Le Crime de Rouletabille

VIII. – La tuerie

Le drame de Sainte-Adresse, comme on le sait,ne fut que le prélude de l’affreuse tuerie de Passy, mais làencore, procédons par étapes.

À Paris, je fus quelque temps sans voirRouletabille. Un jour, je le rencontrai dans la salle desPas-Perdus. Je la traversais en hâte et tout à faitexceptionnellement, car il n’est point d’usage de se montrer auPalais pendant les vacations. Il revenait du bureau de la Pressejudiciaire et nous nous arrêtâmes en nous trouvant en face l’un del’autre. Nous étions à peu près seuls sous l’immense vaisseau,cependant nos voix avaient là des sonorités qui le gênèrent tout desuite, sans doute pour ce qu’il avait à me dire. Il m’entraîna dansune galerie adjacente en me demandant :

– As-tu des nouvelles de Boulenger ?

Je lui répondis que j’avais reçu une réponsede Roland à l’une de mes lettres et que j’avais appris ainsi queMme Boulenger était en pleine convalescence, ce dont,naturellement, je m’étais réjoui.

– À qui avais-tu écrit ?

– À Madame Boulenger. Je t’avouerai quedepuis ce que tu m’as fait voir du drame deSainte-Adresse, j’ai la plus grande répugnance à entretenirdes relations avec l’illustre professeur !

– Et c’est lui qui t’a répondu ? As-tugardé sa lettre ?

– C’est possible mais je n’en suis pas sûr…mes secrétaires sont en vacances et il y a assez de désordre en cemoment dans mes paperasses.

– Allons chez toi !…

– Tu tiens donc bien à voir cettelettre ?

– Surtout l’enveloppe, si tu l’as encore…

– Ah ! ce coup-ci, tu m’en demandespeut-être trop !

Vingt minutes plus tard nous étions dans moncabinet et je retrouvai la lettre dans son enveloppe. Aussitôtqu’il vit cette enveloppe, Rouletabille pâlit… Cependant il n’ytoucha même point… j’étais à quelques pas de lui et la lui tendais…Il la regarda deux ou trois secondes et me dit tout de suite, lavoix changée :

– C’est bien ! tu peux brûlerça !

Et il s’assit en s’épongeant le front, commen’importe lequel d’entre nous qui vient de recevoir un rude coup…un de ces coups qui vous brouillent un peu la cervelle…

– Que se passe-t-il ? lui demandai-jeavec toute ma tendresse et toute ma pitié en éveil.

– Tu vas le savoir ! fit-il, tu vas lesavoir, ce qui se passe, mon bon Sainclair !…

Mais il eut peur de s’attendrir et essaya deme narrer les choses sur ce ton indifférent et net, un peu« sécot » avec lequel il m’expliquait, à sa manière, ledossier d’une affaire à laquelle personne ne voyait goutte.

Mais c’est une chose que de travailler sur lachair des autres et c’en est une autre que de promener le scalpeldans ses propres fibres. Au fait, sa main tremblait.

– Ivana, commença-t-il, est revenue à Paris ily a huit jours.

– Seulement ! m’étonnai-je.

– Oui ! sur les prières suppliantes quem’envoyait Thérèse, car je ne reçois de lettres, moi, que deMme Boulenger… j’ai consenti à ce qu’elle prolongeât là-basson séjour auquel, du reste, je ne pouvais m’opposer. Enfin, elleest revenue. Elle paraissait fort heureuse de me retrouver. Ce fut,pendant quelques jours, une véritable fête. Nous nous sommesconduits comme des écoliers. Si nous ne sommes pas allés àRobinson, c’est tout juste.

« Elle m’avait dit que le ménageBoulenger était maintenant un ménage modèle et que Roland s’étaitremis au travail comme si rien ne s’était passé !

« – Il s’est cependant passé quelquechose, ma chère Ivana, avais-je répondu… et à cause de cettechose-là, je te demanderai, même s’il doit t’en coûter, de cessertoute collaboration avec Roland Boulenger. Tu as un prétextemagnifique. Tu m’accompa­gnes en Asie Mineure dans quelquessemaines, je presserai notre départ si c’est nécessaire, et lespréparatifs de ce voyage ne te laissent pas une liberté d’espritsuffisante pour l’aider dans des travaux que, de toute façon, tuserais obligée d’abandonner.

« – C’est tout ce qu’il y a de plusnaturel, mon petit Zo, me répliqua-t-elle… Inutile de lui faire dela peine d’avance… Je lui ferai comprendre cela de vive voix à leurretour… et ainsi, tu auras toute satisfaction…

« Je t’avoue, Sainclair, que je nem’attendais point à cette docilité et que je l’embrassaid’enthousiasme…

– Pardon, interrompis-je, as-tu fait part àIvana de ta façon de concevoir le drame deSainte-Adresse ?

– Non ! me répondit Rouletabille…Personne, pas même toi, à cette heure, ne connaît ma façonde concevoir le drame de Sainte-Adresse… Il n’y a qu’une personnequi ait le droit de dire la vérité dans cette affaire et elle eûtpréféré mourir que de la faire connaître… Je me suis tu pourThérèse… et ma foi, je ne le regrette pas aujourd’hui…

– À cause ?

– À cause de ce qui s’est passé hier !…Hier, Sainclair, je me croyais le plus heureux des hommes quand jesuis entré au bureau de poste de la rue d’Amsterdam pour y fairerecomman­der une lettre… J’attendais mon tour, près du guichet,quand, ayant machinalement porté les yeux devant moi, je découvris,à quelques pas de moi, attendant à un autre guichet celui de laposte restante, Ivana ! Je fus tellement surpris de latrouver là que je n’eus même pas un mouvement inconsidéré pour merapprocher d’elle. Je la regardai, stupide. Trois personnes nousséparaient. Elle n’avait qu’à tourner la tête pour m’apercevoir…mais elle était trop préoccupée… Je la vis se pencher au guichet etparler bas à l’employé… L’employé lui donnait une lettre qu’ellesaisit comme une voleuse et avec laquelle elle s’échappa… Je ne lasuivis même point. L’aurais-je pu ! je ne tenais pas sur mesjambes… Cette lettre, cette enveloppe, son format, l’écriture, uneécriture un peu hiéroglyphique à laquelle on ne saurait se tromper,j’aurai tout cela longtemps devant les yeux. Ce fut un éclair, unéblouissement… un coup de foudre… Cependant, je voulais être sûr,je veux toujours être sûr… et je ne doute plus depuis que j’ai vuton enveloppe. Du reste je n’ai point douté un instant. Je savaisque c’était de lui !… Ivana a une correspondance clandestineavec Roland Boulenger…

Il se leva, prêt à partir et me tendant lamain.

– Ne fais pas de bêtises, lui dis-je… Tu essûr de cette correspondance et c’est tout !… Sois aussi lucidepour toi-même que tu l’es pour les autres… Après l’explication trèsnette que tu as eue avec Ivana, celle-ci aura voulu préparer leprofesseur à la résolution qu’elle a prise d’accord avec toi, luifaire comprendre qu’il ne faut plus compter sur elle… qu’elle secherche une remplaçante… que sais-je ? Elle se cache… elle atort… mais, d’autre part, elle voit bien que tu ne veux plusentendre parler de cet homme.

– Tout ceci est bien possible !… merépondit Rouletabille et il s’en alla.

Resté seul, je n’eus qu’un mot :« Pauvre Rouletabille ! ». On m’avait tant de foisdit : « Pauvre Sainclair ! », mais je ne suispas égoïste. J’aimais Rouletabille comme un frère, un très jeunefrère que j’aurais élevé et mon chagrin fut profond.

Je ne manquai point, les jours suivants, delui téléphoner. Je lui demandai même des rendez-vous. Mais je ne levis pas. Je reconnus, une fois, à l’appareil, la voix d’Ivana. Cequ’elle me dit était plein d’amitié mais assez indifférent et jejugeai qu’apparemment il n’y avait rien de nouveau dans le ménage,Rouletabille ne lui avait rien dit de l’incident du bureau deposte. C’était grave.

À quelques jours de là, j’appris le retour desBoulenger. Je me disposais à aller faire une visite à Thérèse quandRouletabille fit son apparition dans mon bureau. Il m’apparut tropcalme, trop renfermé dans une vaine armature d’indifférence, tropcuirassé d’avance contre les émotions du dehors… et contre cellesdu dedans. Je vis bien tout de suite qu’il m’apportait quelquechose de douloureux, mais l’orgueil de l’homme est tel que mêmecelui-ci pour qui, moi, en une telle occurrence, je n’avais eu riende caché, voulait me cacher sa douleur ! Il jouait à l’hommefort !… Allons donc ! Est-ce qu’il y a des hommes fortsdans ces moments-là ? Manant ou empereur, c’est bien le mêmedéchirement, le même dégoût de tout ; après on agit suivantson tempérament, on tue, on assassine, on se suicide, ou l’onpousse en tremblant la porte du juge qui va tenter laréconciliation mais, tout d’abord, on a fléchi sous le coup commeun enfant !…

Il s’assit en face de moi, croisa les mainsau-dessus de mon bureau (il ne pensait plus à bourrer sa pipe) etme dit :

– Je n’ai jamais soupçonné qu’une femme pûtmentir comme Ivana !

J’avais envie de lui répondre : Ehbien ! et la mienne, mais je m’abstins d’un rapprochement quilui eût fait perdre du coup ce bel air doctrinal avec lequel ilessayait de me donner le change sur le bouillonnement de sonsentiment intime.

– Depuis le retour des Boulenger,continua-t-il, elle m’avait déclaré qu’en dehors de la visite quenous leur fîmes tous deux, elle n’avait vu Roland qu’une fois, pourlui faire part de mon prochain départ et de la nécessité où elleétait de le laisser continuer sans elle ses travaux. Or, mon cher,Ivana et Roland se voient tous les jours de trois à cinq heurespendant que je la crois à l’hôpital Trousseau !… Et quand ellerentre, elle me donne des détails sur ce qu’elle a fait àl’hôpital, sur les personnages qu’elle y a rencontrés, etc., etc.C’est inimaginable !… et c’est bien triste pour ces dames… unhomme ne mentirait pas ainsi…

– Savoir ! fis-je.

– Non ! non, ne nous calomnie pas !…Nous ne pourrions mentir ainsi… Nous ne saurions pas !… Nousn’en aurions pas l’effronterie. Et puis il faut avoir cette bellefoi insolente dans la crédulité, la stupidité, l’aveugle bêtise del’autre ! Quand elles mentent, elles, « l’autre »c’est un homme… quand nous mentons, nous, « l’autre »c’est une femme… Nous sommes battus d’avance, nous n’essayons mêmepas…

– Où se voient-ils ? demandai-je…

– Depuis l’histoire de la lettre, je suisIvana, je l’espionne !… Tu penses bien que je ne me suis pasadressé à une agence ! Rouletabille ne saurait être mieuxservi que par lui-même… En sortant de chez nous, elle va donc àl’hôpital Trousseau… et puis elle ressort presque aussitôt et serend non loin de là, à la clinique du Dr Schall où Roland Boulengerse trouve déjà quand elle arrive… elle en ressort deux heures plustard, retourne à l’hôpital Trousseau où elle a dû laisser desinstructions dans le cas où je lui téléphonerais et rentre à lamaison. Elle a le front serein, l’œil clair, la bouche vermeille.Elle se porte bien.

– Elle ne te demande pas si tu as desnouvelles de Boulenger ?

– Non pas encore… mais cela viendra…

– En somme, malgré ta défense, elle continue àtravailler avec lui ?

– Oui. Schall, qui est un ami de Boulenger,leur prête son cabinet et ils paperassent là deux heures…

– Je comprends, fis-je, que le mensonged’Ivana t’énerve, mais réfléchis qu’en somme, la science seule està ce rendez-vous.

– Je le penserais de tout autre que de Roland,mais en cet homme je n’ai aucune confiance… Il a trop bien commencéun certain jeu avec Ivana pour qu’il ne le continue pas… et d’unautre côté, en te concédant qu’Ivana à joué la comédie, j’ajouteraiqu’il n’y a aucune raison pour qu’elle ait abandonné son rôle. Nefaut-il pas mener à bien, coûte que coûte et avant son départ, lefameux rapport sur la tuberculose ! Tu vois, ajouta-t-il, queje mets les choses dans l’état où elles se présentent au mieux demes intérêts. Mais tu m’as dit toi-même qu’une pareille comédien’allait pas sans quelques inconvénients…

– Certes ! la preuve en est qu’aprèsl’avoir jouée avec votre assentiment, elle la joue maintenant endehors de vous… Mme Boulanger ne doit pas être aucourant ?

– Je ne le crois pas… elle s’imagine avoirreconquis un nouveau Roland et on l’étonnerait bien, je lejurerais, si on lui disait que son mari a recommencé à flirter.

– Oh ! avec Ivana !… Au fond, vousêtes les premiers coupables !… Ne te monte pas la tête… Tu essûr que ta femme ne te trompe pas ! au sens le plus cruel dumot ! C’est quelque chose cela !… Vous allez partirbientôt !… N’édifie pas une tragédie avec la tuberculose desgallinacés !

– Tu me dis que ma femme ne me trompepas ! je n’en sais rien, exprima posément Rouletabille en selevant… quand une femme vous ment, elle vous trompe… je t’ai dit oùcommençait le mensonge… je te dirai peut-être la prochaine fois queje te verrai où il finit.

Là-dessus il me quitta après une poignée demains solide où son émotion se manifestait plus que sur sonvisage.

Trois jours s’écoulèrent. Le troisième jourj’appris par un coup de téléphone de mon ami que son départ pourl’Asie Mineure était avancé et qu’il quitterait la France avecIvana, dès la semaine suivante. Je le félicitai d’une décisionaussi raisonnable et je crus, dès lors, que le ménage étaitsauvé.

Deux jours plus tard, je me trouvais dans uneloge à l’Opéra-Comique avec des amis, quand ceux-ci me signalèrentl’entrée dans une avant-scène de M. Parapapoulos, le célèbreThessalien.

– Vous savez, me dit-on, que c’est lui qui asuccédé au prince d’Albanie dans les bonnes grâces de ThéodoraLuigi.

– Elle n’aura pas pleuré longtemps Henri II,fis-je…

– Ça n’est pas son genre, me répliqua-t-on.Les Princes et Excellences se la disputent. Après la mort dugrand-duc Michel Androvitch, dont elle avait été l’amie pendant dixans, elle accepta les hommages du prince Prozor qu’on lui avaitprésenté à l’enterrement !… Mais tenez, la voilà !

En effet, Théodora Luigi venait de s’asseoirdans une loge, en face de nous, loge adjacente à l’avant-scène deM. Parapapoulos. Théodora ne m’était jamais apparue avec unebeauté aussi fatale. Ses yeux sombres, son teint de marbre, sonfront dur ne s’éclairaient même point du plus faible rayon quandM. Parapapoulos, se penchant, lui adressait les plusgracieuses paroles.

Ces phrases, nous ne les entendions point maisnous en devinions la galanterie aux manières du Thessalien.Théodora ne paraissait même point les entendre et quand il parlait,elle ne le regardait pas. Cette femme me gâta ma soirée. J’essayaide ne plus la voir, mais mes yeux la retrouvaient malgré moi, elleme faisait frissonner et je n’enviais pointM. Parapapoulos !

Pendant les entractes, pour échapper à cettehantise, je sortis dans les couloirs. Je croisai à plusieursreprises un monsieur en habit, d’une ligne assez vulgaire, maisdont la figure ne m’était pas inconnue. Un moment nos yeux serencontrèrent. Alors je me rappelai : c’était l’agent de laSûreté Tamar qui nous avait introduits, Rouletabille et moi, dansla Villa Fleurie, le jour du drame. J’en conclus que lui aussiavait pris la succession du prince Henri et qu’il veillaitmaintenant sur le bonheur de M. Parapapoulos.

Nous étions alors un samedi, le départ deRouletabille était fixé au mercredi suivant. Je devais dîner chezeux le mardi. Or, le mardi matin je reçus un mot de mon ami mepriant de me trouver chez lui à six heures. Je m’y trouvai plus enavance que je ne le pensais. Je vis à la pendule du salon qu’ilétait cinq heures et demie. Ma hâte était bien compréhensible. Jem’assis et me mis à feuilleter un illustré, quand on sonna à laporte de l’appartement j’entendis un murmure de voix et ledomestique, ouvrant la porte du salon, fit entrerMme Boulenger. J’étais heureux de la revoir. Par deux foisj’étais allé chez elle sans avoir eu la chance de la rencontrer, jelui exprimai mes regrets et elle me répondit qu’elle avait étéaussi peinée que moi.

Je la trouvai bien changée, maissingulièrement belle dans sa pâleur. Elle ne devait pas être encoretout à fait remise physiquement de la terrible secousse, mais elleétait mise avec une coquetterie qui ne me déplut point, car elleattestait que cette femme avait retrouvé le bonheur ou croyaitl’avoir retrouvé, ce qui est souvent la même chose. Elle me parlade son mari avec une tendresse admirable et ne fit allusion audrame de Sainte-Adresse que pour me donner à comprendre qu’elleétait prête à subir encore de pareilles affres, qui avaient eu unaboutissement aussi heureux. Par un égoïsme naturel au bonheur,elle ne s’intéressa que médiocrement à nos personnes et ne parlad’Ivana que pour regretter qu’elle ne continuât point avec son marides travaux dont elle avait tiré, elle aussi, le plus grandprofit.

– Rouletabille est un peu jaloux, me dit-elleavec un bon et triste sourire, je ne lui en veux pas !… maisj’ai trouvé Ivana bien obéissante. Je voudrais la voir pour lui enfaire tous mes compliments !…

Ainsi, cette femme qui nous avait prouvéqu’elle était la meilleure de toutes et que nous savions parée detoutes les vertus et de toutes les délicatesses, ne trouvait pointun mot pour nous remercier de tout ce que nous avions fait pourelle et ne semblait retenir à l’égard d’Ivana qu’un peu d’amertumeparce que celle-ci avait laissé son mari continuer son effort toutseul. Évidemment elle n’arrivait pas à comprendre comment onpouvait, quand on avait l’honneur de travailler à côté d’un hommecomme Roland Boulenger, se résoudre à le quitter. Ah ! ellel’aimait bien !…

Rouletabille ne rentrait toujours pas. Ilétait maintenant cinq heures et demie. Elle se leva et prit congéde moi en me disant de l’excuser auprès de mon ami mais qu’il luifallait être chez elle quand Roland allait rentrer.

Moi-même, je commençais à m’impatienter etj’arpentais un peu nerveusement le salon quand Rouletabille arriva.Il me parut bien ému.

Mme Boulenger qu’il avait rencontrée dansl’escalier était remontée avec lui.

– Mais enfin ! qu’avez-vous ? vousn’êtes pas fâché ? lui dit-elle… Écoutez, nous pouvons nousexpliquer devant Sainclair !… Je vois bien qu’il est inutilede continuer à vous mentir… Tout à l’heure j’essayais encore dedonner le change à votre ami… mais je désarme et faites de moi ceque vous voudrez ! Battez-moi si vous le voulez !… maissurtout n’en voulez pas à Ivana la pauvre enfant !… Vous venezde me lancer dans l’escalier un de ces « bonjour madame »qui me condamne d’avance. Eh bien ! j’accepte lacondamnation !… Oui, c’est moi qui ai organisé les rendez-vousde travail chez le Dr Schall puisqu’il faut maintenant se cacher devous pour travailler. On vous a vu rôder hier autour de laclinique, je suis venue pour savoir dans quel état d’esprit vousvous trouviez !… vous êtes furieux ! vous saveztout !… je m’en doutais, maintenant j’en suis sûre !…c’est affreux n’est-ce pas, c’est épouvantable !… Avant departir pour un voyage de quelques mois Ivana a consenti à mettre aunet les résultats de ses travaux avec mon mari, aux fins qu’unpareil labeur ne soit pas perdu !… C’est impardonnable !…Mais vous ignorez donc, mon pauvre enfant, ce que c’est que lesscientifiques. Vous ne vivez que d’imagination et de reportage aujour le jour !… Vous ne pouvez concevoir ce qu’est un cerveaude scientifique, ni l’esprit qui l’habite !… l’esprit desuite dans la poursuite de l’idée !… Le scientifique nes’arrête que lorsqu’il a touché l’idée, c’est-à-dire quand il l’acomplètement matérialisée, ou il meurt !… Je parle de l’hommede génie, naturellement… Dans l’ombre de sa course il entraîne desdisciples qui seront aussi acharnés que lui s’ils sont dignes delui !… Et voici Ivana, assise dans le bureau du Dr Schall àcôté de Roland Boulenger. Quel crime !… Dites-moi tout desuite que vous lui pardonnez !… ou je ne vous pardonne pas,moi, le mensonge que vous nous avez imposé… Tyran !… Etdépêchez-vous, car je suis en retard, termina-t-elle en nousmontrant la pendule.

La véhémente apostrophe de Mme Boulenger,en prenant toute mon attention, m’avait fait négliger Rouletabille.Je le regardai sur ce dernier mot. Il avait le visage empreint dela plus dure impassibilité. Et il ne répondait pas àMme Boulenger.

– Je vois, dit la pauvre femme, que j’ai eutort de remonter ! et elle se dirigea vers la porte.

Rouletabille qui, en toutes circonstances semontrait si parfaitement poli, ne la reconduisit point… mais je lasuivis, dans la galerie elle eut une légère défaillance et meglissa presque dans les bras.

– Je reviens tout de suite ! criai-je àRouletabille, j’accompagne Mme Boulenger !…

Elle me remercia d’un bon regard car elle sesentait en effet très faible… Dehors j’arrêtai un auto-taxi, je lafis monter et lui dis :

– Où voulez-vous que je vous dépose ?

– Conduisez-moi chez le Dr Schall… me fit-elleavec un pâle sourire… Hélas ! je vois bien que Roland et moinous avons perdu un ami… J’ai une bien grosse peine pour Ivana…

– Leur voyage leur fera oublier !… et jevous ramènerai Rouletabille, lui dis-je.

Elle me remercia en me pressant doucement lamain.

Devant la clinique du Dr Schall je la laissai…elle paraissait un peu remise.

– Je vais dire à Roland combien vous avez étébon ! et avertir notre pauvre Ivana de la scène quil’attend…

Je la rassurai un peu :

– Les femmes savent toujours se fairepardonner… Rouletabille est beaucoup moins méchant qu’il n’en al’air.

Dix minutes plus tard j’étais revenu chezRouletabille. Six heures sonnaient. Je le retrouvai dans le salon àla même place !… Sans me dire un mot il me fit passer dans soncabinet de travail, s’assit à son bureau, l’ouvrit, en releva lecylindre et, dans un tiroir secret prit trois lettres qu’il me priade lire. C’étaient des lettres de Roland à Ivana où il était parléde toute autre chose que de la tuberculose des poules.

Le plus ardent amour s’y formulait avec unenaïve audace. Je ne les transcris pas ici parce que ce serait toutà fait inutile et puis parce que je ne m’en rappelle pas le texteexact. Tout de même elles laissaient cette impression, plus quel’impression : la certitude qu’Ivana se défendait le plusaimablement du monde, en tout cas qu’elle n’avait pas dépassé leslimites du jeu. C’est ce que je fis comprendre à Rouletabille etc’est seulement alors que je m’aperçus du bouleversement danslequel il était. Jusqu’alors il s’était maîtrisé mais ici iléclata :

– C’est une misérable !

Puis, honteux d’avoir trahi dans un cri toutson désespoir, il se mit les mains devant la figure et restaquelques instants sans prononcer une parole. Derrière ses mains ildomptait ses larmes, il étouffait le sanglot qui lui gonflait lagorge. Quand il me montra à nouveau son visage je vis une facehâve, creusée, vieillie mais grimaçante de froide ironie. Je vis unnouveau Rouletabille : celui qui ne croyait plus àrien !… Je ne reconnus plus mon ami… Tant de jeunesse, une sibelle foi, tant de lumière sur un noble front, tant de confiancenaïve dans un génie au service de la vérité, ses yeux clairs etpleins de rayons, tout avait disparu sous un masque de cendres…

– Je n’ai plus rien à apprendre, me dit-il,j’ai fait le tour de l’infamie. Maintenant je connais les hommes.Une femme a été mon porte-flambeau dans ces ténèbres que je croyaisconnaître et où j’entrais d’un pas léger. Maintenant les ténèbresme font peur et la lumière m’épouvante. Tout à l’heure tu vas voirentrer cette femme. Elle me tendra son front pur et elle serreraton honnête main. Imagine que je ne t’aie rien dit : c’est ladouce flamme de mon foyer, c’est l’amour conjugal dans ce qu’il ade plus noble et de plus charmant. Elle est belle et tranquille.Elle a un baiser pour l’époux, un sourire pour l’ami ! Ellenous parle de ses travaux et nous l’écoutons. Eh bien ! cetange, mon cher, sort des bras de Roland !… Je t’ai écrit devenir pour que tu assistes à ce qui va se passer ici. Depuis que jeconnais mon infortune j’aurais pu la tuer… mais j’ai parcouru tropd’étapes pour arriver à « toute la vérité », mon malheur,je l’ai trop prévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis, la tuer,c’est lui prouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe.Non ! elle vivra ! J’ai pensé à toi : c’est toi leplus fort. Tu as méprisé. Je lui dirai mon dégoût, sans paraîtreétonné et puis je continuerai ma route en lui tournant le dos…

Il sortit sa pipe de sa poche, mais il neparvenait pas à la bourrer. Il finit par la jeter avec violence surle bureau et il se leva en poussant un effrayant soupir :« Ah ! Sainclair ! » Nous tombâmes dans lesbras l’un de l’autre.

Mais notre effusion fut courte : Unedomestique vint nous dire que des messieurs désiraient parler àM. Rouletabille. Ces messieurs suivaient cette femme dechambre sur ses talons.

– Tiens ! Mifroid, fit mon ami enreconnaissant le sympathique commissaire bien connu de Tout-Paris,qu’est-ce qui vous amène, mon ami ?

Malgré le tragique des circonstances, je nepus m’empêcher d’admirer l’art avec lequel Rouletabille étaitparvenu, en une seconde, à cacher son émotion. Le commissaire fermala porte derrière lui, sur le nez des autres messieurs et s’avançadans le bureau.

– Mon pauvre ami, lui dit-il, sans voir lamain que Rouletabille lui tendait, j’ai une terrible nouvelle àvous annoncer… Avec un autre, je pourrais voiler la vérité… Soyezfort !… Votre femme a été assassinée !

Rouletabille poussa un cri et s’accrocha à monbras.

– Assassinée, fit-il d’une voix rauque, oùçà ?

– À Passy, impasse La Roche… j’ai une auto, sivous voulez m’accompagner.

Rouletabille était comme hébété. Il meregardait avec des yeux d’où l’intelligence avait fui. Vous pensezque je ne le quittai pas. Un quart d’heure plus tard, nous noustrouvions tout au fond de Passy, devant une villa entourée de hautsmurs. En route j’avais interrogé le commissaire mais il paraissaitn’être encore au courant de rien. Il ne put même me dire à quelleheure le crime avait eu lieu. Du reste j’étais moi-même tout à faitétourdi de la brusquerie et de la cruauté des événements ; jeme rappelle vaguement avoir traversé un jardin planté d’arbrestouffus… avoir monté un escalier, avoir traversé une salle où, surune table-guéridon, se trouvaient les restes d’un goûter. Enfin,dans une chambre à coucher indiquant le plus grand désordre, touteune troupe d’hommes noirs s’écarta devant nous et nous aperçûmessur le tapis, deux corps étendus… celui de Roland Boulenger etcelui d’Ivana…

Le vêtement de l’homme ne témoignait d’aucuncombat. Roland avait reçu deux balles, l’une en plein cœur, cetteballe avait fracassé, en passant, la montre dans la poche du giletet l’autre dans le poumon gauche, par derrière. Ivanaégalement avait reçu deux balles, l’une qui l’avait atteinte à lahanche gauche, cette balle avait dû être tirée pendant une courtelutte attestée par l’épaulette droite de la robe arrachée, lamanche froissée, le poignet droit et l’épiderme de la main droitelégèrement déchirés.

Une seconde balle près de la tempe semblaitavoir été tirée pour l’achever, pour lui régler définitivement soncompte… Et cependant, Ivana respirait encore. Disons tout de suiteque l’on retrouva une cinquième balle dans le plafond, nouveautémoignage de lutte avec celui ou celle qui apportait la mort danscette demeure.

J’ai dit qu’Ivana n’était pas encore morte.Elle rouvrit les yeux pour fixer Rouletabille d’un suprême regardimmobile… Je vis distinctement ses lèvres s’entrouvrir comme pourun baiser.

Alors, il y eut un affreux gémissement et lechoc d’un corps sur le plancher… c’était Rouletabille qui tombait àgenoux et qui, écartant le médecin, prenait un baiser suprême surles lèvres de sa femme expirante. Ainsi recueillit-il son derniersouffle. Nous eûmes beaucoup de peine à l’arracher à cettedépouille chérie.

– Elle était innocente ! soupira-t-ilpresque expirant lui-même… c’était ma petite Ivana !…

On le porta plutôt qu’on ne le conduisit dansla salle à côté et là l’un des hommes noirs lui posa tout à coupcette question :

– Vous connaissiez cette villa ?

Rouletabille releva la tête et regarda lemagistrat jusqu’au fond des yeux…

– Je l’ai vue aujourd’hui pour la premièrefois, dit-il.

– Et à quelle heure en êtes-vous sorti lapremière fois ?

Le malheureux hésita, nous regarda, finit parprononcer dans un souffle :

– Je ne vous comprends pas !

– Je vais vous le dire, moi, fit le magistrat…vous en êtes sorti à cinq heures… et le crime a eu lieu à cinqheures moins cinq exactement !…

Rouletabille se redressa dans une protestationimmense de tout son être :

– Vous croyez donc que c’est moi qui l’aiassassinée ?

Le soir même, il couchait à la Santé.

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