvait là.

– Quel coup pour Ivana ! me fitRouletabille qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est inouï,exprima-t-il, ce que nous sommes peu de chose auprès des femmes.Elles sentent, elles devinent, elles touchent avec leur merveilleuxinstinct la forme des minutes à venir qui restent obscures pour lesplus forts et les plus malins d’entre nous.

L’agitation d’Ivana nous paraissait anormale,presque ridicule. Elle voyait déjà ce que nous venonsd’apprendre et ce qui n’était pas encore pour notre misérableintelligence de mathématiciens, qui enferme tout dans des formulessans issue, qu’une image future, c’est-à-dire rien ! moins querien… une idée de femme !…

Sur le bateau, nous nous trouvâmes avec lepetit Ramel, de Dramatica, qui allait au Havre dans ledessein tout naturel d’y trouver les éléments d’un sensationnelreportage. Il nous dit que ce drame ne surprenait personne, maisqu’aucun personnage n’y était plus préparé que la victimeelle-même…

Et il nous confia que, quelques minutesauparavant, à La Potinière, quand l’affaire avait éclaté, le comtede Mornac lui avait donné à lire une lettre qu’il venait derecevoir de Paris, de sa vieille amie Mme de Lens, quiétait une intime de Thérèse et à laquelle cette dernière avaitécrit l’avant-veille qu’elle s’attendait à tout et à quelquechose de pire encore. Mme de Lens écrivait au comtequ’elle ne pouvait lui en dire davantage dans une lettre et que, dureste, elle espérait bien que Thérèse se trompait et que seshorribles pronostics ne seraient point réalisés.

Je n’attachai, quant à moi, aucune importanceà cette conversation avec le petit Ramel, mais on verra plus tardque Rouletabille ne l’avait pas oubliée.

Au Havre, Ramel ne voulait pas nous lâcher, etmon ami dut lui faire comprendre qu’en ce qui le concernait, lui,Rouletabille, il n’était conduit sur les lieux que par son amitiépour les Boulenger de qui il était l’hôte ; en raison de quoiil serait obligé à Ramel de mener son enquête journalistique tout àfait en dehors de lui.

Nous eûmes la chance de trouver une auto et,semant le Ramel, nous nous fîmes conduire en grande vitesse àSainte-Adresse.

Nous dûmes descendre avant la Villa Fleurie(c’était le nom de cette fatale demeure) à cause du serviced’ordre. Il y avait là beaucoup de monde.

Nous nous trouvions tout à fait à l’extrémitéde Sainte-Adresse sur le haut de la falaise, devant une maisonnettebasse, toute en rez-de-chaussée, qui était habitée – nous apprîmesces détails quelques instants plus tard – par la femme de ménage dela villa, dont Thérèse avait parlé à Ivana… Cette femme cachaitThérèse chez elle quand la malheureuse venait au Havre. De là,celle-ci pouvait surveiller la Villa Fleurie dont nous apercevionsle visage de bois, les fenêtres closes…

Quelles heures Mme Boulenger avait dûpasser derrière les petits rideaux blancs de cette maisonnette dematelot, en face de ces murs derrière lesquels il y avait de lavolupté et de la mort !

Mais nous fendions la foule. Rouletabille eutla chance de tomber sur un inspecteur de la Sûreté de Paris,M. Tamar, qui le reconnut et facilita notre passage. Dans lemoment, nous ne nous étonnâmes point de trouver déjà sur les lieuxun représentant de la police de Paris. Du reste il me semblait bienavoir déjà vu cette figure au Casino de Deauville, le soir oùThéodora Luigi avait fait son apparition avec le prince Henri.Encore un détail qui devait avoir plus tard son importance, maisvous pensez bien qu’alors nous n’avions qu’une hâte, qu’un désir,qu’une angoisse, savoir si Thérèse était encore vivante, et cethomme n’en savait pas plus long que nous à ce sujet. Il revenait del’hôtel Frascati où il s’était occupé de faire porter le corps duprince. Nous pénétrâmes dans la villa avec lui et la premièrepersonne que nous aperçûmes, traversant un corridor, fut…Ivana !

Aussitôt qu’elle nous vit, elle s’arrêta. Safigure était bien belle dans sa douleur. Elle prononça d’une voixbasse, déchirée :

– Eh bien ! mes pauvres amis, qu’est-ceque je vous avais dit ?

– Mais est-elle morte, est-ellevivante ?…

– Elle vit et Roland la sauvera !… Nouspouvons maintenant en avoir le ferme espoir !…

– Dieu soit loué ! soupirai-je… peut-onla voir ?

– Je crois qu’elle sera très heureuse de vousvoir… Elle s’est inquiétée de vous… Vous entrerez et sortirezpresque aussitôt… ne la faites pas parler !

– Un instant ! fit Rouletabille…où ? quand ? comment a-t-elle été frappée ?… quellesblessures ?

– Voyons-la d’abord ! déclarai-je avec unpeu d’impatience.

– Nous la verrons ensuite… répliquaRouletabille, très froid et très calme. Ivana connaissait sonRouletabille. Elle savait qu’il fallait en passer, quand il prenaitce ton, par où il voulait.

– Elle a été frappée par deux balles,commença-t-elle. La première, entrée à la hauteur du cœur arencontré heureusement le sternum, sur lequel elle a glissé, etelle est sortie en remontant à la hauteur de la clavicule. Laseconde a pénétré dans la poitrine, au-dessus du foie, mais Rolandcroit pouvoir affirmer qu’aucun organe important n’a été lésé… Il aprocédé à l’extraction de la balle. Thérèse a subi, avec un grandcourage, l’opération qui s’est achevée sans complication. Vousvoyez que rien n’est perdu. Maintenant voilà ce que l’on sait ducrime…

Rouletabille l’interrompit et lui ditbrusquement :

– Tu as pris le bateau de troisheures ?

– Oui ! ne m’en veux pas… j’étais sûreque c’était pour aujourd’hui !… Un pressentiment quia été plus fort que tout… Je ne vous ai rien dit quand je vous aiquittés, mais j’étais résolue à venir au Havre cetaprès-midi !… Hélas ! quand je suis arrivée, il étaittrop tard !

– Trop tard, pour quoi ? interrogeaRouletabille blême…

– Mais pour me jeter entre la malheureuse etcette brute…

– Il vous aurait abattues toutes les deux etje bénis le ciel que tu sois arrivée trop tard, Ivana !

– Que ne l’ai-je accompagnée ce matin, repritla jeune femme sans s’arrêter à ce que lui disait Rouletabille ettout à fait indifférente à la pensée qu’il exprimait qu’elle auraitpu être victime, elle aussi…

– Comment es-tu venue ici tout desuite ?… Tu connaissais donc l’endroit ?

– Oh ! Il n’était pas difficile à trouveraprès tout ce que m’en avait dit Thérèse… et puis, ajouta-t-elleaprès une seconde d’hésitation, je puis bien te l’avouer maintenantqu’une fois, sans rien dire à qui que ce soit, pas même à Thérèse,je suis venue en me cachant jusqu’à la maison d’en face…

– Tu as fait cela, toi ? c’est assezsingulier ! émit Rouletabille d’une voix sourde… Tu as bienfait de ne pas m’en parler ! Je t’aurais sérieusementblâmée…

Elle regarda Rouletabille puis nous poussadans une petite pièce qui prenait jour sur une cour intérieure.Quand elle en eut fermé la porte :

– Évidemment ce n’était pas ma place, maisThérèse m’effrayait de plus en plus, j’avais entendu dire deschoses du prince Henri qui m’épouvantaient…

– Tu voulais sauver Roland, toiaussi !

– Peut-être ! Mais je crois bien quec’est la pensée du malheur de Thérèse qui m’a surtout guidée alors…répliqua-t-elle sur un ton d’une tristesse infinie… Je voulaisavoir un entretien avec cette femme de marin que je croyais aucourant de tout… Elle allait peut-être m’apprendre des choses quieussent pu être utiles à tout le monde… mais je n’ai pu rien entirer… si elle sait quelque chose, Thérèse doit la payer cher… Etpuis, cette femme dit sans doute la vérité… Elle fait des ménagesen ville et est rarement chez elle. Thérèse avait une clef etentrait dans cette maison, en sortait comme elle voulait. Au fait,cette personne, Mme Merlin, était absente au moment du drameet n’a pu donner aucun renseignement.

– Comment connais-tu les détails dudrame ?

– Mais par Roland qui m’a tout raconté… et parun témoin, un agent de la police locale qui se trouvait sur leslieux… Enfin, Thérèse a pu prononcer quelques paroles qui nous ontfixés définitivement… Roland m’a dit qu’il se trouvait dans unepièce du rez-de-chaussée avec Théodora Luigi quand ils avaiententendu des cris au dehors… d’abord il n’avait pas reconnu la voixde sa femme. Et puis une clameur distincte et toute proche :« À l’assassin ! Roland ! Roland ! Cette fois,il avait reconnu la voix de Thérèse ! Il ne s’étonna pointqu’elle l’eût suivi jusqu’ici… car il connaissait ses transes etsavait ce qu’elle était capable de faire pour le sauver… D’autrepart, comme Théodora venait de lui avouer que le valet de chambredu prince n’avait point trouvé son maître, le matin même, dans sachambre et que l’on ne savait ce qu’il était devenu, il ne doutapoint que sa femme ne fût aux prises avec ce fou !… Théodoranon plus n’en douta point ; mais cette même pensée qu’ilsavaient tous deux se traduisait chez l’un et chez l’autre par desgestes différents : Roland se précipitait sur la porte duvestibule mais Théodora le retenait de toutes ses forces.Cependant, l’ayant secouée brutalement, il ouvrit et ils setrouvèrent en face du corps de Thérèse étendu en travers duseuil !…

– La malheureuse ! elle leur a donné savie ! m’écriai-je.

– C’est une femme qui sait aimer !exprima Ivana d’une voix profonde… moi je ne saurais pas !…j’aurais pris la vie de quelqu’un, je n’aurais pas donné lamienne ! Roland a juré de la sauver et de vivre à genouxdevant elle ! Il le peut !

– Parle-moi de l’agent ! commandaRouletabille qui n’aimait point les digressions sentimentales…

– Il s’en est fallu de quelques secondes qu’ilsauvât Thérèse de ce fou !… Quand Roland ouvrit la porte, unagent en bourgeois de la police locale, un nommé Michel était déjàpenché sur Thérèse. Cet agent veillait sur la villa. Il avait étérequis et était payé par Théodora qui en était arrivée à toutcraindre du prince mais ne voulait point s’en aller sans avoir revuRoland. Roland m’a confié que la passion de cette femme pour luiavait augmenté en raison même de ce que la sienne diminuait, carelle s’était aperçue de sa lassitude. En effet, Roland en avaitassez ! Et c’est seulement la crainte qu’elle ne se livrât àquelque acte de désespoir si elle ne le voyait pas venir au dernierrendez-vous qu’elle lui fixait avant son départ, qui fit que Rolandnous a quittés ce matin si précipitamment.

– Il te l’a dit ! soulignaRouletabille… Mais c’est un autre ordre d’idées. Revenons àl’agent… Ce Michel n’a donc pas vu arriver le prince ?

– Malheureusement non !… et c’est toutnaturel !… L’agent faisait le tour de la villa, qui estisolée, comme vous avez pu vous en rendre compte. C’est pendant quel’agent était derrière la villa que le prince aurait surgi d’ungros bouquet d’ajoncs, à deux cents pas d’ici, sur la gauche. Leprince devait être sûr que Théodora et Roland se trouvaient dans lavilla. On avait dû l’en avertir et il accourait pour lessurprendre, après avoir attendu sans doute que l’agent eût disparu…Il est à présumer qu’on lui avait procuré quelque moyen de pénétrerdans la villa. Peut-être obéissait-il simplement, dans son état defièvre, à un mouvement spontané qui le jetait contre ces murs quicachaient les amours de sa maîtresse… Ce qu’il y a de certain,hélas ! c’est qu’un affreux besoin de massacre l’agitait… Lemalheur voulut que Thérèse, qui venait d’arriver, eût vu le princesortir de ses ajoncs et courir à la villa. Elle se jeta au-devantde lui, s’accrocha à lui, poussa des cris, et l’autre, fou de rage,a tiré. Vous pensez bien que Thérèse ne s’est même pas défendue. Ilfaut la connaître. Elle a dû goûter une joie surhumaine à êtrefrappée ainsi ! et si elle a crié ce n’était point pour elle,soyez-en assurés, mais pour avertir Roland du danger qu’ilcourait.

– Quelle tragédie ! murmurai-je.

– Après ? fit Rouletabille.

– Au premier coup de revolver, continua Ivana,l’agent s’est précipité. Il allait tourner l’angle de la maison,sur la façade, quand le second coup retentit (car il y eut uncertain temps entre le premier et le second coup) et l’agent arrivajuste pour voir Thérèse s’écrouler contre la porte… pendant cetemps, le prince, après avoir abattu Thérèse, et se rendant comptesans doute de l’horreur de son acte, jetait son revolver…

– Qui l’a ramassé, ce revolver ?

– L’agent.

– Comment est-il, ce revolver ?

– C’est une solide petite arme de poche demodèle courant. Le prince, après l’avoir jeté, s’enfuit encontournant l’angle de la villa, non pour se cacher,vraisemblablement, mais pour arriver plus vite à la fin de sestourments, au suicide du haut de la falaise… Quant à l’agent,n’ayant pas vu le meurtrier, il ne s’est occupé d’abord que decette femme ensanglantée qui lui tombait presque dans les bras…C’est à ce moment que la porte s’ouvrit et que Roland et Théodoraapparurent. Vous voyez la scène. Roland fut d’abord comme fou…Cependant, quand il eut constaté que sa femme respirait encore, ilreconquit tout son sang-froid, la transporta lui-même sur un divan,ordonna à Théodora, qui le regardait agir comme dans un rêve, dequitter cette maison et de n’y plus revenir tant qu’il seraitlà.

– Par qui a été louée la villa ?

– Par elle !

– Il la chassait donc de chez elle ?

– Mon Dieu ; oui !… elle ne fitaucune objection, elle dit simplement : « Vous mepermettrez peut-être de vous envoyer un chirurgien avec satrousse ? » Il lui répondit que l’agent se chargeait decela… Et il la laissa partir sans un adieu.

– Qu’est-ce que ça peut nous faire ?…exprima Rouletabille… Mais, dis-moi, quand tu es arrivée, toi, oùen étaient les choses ?

– Il y avait déjà beaucoup de monde autour dela villa… Je me suis doutée que mon pressentiment ne m’avait pasmenti !…

– Ce n’est pas ce que je te demande… Tesangoisses, je les connais… En somme, quand tu es arrivée, toutétait terminé ?

– Oui ! répondit Ivana d’une voix dure…l’assassinat et l’opération…

– Bien !

– Pourquoi, bien ?

– Parce que c’est net ! Tu es endehors du drame et en dehors de l’intervention chirurgicale…de toute façon, si la malheureuse succombe, on n’aura rien à tedire…

– Mais toi, que veux-tu dire ?

– Rien, qu’exprimer ma satisfaction que tu nesois mêlée en rien à une affaire aussi embrouillée !…

– Embrouillée ! releva Ivana. Il n’y en ajamais eu hélas d’aussi claire !

– Dame !… fis-je.

Rouletabille haussa les épaules…

– Enfin, en arrivant, tu as vuThérèse ?

– Non ! elle reposait après le dernierpansement… On lui avait fait une piqûre.

– Alors tu as vu Roland ?

– Évidemment !… Comme on peut voir lastatue du désespoir… ou du remords !… d’abord je n’ai pas pului tirer un mot puis, peu à peu, j’ai tout appris… À la fin ilpleurait comme un enfant. Il m’a dit de bien belles choses surThérèse…

– Et l’enquête ?

– Eh bien ! l’enquête… Naturellement lavilla est envahie par les commissaires, les magistrats… Il y enavait partout, qui fouillaient partout… Ils avaient apporté aveceux la nouvelle du suicide du prince Henri…

« – Je le regrette, avait dit Roland, carj’aurais voulu le tuer de ma main !

« – Ah !autant que possiblepoint de scandale ! avait répondu le commissaire central…tout le monde aura à y gagner…

– Le drame, quoi que tu en dises, continuaIvana, paraissait tellement simple que l’enquête la plus sommairepourrait dès lors le résumer. Elle fut encore plus rapide qu’on nepouvait l’espérer et c’est tout juste si le commissaire centralposa, dans le particulier, si l’on peut dire, deux ou troisquestions à Thérèse qui avait retrouvé sa pleine connaissance etqui confirma qu’elle s’était trouvée en présence d’Henri II.« Il était fou ! a-t-elle dit, je ne lui en veuxpas ! » À la suite de quoi le commissaire eut une longueconversation avec Roland et je crois bien que l’on est en train des’entendre pour bâtir de toutes pièces un accident… Ces messieursde la police et du parquet, qui sont enfermés en ce moment dans unepièce du premier étage, y travaillent… C’est à souhaiter qu’ilsréussissent… même pour les Boulenger !

– Surtout pour les Boulenger ! appuyaRouletabille. Pouvons-nous voir Thérèse ? demanda-t-ilenfin.

Ivana nous quitta quelques minutes, puisrevint nous chercher et nous fûmes introduits auprès deMme Boulenger.

Je vous avoue que j’attendais ce moment avecla plus grande impatience, qui se doublait de la plus profondeangoisse… Depuis près d’une demi-heure, malgré tout l’intérêt durécit d’Ivana, je brûlais de me retrouver en face de cette grandefigure de martyre auprès de laquelle je voyais tous les autres etmoi-même si petits… mais il en était, ce jour-là, avec Rouletabillecomme toujours ; il fallait attendre qu’il eût fini de mettreà leur place, dans sa tête, une série de petits détailsinsignifiants en apparence, avant qu’on eût le droit de reporterson attention sur des objets capitaux. Que de fois avait-il ainsiexcité notre impatience dont il n’avait cure. Cependant c’était cesystème qui lui permettait de se présenter devant les auteursprincipaux du drame avec des armes que nul ne lui soupçonnait, etde remporter, sur le mensonge de certains ou sur la niaiseriegénérale, des victoires sensationnelles. Je savais tout cela, etque ce n’était pas une vaine curiosité qui lui faisait souventposer des questions qu’à première vue, on pouvait juger oiseuses.Mais, dans cette affaire qui apparaissait claire comme le jour,j’imaginai facilement que mon ami, en continuant d’agir comme pourtoutes les autres, était victime de sa propre routine et j’avouequ’il se diminuait à mes yeux… d’autant plus que ces questions,dont il pressait Ivana, paraissaient avoir pour point de départ,peut-être sans qu’il s’en doutât, un sentiment de jalousie que jejugeai bien intempestif.

Enfin ! nous pénétrons dans la pièce oùRoland veillait cette femme à laquelle il avait fait tant de mal etqui venait de lui donner son sang. C’est un spectacle que jen’oublierai jamais : la pauvre femme allongée sur un drap, quel’on avait jeté sur un divan, était enveloppée jusqu’au cou dans ungrand peignoir blanc et, assurément, elle était plus blanche queson peignoir… À genoux devant elle, et retenant sa main dans lessiennes, Roland Boulenger pleurait. Thérèse tourna vers nous desyeux admirablement vivants et que semblait habiter une espérancecéleste… Malgré la défense qui lui était faite de parler, elle nousdit, dans un souffle :

– Pourquoi pleure-t-il ?…C’est le plusbeau jour de ma vie !…

Nous ne pûmes retenir nos larmes et, sur unsigne de Roland, nous sortîmes.

Deux heures plus tard, alors que nous noustrouvions chez Tortoni, où Rouletabille et moi nous avions retenudes chambres, l’inspecteur de la Sûreté que nous avions trouvé ànotre arrivée à Sainte-Adresse, M. Tamar, vint chercherRouletabille de la part du commissaire central.

Voici ce qui se passa au commissariat. Lesreporters locaux s’y trouvaient déjà réunis et Rouletabille y vitaussi le petit Ramel, du Dramatica.Le commissaire fitalors à ces messieurs de la presse une communication qui pourrait àpeu près se résumer en ces termes :

– Messieurs, deux événements regrettables sesont produits aujourd’hui qui ont donné naissance aux bruits lesplus fantaisistes. D’une part, le prince Henri II d’Albanie, dansun accès de fièvre chaude, s’est jeté du haut de la falaise deSainte-Adresse, d’autre part, un accident, survenu vers la mêmeheure sur les hauteurs de Sainte-Adresse, a profondément affligéune honorable famille, celle du célèbre professeur RolandBoulenger. M. et Mme Boulenger visitaient des villas àlouer, sur la prière d’une amie de Paris qui avait dessein de venirpasser le mois de septembre sur l’une de nos plages, j’ai nomméMme de Lens, vous voyez que je cite mes auteurs. Lemalheur voulut que, dans l’un de ces chalets, la Villa Fleurie,Mme Boulenger trouva, sur un meuble, un revolver qu’on y avaitoublié. Elle voulut se rendre compte de son fonctionnement, savoirs’il était chargé ou non et il arriva ce qui arrive trop souventquand les armes à feu se trouvent entre des mains inexpérimentées,le revolver partit et Mme Boulenger a été blessée.Heureusement, si grave qu’ait été sa blessure…

– Ses blessures ! interrompit trèshostilement le petit Ramel.

– Oui ! ses blessures, car, en effet,sous la pression nerveuse, inconsidérée et machinale de la victimeaffolée de son imprudence, la gâchette agit deux fois… concéda lecommissaire… Enfin, le principal est que Mme Boulenger nesuccombera point à ses blessures. Son mari même répond d’uneprompte guérison… Déjà ce soir son état est à ce point satisfaisantque Mme Boulenger a pu nous donner tous les détails del’accident… Je vous ai réunis ici, messieurs, qui représentez lapresse, parce que je compte sur vous pour établir la vérité desfaits qui a été dénaturée par de méchants propos, de stupidesracontars. La malheureuse coïncidence de ces deux événements a étépurement fortuite, et cela vous le direz. Vous devez la vérité àMme Boulenger qui vous la demande par ma bouche et vous ladevez aussi à la famille d’Albanie qui entretient avec la France,vous ne l’oublierez pas, messieurs, les relations les plusamicales…

Des murmures accueillirent, comme l’on pensebien, cette singulière déclaration qui était si peu en rapport avecles faits les plus évidents, mais Rouletabille prit à son tour laparole :

– Mes chers camarades, ce que vient de nousdire M. le commissaire est de tous points exact. Je puis vousl’affirmer mieux que personne, moi qui ai entendu cet après-midiMme Boulenger elle-même et, du reste, voici l’article que jevais téléphoner à mon journal.

Là-dessus, il lut son article qui était detous points conforme au récit des événements tel que venait de lefaire le commissaire.

– C’est un coup monté ! s’écria le petitRamel.

– Monsieur, protesta le commissaire en setournant vers Rouletabille, je vous serais obligé de dire à vosconfrères que je ne vous connais pas… que nous ne nous sommesjamais rencontrés et que vous n’avez reçu de moi ni des gens de monservice aucune communication préalable !…

– J’en donne ma parole d’honneur !répliqua Rouletabille.

Les journalistes sortirent. Le petit Ramelricanait :

– Tu nous prends vraiment pour despoires ! dit-il à Rouletabille et il lui montra l’articlequ’il allait télégraphier à Dramatica.

Le lendemain, nous nous jetâmes surDramatica à l’arrivée du rapide de Paris. Mais l’articlen’y était pas. Il n’y eut qu’une feuille de chou de la localité etun journal anarchiste de Paris pour écrire ce que tout le mondesavait sur le drame de la Villa Fleurie et sur le rôle qu’y avaitjoué Henri II d’Albanie, avant de se jeter du haut de la falaise.Ce jour-là nous vîmes arriver le chef de la Sûreté lui-même.

– Décidément, c’est une affaire d’État, ditRouletabille… tant mieux.

– Oui, fis-je, le scandale en sera mieuxétouffé.

– Et personne ne saura la véritéjamais !… ajouta-t-il.

– Oh ! personne ! relevai-je avec untriste sourire… personne excepté tout le monde !

Il ne me répondit point, mais je vis bienqu’il avait sa mine singulière des grands jours de mystère, quandil était le seul à voir des choses que lui montrait le bon boutde sa raison !…

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