Le Crime de Rouletabille

XXIII. – Le chaos

– Il est fou !… La mort de sa femme lui afait perdre la raison !

Ce cri désespéré, poussé parMme Boulenger, fut comme l’expression du sentiment général… Lamême indignation qui soulevait cette femme d’une beauté sublimedans cette dernière étape de son martyre, gonflait tous les cœurs,toutes les gorges… On criait avec elle !… Quant à moi, jedévorais mes poings et je n’osais plus regarder Rouletabille…

Mais lui, il avait gardé un calme effrayant aumilieu de cette tempête qu’il déchaînait. Il réclama le silencecomme s’il présidait les débats.

– On exigeait tout à l’heure que jeparle !… Je voudrais bien maintenant que l’onm’entende !

Et moi, je l’entendrai toujours (de cettepetite voix sèche et dure qu’il prenait quelquefois, quand au fondde lui-même il était exaspéré qu’on ne comprit pas aussi vite quelui), je l’entendrai toujours nous rapporter les détails de sapremière inspiration… celle qui lui était venue quand il avaitdécouvert les pas de Théodora Luigi qui allaient de la porte del’impasse La Roche et qui revenaient aussitôt sans avoir touché aupavillon… cependant que les pas d’Ivana quittaient par l’escalierde service le pavillon, allaient à la porte du terrain vague etrevenaient tout de suite au pavillon ! Là des pas qui sesauvent !… Ici des pas qui reviennent dans le même moment.Ceux-là se sauvent devant quoi ? Ceux-ci reviennentpourquoi ? Qu’y avait-il entre eux ? Il y avait un drame…Un drame qui faisait du bruit dans le pavillon !… Un drame quichassait Théodora Luigi et qui ramenait Ivana !… Entre cesdeux personnes, il y en avait donc eu d’autres, au moins deux(puisque toute idée de suicide devait être écartée) deux autresqui constituaient le drame !… Roland Boulenger… et…et qui ?… quelqu’un qui était déjà là quand Ivanavenait de quitter Roland… une personne qui savait… qui devaitsavoir qu’Ivana viendrait ce jour-là rejoindre Roland à la petitemaison de Passy !… Et par qui cette personne savait-ellecela !

Par Ivana elle-même !…

Ici, quelques secondes, Rouletabilles’arrêta…

Et quand il reprit, je vous prie de croire quesa voix n’était plus sèche !… Ah ! avec quelle émotion,il parlait maintenant de sa femme !…

– Messieurs ! Il faut que vous sachiezqui était Ivana !…

Comment parvenait-il à retenir sessanglots !… Maintenant on pleurait pour lui… je n’essaieraipas de reproduire les termes avec lesquels il retraça le caractèresacré de sa femme, le culte scientifique qu’elle avait voué àl’œuvre de Roland Boulenger, le dévouement avec lequel elle s’étaitprêtée au jeu dangereux pour toute autre que pour elle, auquell’avait suppliée de condescendre Mme Boulenger !… Ils’agissait de sauver Roland de Théodora Luigi !…

Qui pourrait dire jusqu’où peut aller le rêvemoitié mystique, moitié romantique d’une femme comme Ivana !…Elle ne faisait rien que d’accord avec MmeBoulenger !… Elle ne souriait au professeur qu’avec lapermission de Mme Boulenger !… Elle n’alla chez le DrSchall que parce que Mme Boulenger l’y conduisit ! Etelle ne serait jamais allée une fois, une seule, dans la petitemaison de Passy si Mme Boulenger n’y fût venueelle-même !

– Messieurs, le lendemain de ce jour fatal,nous devions partir pour un long voyage !… Le jeu terribleallait prendre fin !… depuis longtemps je l’avais exigé… j’enavais moi-même fixé le terme… Avant ce dernier adieu, RolandBoulenger a dû supplier ma femme de lui accorder son premier, sondernier rendez-vous avec toutes les paroles de folie et toutes lesmenaces de suicide dont il était capable… Ivana s’est réfugiée dansle sein de Mme Boulenger !… Que s’est-il passé entre cesdeux femmes ?… Ivana a dû rêver de réconcilier ces deux êtresqui eussent dû s’adorer !… rêver de laisser Roland dans lesbras de Thérèse !… Hélas ! hélas !… ne croyait-ellepoint avoir accompli son sublime mais dangereux programme quandelle s’arrêtait soudain dans le jardin de cette maison qu’ellefuyait, et qu’à ses oreilles épouvan­tées arrivait le bruit desdétonations !… Le bruit que faisait le dramelà-haut !… Brave, généreuse, folle Ivana ! tu courusau danger ! tu arrivas pour voir tomber sous les coups d’unefemme, outragée peut-être dans son suprême espoir, pour voir tombercelui pour qui tu avais fait le sacrifice de notre repos et pourqui tu allais faire celui de ta vie !… Car, comme tu voulaislui arracher sa proie, cette femme t’a frappée !…

À cette évocation qui me parut celle d’unhalluciné à ce que nous croyions être une imagination folle de sondésespoir, Rouletabille ne parut plus se posséder… et nous ne pûmesque le plaindre en l’entendant proférer des accusations sans suite,des mots qui n’étaient plus que des cris…

– Elle t’a frappée !… Elle t’a frappéeavec une joie sauvage !… car cette femme qui disaitt’aimer comme une sœur, était atrocement jalouse de toi… plusencore qu’elle ne l’avait été de Théodora Luigi !… Cettefemme avait fait un rêve monstrueux. Te faire tuer, te faireassassiner par Théodora Luigi !… car c’est elle qui avaitenvoyé à Théodora Luigi cette lettre imitée de l’écriture de sonmari, pour la faire accourir à l’heure du rendez-vous à la petitemaison de Passy. Et Théodora ne venant pas, Thérèse a eu sa morte,elle a eu ses morts, quand même !… car cette femme, cettefemme qui se disait tout amour et que l’on disait tout amour étaittoute haine !… Son mari ! elle avait calculé sa perte, jedis bien « calculé » depuis longtemps !… Messieurs,cette femme avait rêvé l’échafaud pour RolandBoulenger !…

C’était du délire…

Mme Boulenger avait poussé un criterrible et se trouvait mal… Le Président suspendit la séance…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer