Le Crime de Rouletabille

XVI. – Une lettre recommandée

Les journaux tirèrent encore, ce jour-là, deséditions spéciales, à profusion. Les petits canards du soir s’endonnèrent à cœur-joie, inventant les incidents les plus plaisantset les plus grotesques, donnant des détails aussi extraordinairesque précis sur la façon dont Rouletabille s’était débarrassé de sesgardiens. Le Courrier de cinq heures affirma qu’on avaitvu Rouletabille se promenant, en plein boulevard, sans êtreinquiété.Le Paris laissa entendre que rien de tout cela neserait arrivé sans la complai­sance du gouvernement qui avait toutintérêt à ménager, non point le reporter de L’Époque, maisL’Époque même, journal à très gros tirage ? Quant àL’Époque, ce journal relatait les faits sans aucuncommentaire.

Il n’en fallut point davantage pour que toutela police fût sur pied à la recherche de Rouletabille… Je reçusmoi-même un agent de la Sûreté qui me posa quelques questionsauxquelles je ne pus répondre. À tous, je disais que je regrettaiscette évasion.

Mon domicile était strictement surveillé. Verssept heures du soir, ayant soulevé le rideau de ma fenêtre, je vissur le trottoir en face deux silhouettes sur la nature desquellesje ne pouvais me tromper. Je laissai retomber mon rideau enhaussant les épaules… « La police sera toujours aussibête ! » pensai-je tout haut, « c’est bien ici ledernier endroit où Rouletabille viendra se faireprendre ! »

Et là-dessus, j’essayai de me mettre autravail, quand mon domestique vint m’annoncer que le facteur avaitune lettre recommandée à me faire signer. Je lui dis de le faireentrer. Le facteur entra, me tendit une lettre que je regardaimachinalement. Je fus étonné de ne voir sur l’enveloppe aucun dessignes habituels ; enfin la suscription en était des plussingulières : À mon bon ami Sainclair… et monadresse. J’avais reconnu l’écriture de Rouletabille. Je regardai lefacteur qui se tenait immobile avec sa boîte sur le ventre, toutedébordante de rouleaux et de paquets qu’il avait peine àmaintenir.

– Mais cette lettre n’est pas recommandée,dis-je étonné. Il ne me répondit pas.

De plus en plus intrigué, j’ouvrisl’enveloppe. Il y avait là-dedans une feuille de papier blanche queje tournai et retournai de toute façon.

– Ah çà !… m’écriai-je, quelle est cetteplaisanterie ?

– Chut ! Sainclair ! pas sifort ! me fit le facteur.

Je me levai étourdi. Cette fois, j’avaisreconnu la voix de Rouletabille ! Mais quant à reconnaîtreRouletabille lui-même sous cet uniforme, sous cette barbe poivre etsel qui lui mangeait la moitié du visage, sous ce képi crasseux,dont la visière lui descendait jusque sur les yeux… ah !non !… Et cependant c’était bien lui ! Il déposa uninstant sa boîte, me prit la main, me la serra fortement et medit :

– Tu ne me crois pas coupable, toi ?

Je fus lâche, je répondis :

– Ma foi, je ne sais plus ! Pourquoit’es-tu évadé ? Et pourquoi as-tu acheté lerevolver !

– Je suis venu ici pour tel’apprendre, mon cher maître ! Je ne t’ai jamais menti !Je suis sorti de la petite maison de Passy le plus malheureux deshommes, accablé par la fatalité et persuadé qu’Ivana y avait étéamenée par la force même des événements dont je ne rendaisresponsable qu’une seule personne au monde. Contre celle-là quiavait sacrifié à sa chimère mon bonheur et la vertu d’Ivana,j’avais une haine rouge. J’ai acheté ce revolver dans l’embrasementde ma douleur pour tuer Thérèse Boulenger… J’étais fou ! maislogique, car elle était cause de tout. Je me rendis chez elle, maisje m’arrêtai à mi-chemin. L’accès était passé. Un immense dégoût detoutes choses m’avait envahi et quand, en rentrant chez moi, j’ytrouvai cette pauvre Thérèse qui ne savait encore rien maiscependant toute pâle de la même douleur que moi, et meparlant des rendez-vous chez le Dr Schall, je ne pus que laplaindre à l’égal de moi-même. Je la rudoyai un peu. C’était fini.Je m’étais reconquis ; je te laissai partir avec elle… Jen’avais plus que la force de t’attendre pour te confesser ma misèreet mon néant. Voilà, mon pauvre vieux, pourquoi, ayant trouvé unarmurier sur mon chemin, j’avais acheté un revolver !…

Ce dut être un spectacle bizarre que l’instantqui suivit cette confidence. Si le domestique était entré, il eûtpu me voir embrasser le facteur ! Rouletabille rajusta sabarbe, son képi, sa boîte et prit congé :

– Je te quitte. Ton domestique finirait partrouver bizarre cette conférence avec le facteur, un facteurnouveau qu’il n’a jamais vu. L’autre est malade, paraît-il, maiscomme il pourrait arriver tout de même, je me sauve.

Et il partit en me recommandant de sortir duPalais, le lendemain, par l’escalier du quai des Orfèvres, ce quidéjouerait toute filature, et de venir le retrouver chez un bistrotde la rue de Charonne dont il me donna l’adresse.

J’arrivai là le lendemain, à la nuit tombante.C’était une petite boîte intitulée « à la Peau deLapin ». Il n’y avait pas de clients. Une vieille femme quitricotait avec acharnement derrière le comptoir ne me posa aucunequestion. Dans l’ombre d’une petite salle basse adjacente, jedistinguai, accoudé à une table, mon facteur. On ne nous dérangeapas. Nous pûmes causer.

– Tu comprends, me dit tout de suiteRouletabille, que je ne pouvais plus rester en prison. Avec cettehistoire du revolver, tout se tournait contre moi, et parconséquent, contre elle ! En ce qui me concerne,l’affaire m’est parfaitement égale… mais je ne veux pas que l’oncontinue à croire que je l’ai tuée parce que je l’ai cruecoupable !… Je ne l’ai pas tuée et elle étaitinnocente !… Voilà ce qu’il faut que je fasse éclater auxyeux de tous… Je ne vais pas non plus laisser cet assassinatimpuni… L’être, homme ou femme qui a abattu ma petite Ivana commeune chienne d’amour, y passera, je te le jure !…

– Où donc te caches-tu ? lui demandai-je.Tu dois manquer de tout ?

– Je ne manque de rien !

– Tu dois avoir besoin d’argent ; j’en aiapporté.

– Je n’en manque pas… mais donne toujours, onne sait pas ce qui doit arriver…

Je lui passai les cinq mille francs quej’avais apportés à tout hasard.

Il me conta alors en quelques mots qu’il étaitcaché chez un facteur du quartier auquel il avait rendu le grosservice de bien placer son fils dans les services d’électricité deL’Époque… Avec ce costume-là et son postiche, il pouvaitse promener partout, même en plein jour sans courir aucun risque.Enfin, depuis le matin, il avait d’autres déguisements sous lamain.

– Je n’ai pas perdu mon temps, me dit-il, tune sais pas où j’ai passé une partie de la nuit dernière ? (Ilavait quitté la prison à dix heures du soir, la veille.)

– Ma foi non !…

– Eh bien ! dans la petite maison dePassy… Je n’ai point découvert autre chose, du reste, que ce quej’y avais vu devant le juge d’instruction.

– Mais tu as déclaré n’avoir rienvu !

– J’avais mes raisons pour cela !… Tu netrouves pas que la police a une attitude bizarre dans cetteaffaire ?

– Non ! en quoi ?

– Ah ! en quoi ?… Tu te rappelles maquestion à M. Hébert relativement à Marius Poupardin, lebarbier de l’avenue Rameau ?

– Parfaitement ! Il t’a répondu…

– Pardon ! ce n’est pas lui qui m’arépondu… c’est un agent de la Sûreté, un nommé Page, un type quej’ai été étonné de trouver là, du reste, car je sais qu’il a étémêlé à de bien louches besognes… et on l’emploie plus souvent àcertaines enquêtes secrètes… et politiques… Page a réponducarrément que la boutique avait été fermée la veille ducrime… eh bien ! c’est faux ! la boutique a étéfermée le lendemain du crime !

– Alors, c’est idiot ce que Page adit, car enfin, la vérité ne saurait être difficilementrétablie…

– Évidemment ! mais la police secrèteaura gagné du temps… paraît qu’elle en a besoin !

– Il y a donc de la politique dans cetteaffaire ?

– Il y en a un côté, exprimaRouletabille… Et maintenant, je vais te dire ce que j’ai découvertdans la villa… En étudiant bien le petit escalier de service, j’yai retrouvé non seulement les traces descendantes, très effacées,celles-ci, à peine visibles, tandis que les traces montantesétaient beaucoup plus marquées, ce qui attesterait qu’ellesauraient été faites par des pieds humides encore de la terre ouplutôt de la mousse du jardin.

– Ivana était donc redescendue ?

– Ivana est arrivée par la porte de l’impasseLa Roche et je te le prouverai tout à l’heure… Puis, elle estdescendue, après le rendez-vous, par l’escalier de service (d’oùles légères traces descendantes) et elle s’en allait par l’alléeaboutissant à la porte dérobée quand elle s’est ravisée et qu’elleest remontée par l’escalier de service (traces marquantes, toutesfraîches du jardin). Pourquoi s’en retournait-elle parcette allée de service ? Première question à laquelle jerépondrai plus tard quand elle aura cessé dans mon esprit de n’êtrequ’une hypothèse… et pourquoi Ivana est-elle remontée ?Seconde question à laquelle je vais répondre tout de suite… parceque, mon cher, le drame était déjà commencé là-haut ! etqu’il faisait du bruit, le drame !

– Il y avait donc une tiercepersonne…

– Oui, comme tu dis si bien ! Une tiercepersonne !

– La preuve ? La preuve ?

– Rappelle-toi avec quel soin je me suisattardé à relever les traces de pas dans l’allée du milieu, cellequi joint la porte de l’impasse La Roche à la façade dupavillon.

– Oui ! On n’y a trouvé aucun pas defemme… La tierce personne était donc un homme ?

– Non ! C’était une femme !

– Comprends plus !

– As-tu déjà regardé marcher les femmes dansla rue, quand il pleut ou qu’il fait mauvais ?

– Évidemment. Et j’ai admiré bien souvent letalent de ces dames à garder des bottines immaculées, quand nousautres, hommes…

– Eh bien ! rappelle-toi qu’il avait pluet que l’allée du milieu était détrempée. Une femme un peu élégantedevait hésiter à y mettre le pied… mais cette allée est bordée pardeux bandes de briques moussues où j’ai retrouvé, moi, desempreintes restées invisibles pour les autres, parce que les autresne les cherchaient point ! (Ici je reconnaissais bien lefameux système de Rouletabille qui était de partir d’une idée justenécessaire, une idée qui s’imposait, fatale en quelque sorte, pourde là chercher les traces qui devaient corroborer cette idée-là, enquoi son système différait de la méthode inductive de tous lesSherlock Holmes qui sont victimes des pistes ou empreintes qu’ilsrencontrent par hasard, et qui les conduisent où ellesveulent, c’est-à-dire à une erreur souvent édifiée à l’avancepar les intéressés.)

– Or, continua Rouletabille, ces empreintessont des empreintes de femme. J’y ai trouvé le pied d’Ivana etaussi un autre pied plus long, plus solide, enfermé dans unebottine à la pointe aiguë, genre américain…

– Mon Dieu ! soupirai-je en merappelant la façon (qui paraissait excentrique alors, car tous lesbottiers faisaient encore les bouts ronds) dont était chausséescertaine dame, l’été précédent, à Deauville… voilà qui expliqueraitbien des choses… malheureusement…

Rouletabille m’interrompit, poursuivant sonidée ou plutôt son exposition :

– Ces pas-là dans le jardin allaient etrevenaient par le même chemin… et ces pas-là, tu comprends qu’ilsne venaient pas pour rien… Or, je n’en trouve plus trace dans lavilla… si légers soient-ils, je ne peux pas douter qu’ils yauraient laissé leur empreinte avec l’humidité du dehors, lapreuve, c’est que j’ai retrouvé sur l’escalier du vestibule latrace, à trois reprises, de la bottine d’Ivana, trace qui a échappéd’autant plus facilement à l’instruction que celle-ci ne l’ycherchait pas… c’est toujours la même chose… les traces des pasd’Ivana avaient sauté aux yeux de ces messieurs, dans l’escalier deservice, ils avaient immédiatement bâti leur système là-dessus…pourquoi voir dans l’escalier du vestibule une trace de pas quigênait leur petite combinaison ?… Voilà des années que jem’efforce d’apprendre à ces gens-là de se laisser conduire par lebon bout de la raison !… j’y ai renoncé ! Revenons à mespas pointus que je ne retrouve pas dans la villa… Il y a une façond’expliquer cette disparition, c’est d’imaginer que ces pas nevoulaient pas être entendus… Alors les souliers sont ôtés etremis, la besogne faite…

– Horrible ! frisonnai-je…

– Ce n’est qu’une idée… ne tombons point dansle défaut de ces messieurs de la police et du parquet !repartit Rouletabille… mais c’est une idée possible qui vaut qu’ons’y arrête !… bien qu’elle ne m’empêche point d’en avoird’autres !…

– Je comprends où va ta pensée, repris-je…malheureuse­ment rien ne te dit que ces pas sont venus dans lejardin au moment qui nous intéresse…

– C’est ce qu’il nous reste à savoir… murmuraRouletabille…

Je repris encore… en me penchant à sonoreille :

– J’ai fait, moi, une enquête de ce côté etj’ai appris d’une façon certaine que Théodora Luigi avait quittéParis à une heure de l’après-midi le jour du drame… avant ledrame !…

– Elle a quitté Paris le jour du drame, à uneheure de l’après-midi, ricana affreusement Rouletabille, commeMarius Poupardin a fermé boutique la veille du crime. Qui t’a sibien renseigné, Sainclair ?

– Eh mais ! je l’ai su au palais parl’entremise de Giraud, le greffier de la neuvième qui est intimeavec le sous-chef de la sûreté…

– Que voilà un service admirable ! Onsavait que la question venait de toi ?

– Probable !

– Mon pauvre Sainclair ! fitRouletabille.

– Pardon ! fis-je un peu vexé (j’ai déjàdit que j’étais d’un caractère assez susceptible surtout avecRouletabille que j’avais connu si jeune…) pardon… je suis allémoi-même à la gare… et le renseignement était exact…

– Qu’est-ce que tu as appris à lagare ?

– Que Parapapoulos était bien parti parl’Orient-Express de une heure, ce jour-là, le mardi !

– Et alors ?

– Eh bien ! mais alors, comme ThéodoraLuigi est partie avec Parapapoulos…

– Non ! elle n’est pas partie avecParapapoulos !… Elle n’est allée le rejoindre que lelendemain, le mercredi !

– Tu es sûr de cela ?

– Aussi sûr que Marius Poupardin, le jour dudrame, n’avait pas encore fermé boutique… Ah ! la Sûreté nousment ! Il y a autour de Théodora Luigi un étrange mystère… Cen’est du reste pas la première fois que je m’en aperçois… Tucomprends maintenant pourquoi je n’ai rien dit au juged’instruction de ce que mes yeux avaient pu voir devant lui !…Il faut que mon système soit bien solide avant que je le montre…car je suis assuré maintenant qu’il y a beaucoup de gens intéressésà le jeter par terre.

– C’est affreux soupirai-je… Commentpouvons-nous penser que ces gens-là puissent aller jusqu’à teperdre, te sachant innocent ?

– D’abord, il n’est point sûr qu’ils mesachent innocent !… Et puis si tu crois que l’on se gêne quandon fait de la haute police !…

À ce moment, nous fûmes interrompus par unbruit de pas dans la salle à côté…

– Bonsoir, ma tante !… fit une voix derogomme.

Et, brusquement, la porte de la pièce où nousnous trouvions fut poussée et deux personnages que nousdistinguions à peine, dans l’obscurité, s’avancèrent sanscérémonie… Je serrai avec inquiétude la main de Rouletabille quirestait impassible. Il faisait si noir que l’on n’y voyait pas plusque dans un four…

– Tout de même ! on peut allumer lalampe ! fit la voix de rogomme, et on entendit craquer uneallumette…

J’aperçus aussitôt deux figures sinistres.L’homme qui allumait un quinquet pendu au plafond paraissaiténorme, avec des épaules et des poings formidables… Il était vêtud’un paletot graisseux au col relevé et d’un feutre informe dontles bords rabattus lui cachaient la moitié du visage. L’autre avaitune silhouette fine, enfermée dans un vieux complet-veston quiavait dû avoir autrefois des prétentions à l’élégance ; ilétait coiffé d’une casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. Un boutde cigarette pendait à sa lèvre inférieure. C’était le gigolo danstoute son horreur… j’avais froid au cœur.

Le géant s’assit sans cérémonie aucune à notretable en face de nous… Il me tendit la main et cessant de déguisersa voix :

– Hé bien ! quoi, monsieur Sainclair,vous ne me reconnaissez pas ?

– La Candeur ! m’exclamai-je.

– Chut ! on ne peut rien vouscacher ! fit le brave garçon…

Et, sans plus s’occuper de moi, il se mit às’entretenir avec Rouletabille.

Je savais combien celui-là lui était dévoué,comme il l’avait suivi dans les pires aventures, reconnaissantcomme un chien fidèle de la niche et de la pâtée que Rouletabillelui avait fait avoir, à côté de lui, au journal L’Époquedans un moment où, venu à Paris pour faire de la littérature (LaCandeur avait été instituteur) il mourait quasi de faim.

Je l’entendis souffler àRouletabille :

– Du nouveau ! La boutique de MariusPoupardin est rouverte ! mais il a vendu son fonds et c’estson commis qui lui succède…

– En vérité, fit Rouletabille, visiblementheureux de la nouvelle… Poupardin prend de la distance…

– Oui, il irait s’établir à Marseille, citéqui lui a donné le jour, qu’il ne faudrait pas autrement s’enétonner… Voilà tout ce que j’ai pu savoir !…

– C’est déjà beaucoup, ça, mon vieux LaCandeur… Poupardin a donc subitement fait fortune ?

– Probable !

– Et l’empreinte ?

– Vladimir va t’en donner desnouvelles !

Ainsi le joli monsieur qui accompagnait LaCandeur n’était autre que l’illustre Vladimir !… dont j’avaisentendu tant parler… qui avait partagé avec les deux reporters desi curieuses aventures au cours de la guerre des Balkans… Un trèsjoli garçon, d’une moralité au-dessous de tout, mais brave etcapable d’un dévouement à toute épreuve, lui aussi, pourRouletabille. Enfin je n’ignorais pas que dans le moment, veufd’une vieille dame millionnaire qui avait trahi ses espérances lorsde l’ouverture du testament, il courtisait, pour le bon motif, unejeune artiste endiamantée du théâtre des Capucines, éblouie par lechic d’un fiancé qui prétendait descendre d’une des plus nobles etdes plus riches familles de Kiev à laquelle la paix du monde et laruine du bolchevisme allaient incessamment rendre son antiqueprospérité. En attendant, Mlle Michelette des Capucines lui payaitses cigarettes.

Vladimir s’était absenté et remontait de lacave chargé de bouteilles, à la grande satisfaction de LaCandeur.

– La vieille t’a vu ? demanda le géanteffaré.

– Les femmes ne savent rien me refuser !laissa tomber le jeune Slave avec une charmante négligence.

– Tu fais la cour à ma tante ?…

– Mes amis, interrompit Rouletabille, vousdégusterez le bourgueil de Mme Peau de Lapin quand je serai parti.En attendant, je t’écoute Vladimir !

Le séduisant apache ne se le fit pas répéter.Sans plus s’occuper du précieux liquide laissé à la garde de LaCandeur, il sortit de la poche intérieure de son veston un élégantportefeuille, récent cadeau de son aimable fiancée, et en fitglisser une feuille de papier découpée qu’il étala sur la table.Ceci était la mesure (me fut-il expliqué) de l’empreinte queRouletabille avait prise lui-même la nuit précédente, dans lapetite maison de Passy.

– Eh bien ! et la mesure du pied deThéodora, tu me l’apportes ? interrogea anxieusementRouletabille…

– Ma foi, non monsieur, répondit Vladimir qui,malgré bien des aventures communes, n’avait jamais tenté defranchir, du côté de Rouletabille, les bornes d’une trèsrespectueuse camara­derie (il y avait quelques honnêtes raisons àcela), mais ne vous fâchez pas… je crois avoir fait mieux !Voici ce que je vous amène.

D’une autre poche, il sortit un élégantsoulier de ville,qu’il appliqua sur la découpure depapier.

– Voyez comme cela s’adapte ! fit-ilobserver avec une orgueilleuse satisfaction.

– Et ce soulier appartient à ThéodoraLuigi ? interrogea Rouletabille, haletant…

– Monsieur, il ne lui appartient plus !Cette belle personne en a fait cadeau, il y a quelques semaines, àsa femme de chambre… Je dois même dire que la générosité deThéodora est allée jusqu’à lui abandonner la paire… La femme dechambre de Théodora n’en a pas été plus reconnaissante envers samaîtresse, car vous savez qu’elle a abandonné récemment sonservice, devenu difficile et peu réjouissant, pour devenir la femmede chambre de Mlle Michelette qui veut bien avoir quelques bontéspour moi !… À propos, monsieur, je crois pouvoir vous annoncerque mon mariage avec cette jeune artiste, pleine d’avenir, est unechose décidée…

– Je te souhaite beaucoup de bonheur !jeta Rouletabille en mettant dans sa poche le soulier et ladécoupure, tu as bien travaillé, mon garçon !…

Et se tournant vers moi :

– Sainclair, tu vas nous quitter… Sois iciaprès-demain soir à onze heures… Ça n’est pas trop tedemander ?

– Je ne crains qu’une chose, fis-je, c’estd’être suivi et de te créer des incidents fâcheux !

– Rends-toi ostensiblement à la générale de laRenaissance, invite des amis, je te ferai parvenir une loge…Pendant l’entracte va dire un petit bonjour de ma part à CoraLaparcerie, sors par le boyau de la rue de Bondy. Un taxi-auto,dont le chauffeur ne sera autre que La Candeur t’attendra…Évidemment je ne t’engage pas à raconter à ton bâtonnier la façondont tu t’y prends pour donner tes consultations !…

– Oh ! fis-je, la vie est devenuebeaucoup plus facile au palais depuis la mort de ce pauvreM. Cresson

Là-dessus, je lui serrai la main avec unegrosse émotion et nous nous quittâmes.

Au moment où je refermais la porte, jel’entendis qui disait à La Candeur et à Vladimir :

– Nous voilà en guerre à mort avec la Tourpointue…

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