Le Crime de Rouletabille

XIV. – Coup de théâtre

Devant cette réplique, qui était venue toutnaturellement au juge et que celui-ci n’avait pas imaginé sifoudroyante, Rouletabille un instant resta muet. Moi qui leconnaissais bien, je le vis tout à coup désemparé… Il chercha monregard et j’eus froid au cœur pour lui… Mon Dieu ! serait-ilpossible… Ah ! plus d’une fois au cours de cette douloureuseséance, je n’avais pas reconnu mon Rouletabille… On eût dit qu’ilvoulait s’étourdir et étourdir les autres, comme visiblement ilétait désemparé lui-même.

– Nous avons essayé de savoir, Rouletabille,reprit durement le juge d’instruction, ce que vous avez faitexactement, depuis le moment où, à cinq heures, vous avez quittécette maison et le moment où, plus d’une heure plus tard, vous avezréintégré votre domicile…

– C’est un laps de temps bien court pourquelqu’un qui sortait de cette maison avec mon état d’esprit,répondit-il en fronçant les sourcils et en assurant sa voix…évidemment, j’ai bien perdu une demi-heure à errer comme unmalheureux… où… je n’en sais rien… dans les environs certainement,je ne pourrais pas vous dire…

– Ni moi non plus !… acheva le juge qui,décidément, semblait prendre sa revanche au moment où il s’yattendait le moins… Je dois vous dire tout de suite, du reste, quesi par hasard vous étiez revenu ici (chose que, dans votre étatd’esprit, vous pourriez peut-être avoir oubliée)… nous n’ensavons encore rien !

– Monsieur, fit Rouletabille, je n’aiplus rien à vous dire pour le moment mais j’ai une prière à vousadresser ! Voulez-vous me laisser travailler dans cettemaison, comme j’avais l’habitude de travailler quand je n’étais pasarrêté ?

– Je vous en prie, concéda M. Hébert etil ajouta assez ironiquement : Travaillez pour vous et pourmoi et tâchez de me garder d’une erreur qui, cette fois, pourraitvous être funeste !

Alors une demi-heure se passa pourRouletabille à tout examiner du jardin au grenier. Nous le vîmes àquatre pattes sous les meubles, flairant toutes choses comme unchien de chasse, ainsi qu’il m’était apparu pour la première foisau temps lointain de la Chambre jaune.

Nous fûmes étonnés de le voir passer assezrapidement dans les pièces mêmes qui avaient été le théâtre dudrame. Au contraire, il grimpa, descendit et redescendit plusieursfois à quatre pattes l’escalier de service, se fit ouvrir toutesles armoires dans la cuisine et le sous-sol, enfin s’attarda àl’allée du milieu qui joignait la façade du pavillon à l’impasse LaRoche et qui, elle, n’était point dallée ni briquetée comme lapetite allée de service qui conduisait au terrain vague.

Mille pas s’étaient imprégnés là, sur la terremolle, et on se demandait ce que le reporter pouvait encoredistinguer des impressions premières.

M. Hébert sembla avoir pitié de lui.

– Sachez, monsieur, lui dit-il, qu’à lapremière visite ici du parquet, il a été relevé dans cette alléecertains pas masculins qui allaient directement de l’impasse LaRoche à la villa et qui n’en sont jamais revenus,hélas ! C’étaient les pas de Roland Boulenger. C’étaientles seuls. Aucun pas féminin. Voilà pourquoi je vous disais queMme Rouletabille avait certainement passé par la porte dérobéeainsi que vous l’avez fait vous-même… ce qui n’a du reste aucuneimportance…

Rouletabille se releva tout à coup : ilétait boueux, sale, dépeigné, hirsute :

– Monsieur, dit-il, on a certainementinterrogé ce Poupardin, le barbier du coin du passage La Roche… Ila peut-être vu quelque chose, lui !

Sur quoi un des agents de la sûreté qui étaitlà répondit :

– C’est moi-même qui ai voulu interroger cePoupardin, mais sa boutique était fermée. Il était parti depuis lelundi, c’est-à-dire la veille du drame. Il avait annoncé depuisquelque temps qu’il projetait un voyage dans son pays. MariusPoupardin n’a donc pu rien voir…

– Et vous, monsieur, avez-vous découvertquelque chose ? fit, une dernière fois, M. Hébert àRouletabille.

– Non, monsieur ! répondit Rouletabilled’une voix atone et sans regarder personne.

– Eh bien ! en voilà assez pouraujourd’hui Allons ! commanda le juge d’instruction.

J’allai serrer la main de mon ami qui répondità ma pression d’une façon assez distraite. Et les agents le firentmonter dans le taxi. Il y eut encore des bruits dehors. Nous nousséparâmes tous sans une parole. Nous dûmes subir l’assaut desjournalistes. Je rentrai chez moi accablé. Je ne sortis de maprostration que vers les huit heures du soir en entendant clamerles journaux.

– Dernière heure : L’affaireRouletabille !… On a retrouvé le revolver del’assassin !…

Je descendis moi-même en courant acheter lesfeuilles.

Alors j’appris la dernière et sensationnellenouvelle. On venait de découvrir l’armurier du quartier de l’Étoilechez qui Rouletabille, le mardi du crime, à cinq heures et quart,était allé acheter un revolver. Il n’y avait plus de doute :M. Hébert, par hasard, avait deviné… Si Rouletabille étaitentré sans arme dans la petite maison de Passy, il en était sortipour en acheter une, à la première boutique venue. On admettaitmaintenant que l’arrêt de la montre ne prouvait rien, commel’affirmait Rouletabille et comme, hélas !… l’heure à laquelleil avait acheté le revolver, dans le quartier proche du crime, leprouvait.

On arrêtait désormais l’heure du massacre àcinq heures et demie, heure qui a été reconnue exacte depuis.Rouletabille était donc coupable !…

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