Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 12À LA PERMANENCE

Dix minutes après, le fiacre s’arrêtait àl’adresse indiquée, c’est-à-dire à l’une des portes de cet horribleamas de constructions vermoulues qui renfermaient alors lesinnombrables services de la Préfecture de police.

Picot sauta à terre le premier ; WilliamDow l’imita pour aider la jeune femme à descendre.

L’infortunée ne semblait pas avoir consciencede ses actes.

Le bureau de la Permanence se trouvait à cetteépoque au rez-de-chaussée, à gauche de ce grand escalier de boisaux marches raides et humides qui conduisait au premier étage et àcette longue galerie vitrée qu’il fallait suivre, à droite et àgauche, pour se lancer dans cet inextricable dédale d’escaliers, deportes, de passages, de couloirs menant aux divers bureaux del’administration.

Les « égarés » du 18 mars ont brûléces bâtiments honteux pour Paris et qui menaçaient ruine. Ilsavaient, au moins, des raisons toutes particulières pour agirainsi. C’est le seul crime intelligent qu’ils ont commis.

– Oh ! vous pouvez m’accompagner sicela vous intéresse, dit ironiquement Picot à William Dow, en luidésignant la porte du bureau où il avait affaire.

Et, prenant le bras deMlle Rumigny, qui obéissait automatiquement, ils’avança en homme qui connaissait la maison.

L’Américain le suivit.

Ils pénétrèrent d’abord dans un vestibulesordide, et traversèrent une petite pièce dans laquelle deux outrois gardiens de la paix dormaient auprès d’un grand poêle defaïence. Ils entrèrent ensuite dans une salle assez grande, qu’unebarrière de bois à hauteur d’appui et polie par le frottement,divisait en deux parties.

D’un côté, quatre pupitres placés dos à dossur deux larges tables et des rayons chargés de registres ; del’autre, des bancs le long de la muraille et une cheminée à laprussienne où fumait un feu de houille.

Deux lampes répandaient plus de mauvaise odeurque de clarté dans ce lieu lugubre.

Ce n’était pas encore la prison, mais c’enétait bien l’antichambre.

C’était la Permanence, bureau qu’on nommeainsi parce que, nuit et jour, on y trouve un greffier et sonsecrétaire.

Les auxiliaires de la justice ne doivent paschômer plus que ne le fait le crime. Des arrestations pouvant avoirlieu à toute heure, il faut qu’à toute heure la prison puisses’ouvrir.

Or, c’est par la Permanence que passent tousceux que le Dépôt doit recevoir et garder jusqu’à ce que laPréfecture de police ou le Parquet aient statué sur leur sort.

Tout naturellement, il y a pour ce servicedeux greffiers et deux secrétaires, qui se relèvent de vingt-quatreheures en vingt-quatre heures.

Au bruit des pas des arrivants, l’employé deveille qui sommeillait accoudé sur un des pupitres leva la tête ettendit machinalement la main.

Picot lui tendit, déplié, le mandat d’arrêtdont M. Meslin lui avait confié l’exécution, peu d’instantaprès l’avoir reçu lui-même de M. de Fourmel.

– Votre nom ? demanda sèchement legreffier à la jeune femme, tout en parcourant d’un œil à demi ferméle mandat.

Mlle Rumigny ne réponditpas.

Appuyée contre la balustrade qui séparait lesdeux parties de la pièce, car sans ce soutien elle n’aurait pu setenir debout, et son enfant pressé contre son sein, la malheureuseregardait sans voir, entendait sans comprendre.

Si son corps était revenu à la vie, son espritrestait engourdi.

– Voyons, c’est à vous que je parle,répéta l’employé ; votre nom ?

– Vous n’entendez donc pas ? lui dità son tour Picot, en la secouant par le bras. On vous demandecomment vous vous appelez ?

– Quoi ? que me voulez-vous ?murmura Marguerite. Laissez-moi !

Elle avait fait un pas en arrière comme pours’enfuir, mais l’agent de la sûreté lui avait barré le passage.

– Ah çà ! c’est donc une folle quevous m’amenez là, fit le bureaucrate en haussant les épaules. Ilfallait le dire !

Sans s’occuper davantage de la jeune femme, ils’était mis à remplir les blancs d’un imprimé qu’il avait devantlui.

Muet et immobile, William ne perdait pas undes détails de cette scène navrante.

– Accompagnez l’agent et la prisonnièreau Dépôt, commanda le greffier à l’un des gardes, quand il eut finid’écrire.

Et il tendit à Picot un ordre ainsiconçu :

PRÉFECTURE DE POLICE

POLICE MUNICIPALE

Bureau

PERMANENCE

Motif : Mandat d’arrêt deM. le juge d’instruction de Fourmel.

M. le Directeur du Dépôt recevra lanommée Marguerite Rumigny (avec un enfant)

Âgée de …

Née à …

Département de …

Et l’y gardera jusqu’à ce qu’il en soitautrement ordonné.

Paris, le 5 avril 18..

Pour l’inspecteur principal,

ROMAIN.

Ledit Romain avait dû laisser en blancplusieurs lignes, puisque Mlle Rumigny n’avait pasrépondu à ses questions, mais comme il pensait avoir affaire à unefolle, cela l’inquiétait peu.

– Allons, venez, dit le policier à saprisonnière.

– Il faudrait au moins lui enlever sonenfant, observa le greffier, mû par un sentiment d’humanité.

Cette menace parut rappeler subitementMarguerite à elle-même.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle ;m’enlever mon enfant ! Qu’allez-vous donc faire demoi ?

Et enveloppant la petite créature dans sonchâle, comme si elle eût voulu la dérober à tous les regards, ellela serrait contre sa poitrine.

Fort embarrassé, surtout à cause de laprésence de l’Américain, Picot commençait à regretter de n’avoirpas remis au lendemain l’exécution de sa pénible mission.

Cependant il fallait en finir.

– Non, dit-il à la jeune femme, on nevous enlèvera pas votre enfant, seulement il faut obéir.

Il avait pris Mlle Rumigny parun bras et l’entraînait doucement vers la porte du bureau.

L’infortunée se laissait conduire.

La promesse qu’on venait de lui faire larendait indifférente à l’égard de tout autre malheur.

William Dow s’était approché d’elle, et aumoment où il la soutenait pour l’aider à descendre les troismarches de la Permanence, il lui murmura rapidement àl’oreille :

– Courage, madame ; moi, je ne vousabandonnerai pas.

Marguerite reconnut la voix de son sauveur etlui répondit :

– Vous voyez bien qu’il valait mieux melaisser mourir !

Joli défenseur qu’elle aura là ! pensal’agent de la sûreté, qui avait tout entendu ; il ne se douteguère qu’au premier instant il sera lui-même à l’ombre.

Il guidait sa prisonnière à travers lesétroits couloirs qu’ils étaient obligés de traverser pour gagner laprison.

Les planchers étaient humides et rugueux, lesescaliers raides et glissants, semés de mille obstacles.

Mlle Rumigny trébuchait àchaque pas.

Sans l’aide de ceux qui la soutenaient le longde ces lugubres passages, à peine éclairés par quelques fanauxaccrochés çà et là aux murailles, elle serait tombée vingtfois.

Ils arrivèrent enfin à l’entrée du Dépôt.Seulement alors, à la vue de cette porte sombre, bardée de fer,Marguerite parut comprendre où on la conduisait.

Au bruit lugubre que fit, en retombant, lemarteau que Picot avait soulevé pour annoncer son arrivée, elleleva les yeux, tressaillit, se mit à trembler, et quand, après legrincement des verrous et de la serrure elle aperçut le gardien et,derrière lui, le gouffre béant, elle jeta un cri d’horreur.

– Courage ! lui répéta William Dow,en la quittant, car il comprenait qu’on ne le laisserait pas allerplus loin.

Le municipal qui avait accompagné l’agent dela sûreté remplaça l’Américain auprès de Marguerite, prête àdéfaillir, et la lourde porte du Dépôt se referma, en sonnant commeun glas funèbre, sur la fille de la victime de la rue Marlot.

– Voilà une femme perdue, si je ne m’enmêle, se dit l’étranger en reprenant la route qu’il venait deparcourir. Le mandat est signé de M. de Fourmel ;c’est un homme sérieux ; il faut qu’il ait découvert despreuves bien accablantes de sa complicité ! Ce serait étrangesi, moi, William Dow, je prouvais son innocence ! Quand ce neserait que pour me venger de maître Picot !

Ces réflexions l’ayant conduit jusque sur lequai de la Conciergerie, notre mystérieux personnage tourna àdroite pour prendre à pied le chemin de l’hôtel du Dauphin.

Tout à coup, il sentit dans sa poche un objetdont la forme ne lui rappelait au toucher rien qui luiappartînt.

Il l’en tira et reconnut le médaillon deMarguerite qu’il avait oublié.

L’ayant ouvert, il s’approcha d’un bec de gazafin d’examiner ce que contenait le bijou.

C’était le portrait d’un homme d’une trentained’années et remarquablement beau.

– L’amant, sans doute, pensa WilliamDow ; l’assassin, croit M. de Fourmel ;peut-être tout simplement l’infidèle. Nous verrons bien !

Et il continua sa route.

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