Le Crime de Rouletabille

XI. – La petite maison de Passy

Je savais, par le juge d’instruction,M. Hébert, et par des indiscrétions venues de la prison que lemalheureux était anéanti. Il ne mangeait pas, ne parlait pas,restant étendu, sans un mouvement, sur sa couchette. Tout le mondel‘incitait à avouer, lui disant qu’il serait sûrementacquitté. Il ne répondait pas.

Je n’avais reçu qu’un mot de lui :« Occupe-toi de sa tombe. Deux places, une pour elle, une pourmoi ! »

Et maintenant j’ai hâte de me retrouver aveclui dans la seconde visite qu’on lui fit faire aux lieux du crime.Averti, je m’y suis rendu avec les magistrats. Rouletabille n’étaitpas encore arrivé.

J’eus une courte conversation avec le juged’instruction et lui fis part naturellement de tout ce qui pouvaitservir mon ami et client, notamment son attitude avec moi si peud’instants après le crime, alors que, de toute apparence, ill’ignorait encore. Mais M. Hébert paraissait avoir son siègefait.

À tout ce que je pus lui dire, il ne réponditqu’en haussant les épaules et qu’en caressant, d’un geste un peuagacé, ses favoris poivre et sel qu’il portait à l’anciennemode.

Autour de la villa, jusque dans l’impasse,malgré le service d’ordre, il y avait une foule incroyable. Lesjournalistes étaient, comme toujours, encombrants. Mais pas unn’avait été admis dans la villa.

Pressé par les événements, au moment de ladécouverte du crime, je n’ai donné aucune indication, mêmesommaire, des lieux. Du reste, je n’avais rien vu que Rouletabilleet les deux corps. Aujourd’hui, regardons.

Cette villa, perdue tout au fond de Passy,était charmante. Ce n’était point d’hier que Roland Boulengerl’avait louée, pour venir s’y distraire du travail formidable qu’ilfournissait par ailleurs. Ce sont là des détails qui nous furentrévélés par l’enquête. Mais il y a cent à parier contre un qu’ilfit entendre à Ivana, comme précédemment à Théodora Luigi, qu’ilavait acquis, meublé, arrangé ce petit coin pour son amour dumoment, le seul qui comptât à ses yeux, comme toujours.

Cette villa avait été certainement ce qu’onappelait dans le temps « une petite maison ». Elle dataitdu 18e siècle avec un rappel du style jésuite dont lesconsoles renversées et les pilastres mêlaient un peu de majestéridicule au rococo de l’ensemble. Bref, elle était d’un mauvaisgoût adorable sous la grisaille du temps. J’imaginais qu’elle avaitdû être horrible à l’état neuf. Au fond de son nid de verdure,cette vieille chose était plaisante à trouver pour des amoureux.Mais les boiseries de l’intérieur, assez bien conservées,rafistolées du reste avec art, étaient à se mettre à genoux.

Les pièces du rez-de-chaussée, fort humides,étaient condamnées. On accédait au premier et unique étage par unescalier de marbre dont la balustrade de fer forgé étaitremarquable. Tout l’étage était des plus galants. Dans lestrumeaux, bergers et bergères se bousculaient avec une audace àpeine effacée. Dans la salle à manger, une merveilleuse tapisseriede Beauvais, une bergerade d’après F. Boucher, tenait tout unpanneau. Les meubles, les fauteuils Louis XV étaient recouverts deGobelins représentant les fables de La Fontaine, d’après Oudry.Cette salle donnait directement sur la chambre à coucher, dont deuxfenêtres ouvraient sur le jardin et dont les deux autres fenêtres,donnant sur la venelle dont nous avons eu l’occasion de parler,étaient toujours closes avec leurs volets fermés. Il y avait là unimmense divan qui servait de lit, un tapis persan de plus haut prixet sur le mur, debout derrière le divan, une garniture de lit ensatin blanc brodé d’applications de velours cerise, du16e siècle, du plus curieux effet.

Derrière la chambre, un cabinet de toilette –salle de bains. Une porte donnait de ce cabinet sur un escalier deservice qui descendait au jardin et aux sous-sols où se trouvait lacuisine. Celle-ci ne devait pas servir souvent. Les services devaisselle et de verrerie s’y trouvaient rangés dans des armoirespleines d’ordre et de poussière.

J’ai noté les débris d’un goûter qui setrouvaient sur le guéridon de la salle à manger, j’aurais pu parlerdu goûter tout entier, car on y avait à peine touché. Des gâteaux,une bouteille de vin d’Espagne que Roland Boulenger avaitcertainement apportée lui-même…

Le jardin était assez profond devant la villa.Il était mal tenu avec des arbres tout rabougris de vieillesse.J’ai dit que le fond de la villa était adossé à une venelle. Ledevant des jardins donnait sur l’impasse La Roche. C’est làqu’était l’entrée avec une grande grille que l’on n’ouvrait jamaiset qui était close de volets de fer et, à côté, une petite porte dechêne vermoulu, à judas.

Au coin de l’impasse La Roche et de l’avenueRameau, il y avait une boutique de coiffeur. Pour peu que cecoiffeur ne fût point assailli par la clientèle et qu’il aimât àmusarder sur son seuil, il ne pouvait manquer de remarquer ceux quientraient et sortaient par la petite porte de chêne. La boutiqueavait une enseigne : « Marius Poupardin, coiffeur »entre deux plats à barbe.

La propriété possédait encore une autre sortieaux trois quarts dissimulée sous un envahissement extraordinaire delierre et de plantes grimpantes. C’était cette porte par laquelleon avait vu sortir Rouletabille, porte donnant à l’extérieur sur unterrain vague, envahi d’ordures ménagères, un vrai dépotoir… Àl’intérieur, elle ouvrait sur un petit chemin dallé de briquesmoussues qui traversait les hautes herbes d’un jardin fruitierrendu à l’état de nature et aboutissant directement à une portebasse de la villa donnant sur l’escalier de service.

Je crois bien avoir donné toute la topographieutile, sinon à la compréhension du mystère qui reste opaque, dumoins à la connaissance des lieux où il se déroule. Et maintenantassistons à l’arrivée de Rouletabille. De grands bruits extérieursl’annoncè­rent. On nous l’amenait dans un auto-taxi, entre deuxagents de la Sûreté. Des cris de « ViveRouletabille ! » partirent d’un peu partout dans la foulequi se pressait autour de la villa. C’était déplorable.

La petite porte s’ouvrit et il apparut.Dieu ! qu’il était pâle ! Il ne semblait plus que lefantôme de lui-même. Cependant il avait aux yeux une flamme ardentequi révélait le feu intérieur qui le dévorait et qui brûlait ceuxqui le regardaient. Combien en ai-je vu détourner la tête sous cetéclair insupportable ! Son regard, dans l’instant, semblaitvous dire : « Pourquoi êtes-vous ici ? En quoi celavous regarde-t-il, ce drame qui s’est passé entre ce monsieur, mafemme et moi ? Pourquoi tout cet appareil de justice ? Jele connais depuis longtemps. Je n’en suis pas accablé. »

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