Le Crime de Rouletabille

XVII. – Nouvelles hypothèses

Je rentrai chez moi sans incident, mais cesdernières paroles me poursuivirent toute la nuit…

La fatalité qui s’était acharnée siaffreusement sur Rouletabille dans cette mystérieuse affaire,redoublait singulière­ment ses coups. Il ne s’agissait plusmaintenant, pour mon malheureux ami, de combattre une erreur, maisde se mesurer tout seul, dans l’ombre où il était traqué, avec latoute-puissance d’une police secrète intéressée à maintenir cetteerreur, coûte que coûte, par tous les moyens visibles et invisiblesdont dispose la Raison d’État !

Théodora était une terrible femme, mais cedevait être aussi – puisqu’il faut appeler les choses par leur nom– une admirable espionne, rendant au pays des services tels qu’ilétait inconcevable que ceux-ci pussent être interrompus par un faitdivers, si important fut-il !

Certes ! la police devait vivre aveccette redoutable courtisane aux passions ardentes, des heuresdifficiles ! mais quoi ? n’était-ce point pour cettepolice une manière de payer ce rare instrument que de couvrir lesécarts de la femme et de la garer du scandale… même et surtoutlorsqu’elle en sortait les mains rouges… Dans cet ordre d’idées,j’en avais trop vu ou trop deviné, moi qui vivais depuis trente ansdans l’ombre de la Tour pointue, pour m’étonner de rien…

Ainsi donc m’apparut le rôle de Théodora Luigiaprès mon dernier entretien avec Rouletabille ; il prenait uneampleur telle que j’en fus épouvanté ; malgré toutes lesexpériences passées où nous avions vu Rouletabille triompher despires épreuves, je redoutais qu’il ne fût bientôt broyé dans cetteaffaire où il pesait si peu !…

Avec quelle anxiété le surlendemain, en mejetant dans l’auto qui m’attendait au fond des ténèbres de la ruede Bondy, je demandai des nouvelles de mon pauvre ami !… LaCandeur me répondit que sa santé était toujours excellente« mais qu’il était revenu de voyage avec du nouveau, dunouveau qui fichait tout par terre !… »

Là-dessus, le brave garçon ferma la porte etj’eus le temps de me creuser encore la cervelle jusqu’au bouge dela rue de Charonne.

Là, je n’eus pas le temps de descendre. Uncoup de sifflet se fit entendre dans la nuit et Rouletabille sautadans l’auto, à côté de moi :

– Filons !… Il y a du pé !…ce soir. Faudra choisir un autre quartier général !…

Et, penché à la portière, il jeta à LaCandeur :

– En zigzag… au coin du quai et, de là, placeSaint-Michel !

– Nous sommes suivis ?interrogeai-je.

– Oui ! fit-il en haussant les épaules…par Vladimir !

Je respirai… Il commença tout desuite :

– Je reviens du Havre…

– Du Havre ! Qu’est-ce que tu es alléfaire au Havre ?

– J’avais appris que Théodora Luigi y avaitfait un court voyage avant le crime.

– J’ai vu, moi, Théodora Luigi àl’Opéra-Comique le samedi qui a précédé le drame.

– …où elle était en service commandéauprès de Parapapoulos… mais le lendemain matin, lâchant tout,au grand affolement, du reste, de certaines personnes, elle partaitpour Le Havre et venait s’enfermer à Sainte-Adresse où elledéclarait à la mère Merlin (la gardienne de la Villa Fleurie) que,quoi qu’il arrivât, elle n’y était pour personne !… Théodoraavait gardé en location la maison de la falaise et venait s’yenfermer avec ses souvenirs. Paraît qu’elle avait une figure demorte, qu’elle n’a vécu depuis le dimanche que de fruits etd’opium, mais qu’une lettre est arrivée qui l’a rendue soudainà la vie. Une heure après la réception de cette lettre, lelundi soir, elle reprenait le chemin de Paris, rayonnante,méconnaissable ! La gardienne n’en revenait pas. Or, lemercredi, lendemain du drame de Passy, Tamar, l’agent de la policesecrète que nous retrouvons partout, arrivait au Havre et mettaittout sens dessus dessous dans la Villa Fleurie. Il s’agissait deretrouver la lettre que Théodora avait reçue et qui lui avait faitquitter Sainte-Adresse si précipitam­ment. La dame, dans sonaffolement, l’avait oubliée… Sans doute, la missive avait-ellequelque importance… Or, cette lettre que Tamar n’a pu retrouver,car il la cherchait mal, comme si on l’avait rangée et noncomme si on l’avait perdue, cette lettre je l’ai retrouvée…moi… non dans la villa mais devant la villa, dans le fossé de laroute. Elle a dû glisser du gant ou du manchon au moment oùThéodora montait en auto. La voici.

Et il sortit de son portefeuille un papierfroissé mais soigneusement plié…

– Je ne peux pas lire dans cette obscurité,fis-je… tu dois la savoir par cœur…

– Je voudrais que tu la voies… insista-t-il…et soudain sur le papier jaillit le rayon d’une petite lanternesourde.

– Ça, c’est l’écriture de RolandBoulenger ! m’écriai-je aussitôt.

Elle était en effet des plus reconnaissables,hautement bâtonnante avec de singuliers petits crochets comme desparaphes à toutes les lettres majuscules. « Lis ! »et je lus :

« Mon adorée, arrive vite… je ne peuxplus me passer de toi… je ne vis plus que de toi… L’amour, la mort,tout ce qu’on voudra !… mais dans tes bras, à toi ! Lereste ne compte pas !… Mardi… Passy… À notre heure… soisexacte je compterai les minutes. Ton Roland. »

– Qu’est-ce que tu penses de ça ?interrogea froidement Rouletabille…

– Mon Dieu, balbutiai-je… toutes mes idéessont brouillées… J’aurais besoin de réfléchir… ce papier est siinattendu !…

– Mais dis donc ce que tu penses ! éclataRouletabille… dis donc que puisque c’était avec Théodora queRoland avait un rendez-vous ce mardi-là à Passy… la tierce personnequi est venue si tragiquement troubler le rendez-vous estIvana !

L’argument était si « nécessaire »que je ne savais que lui répliquer, cependant…

– C’est elle qui a été assassinée, fis-je… jene l’oublie pas…

– Ce n’est point la première fois, repritRouletabille en ricanant affreusement et en continuant de se fairel’avocat du diable… ce n’est pas la première fois que les porteursde mauvais desseins se trouvent finalement en être victimes !…L’arme qui venait de supprimer tout d’abord Roland n’était pointattachée au poignet de l’intruse et la belle Théodora n’est pointune agnelle à l’abattoir qui attend le coup qui va la frapper entremblant sur ses pattes !… Et comme tout s’explique !…Cette balle dans le plafond n’atteste-t-elle point la lutte ?Et ce poignet froissé, cette main déchirée… Allons !Messieurs ! n’insistons pas… acheva le terrible homme commes’il parlait à un jury déjà convaincu. Passée de cette main débiledans le poignet vengeur de Théodora, l’arme a eu vite couché lacoupable à côté de sa victime !… Après ce coup heureuxThéodora n’avait plus qu’à filer ! ce qu’elle a fait, du resteavec empressement… et vous, messieurs, vous n’avez plus qu’àacquitter Rouletabille !… Merci, Sainclair !… acheva lemalheureux en me serrant atrocement la main.

À ce moment la voiture stoppait etRouletabille me jetait carrément dehors. Je me trouvai soudain seulsur un trottoir. Je m’orientai, un peu éperdu. J’étais placeSaint-Michel à quelques pas de chez moi…

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