Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 11MAÎTRE PICOT ET WILLIAM DOW SE RETROUVENT

À peu près à la même heure, sortant, grâce auxsoins de Mme Bernier, de l’état de prostration danslequel l’avait plongée la douleur et la honte,Mlle Rumigny renvoyait la brave femme et restaitseule.

La jeune mère s’approcha du berceau où dormaitson enfant, le contempla longuement, et, après s’être penchée surlui pour effleurer ses joues de ses lèvres, se releva.

Si M. de Fourmel eût été encore là,il n’aurait plus reconnu la malheureuse que sa voix brève etmenaçante avait fait trembler.

Ses traits n’exprimaient plus le désespoirmais une résolution soudaine. Elle avait rejeté en arrière sesadmirables cheveux blonds, essuyé ses larmes et passé sa main surson front, comme pour en chasser les pensées qui l’avaient faitrougir.

Puis elle se dirigea vers le petit secrétaireoù le juge d’instruction avait trouvé les lettres de Balterini, etattirant à elle une feuille de papier, elle la couvrit rapidementde quelques lignes, qu’elle mit bien en évidence sur la table, enl’attachant au tapis avec une épingle afin qu’elle ne pûts’envoler.

Cela fait, elle écrivit une seconde lettre,plus longue, qu’elle glissa sous une enveloppe, et cette lettreterminée, Marguerite retomba dans l’immobilité, la tête dans sesdeux mains.

Le timbre de la pendule, en sonnant huitheures, la fit tressaillir.

– Il est trop tôt, dit-elle avec untriste sourire.

La fillette venait de se réveiller ; ellela prit dans ses bras, lui donna à boire, et bientôt l’innocentecréature se rendormait, bercée par le refrain que sa mère luichantait à demi-voix.

Mlle Rumigny la remitdoucement dans son berceau et s’assit auprès d’elle.

Le calme de la jeune femme étaiteffrayant.

Une grande heure s’était écoulée ainsi,lorsque Marguerite sortit brusquement de sa torpeur, se coiffa enune seconde, jeta un manteau sur ses épaules, prit son enfantqu’elle enveloppa chaudement dans un châle, et descendit l’escalierd’un pas ferme.

– Comment ! vous sortez ? luidemanda la concierge, au comble de la surprise.

– Je vais jusque chez le pharmacien, pourchercher de l’éther, répondit Mlle Rumigny.

– Voulez-vous que Bernier y aille ?Vous l’attendrez là, au coin du feu ?

– Non, merci, ça me fera du bien deprendre un peu l’air.

Et, ramenant sur sa fille le pan de sonmanteau, la jeune mère franchit le seuil de la maison dont leconcierge venait de lui ouvrir la porte.

Elle tourna à gauche en se dirigeant vers laplace Royale, qu’elle traversa rapidement et, gagnant, par la ruede Birague, la rue Beautreillis, elle descendit jusque sur le quaiHenri IV.

Malgré l’heure avancée, l’endroit n’était pasdésert. De nombreux ouvriers travaillaient aux abords des magasinsde la ville.

Elle pressa le pas et arriva bientôt au pontd’Austerlitz.

La nuit était profonde ; il ne passaitpersonne aux environs.

Marguerite s’était engagée sur le pont de dixpas à peine et elle s’approchait du parapet, lorsque tout à coupelle se sentit saisie par le bras.

– Laissez-moi ! gémit la malheureused’une voix étouffée.

– Pour que vous vous jetiez à l’eau avecvotre enfant ? Jamais ! répondit l’inconnu qui l’avaitsuivie depuis la rue Marlot sans qu’elle l’eût aperçu.

– Eh bien ! oui, je veuxmourir ! qu’est-ce que cela vous fait ?

– Beaucoup plus que vous ne croyez !Allons, donnez le bébé et suivez-moi.

Mlle Rumigny baissa la tête ettendit son enfant à cet homme qui n’était autre que maîtrePicot ; mais celui-ci poussa aussitôt un cri de colère etd’épouvante.

Profitant de ce que son mouvement avait eu derassurant pour le policier, la jeune mère lui avait échappé, etavant même qu’il eût pu prévoir son dessein, elle avait franchi leparapet et s’était jetée à la Seine.

Picot entendit le bruit que fit son corps enentrouvrant l’abîme. Presque aussitôt, un second bruit de mêmenature frappa son oreille.

Bien que fort embarrassé de l’enfant quipleurait dans ses bras, l’agent se pencha vivement sur lefleuve.

L’obscurité était si complète que d’abord ilne distingua rien ; il percevait seulement ce clapotisrégulier que produit un nageur.

Bientôt, en effet, il reconnut qu’un individuse dirigeait vigoureusement vers l’endroit où avait disparu lajeune femme, mais en se laissant un peu dériver par le courant.

L’homme avait si bien pris ses mesures et ilétait un nageur tellement habile, qu’il arriva juste au moment oùla noyée revenait à la surface du fleuve.

Picot le vit la soulever par un bras et touten lui maintenant la tête hors de l’eau, reprendre la direction dela rive.

– Sapristi ! Il n’aura pas volé sesvingt-cinq francs, celui-là, murmura-t-il au comble del’admiration. Quel terre-neuve !

En quittant le pont, il courut sur le quaipour gagner la berge, heureusement à sec.

Trois ou quatre minutes après, le sauveteur,aidé de l’agent, y déposait Marguerite évanouie.

– Courez vite chercher une voiture, mongarçon, dit l’inconnu à Picot.

– Comment ! c’est vous !s’écria le policier.

Tout stupéfait de reconnaître la voix et lestraits de William Dow, il n’avait pu retenir cette imprudenteexclamation.

– Comment ! moi ! réponditl’Américain avec une surprise admirablement feinte ; nous noussommes donc déjà rencontrés ?

Maître Picot commença à se douter, malgré sonamour-propre, qu’il avait affaire à plus fort que lui. Aussijugea-t-il prudent de rompre les chiens en reprenant avec autantd’insouciance que possible :

– Ah ! non, pardon, jecroyais ! Vous dites qu’il faudrait une voiture ?

– Nous ne pouvons reconduire cettemalheureuse jusque chez elle dans cet état. Vous trouverez unfiacre, en face, boulevard Contrescarpe ; il y a je crois unestation. Laissez-moi l’enfant, vous irez plus vite. Ou plutôt, non,gardez l’enfant, ramassez mon paletot que j’ai jeté là-bas sur laberge et suivez-moi. Le marchand de vins du coin de la rue Lacuéedoit être encore ouvert ; je vais y porter la pauvre femme.Pendant qu’elle se réchauffera et reviendra à elle, vous irezchercher une voiture.

Tout en disant ces mots, l’étranger avait prisMarguerite dans ses bras, et, léger comme s’il eût enlevé unoiseau, il gravissait en courant la rampe du quai.

Picot le suivit, fort ennuyé de son singulierfardeau ; il ramassa en passant le vêtement dont William Dows’était débarrassé pour se jeter à l’eau, et ils arrivèrent ainsi,l’un suivant l’autre, jusqu’à la boutique du débitant où sedésaltéraient de nombreux clients.

L’apparition de William Dow et de l’agentcausa dans l’établissement, on le comprend, une stupéfactiongénérale. Ce furent aussitôt des hélas ! etd’interminables questions ; mais l’Américain, sans s’inquiéteret surtout sans répondre, dit à une femme qui se trouvait près ducomptoir :

– Permettez-moi, madame, de porter cettemalheureuse dans votre chambre et soyez assez complaisante pour yallumer du feu.

Avec cette bonté naïve dont sont doués lesgens du peuple, cette femme, qui était la maîtresse de la maison,s’empressa de s’écrier :

– Je crois bien, monsieur, venezvite ! Pauvre créature !

Et montrant le chemin à ses visiteursinattendus, elle les introduisit dans l’arrière-boutique, où setrouvait un grand lit et où flambait un bon feu, bien qu’on fûtdéjà au milieu d’avril. Mais cette année-là, le printemps sefaisait attendre et les nuits étaient encore glaciales.

William Dow étendit doucement sur le litMarguerite, qui donnait déjà des signes de retour à la vie.

En retirant son bras gauche de dessous la têtede la jeune femme, l’Américain ramena un large médaillon d’émaildont le ruban, qui le suspendait au cou de Marguerite, s’étaitcassé, sans doute au milieu des efforts qu’il avait fait pour lasoutenir hors de l’eau, et pour que ce bijou ne pût s’égarer, il lemit dans sa poche.

Quant à Picot, fort humilié de son rôle debonne d’enfant, il s’était empressé de déposer sur un fauteuil lebébé, dont le sommeil avait à peine été troublé.

– Maintenant, dit l’étranger à l’agent,laissons madame déshabiller cette malheureuse, et pendant que je mesécherai moi-même, courez chercher une voiture.

Le policier, qui ne demandait qu’à en finir,se hâta d’obéir, comptant bien que c’était pour la dernière fois.Il partit au galop, tout en se faisant ses petites réflexions selonsa louable habitude.

Ce qu’il ne s’expliquait pas surtout, c’étaitl’arrivée si opportune de William Dow, à moins qu’il ne fût à safenêtre, aux aguets, juste au moment où Marguerite était sortie dechez elle ; et de la part de l’étranger, cette surveillance dun° 13 confirmait maître Picot dans ses premiers soupçons.

Ainsi que tous les raisonneurs qui veulentdécouvrir aux faits les plus simples et les plus naturels descauses mystérieuses, l’agent de la sûreté n’oubliait qu’une chosedont le concours est si fréquent : le hasard. Or, c’étaitabsolument le hasard qui, cette fois, avait tout fait.

Au moment de rentrer à son hôtel, William Dowavait reconnu, dans la personne qui franchissait le seuil dun° 13 et quoiqu’il ne l’eût vue qu’une seule fois, celle qui,pour tout le monde, était encore Mme Bernard.

Il ignorait qu’elle eût reçu la visite deM. de Fourmel, mais il lui avait paru bizarre que cettefemme, à peine convalescente, sortît à pareille heure avec sonenfant, et mû par un de ces motifs qui nous sont encore inconnus,mais qui le poussaient à s’occuper de tout ce qui se rapportait àl’affaire de la nuit du 3 mars, il avait suivi la jeune mère.

Au coin de la rue Marlot, en voyant l’agents’élancer sur les pas de Marguerite, il avait pressenti qu’ilallait se produire quelque événement de nature à nécessiter sonintervention, et tout en se dissimulant adroitement le long desmaisons, il n’avait plus perdu de vue ni le policier ni la jeunefemme.

Il était ainsi arrivé sur le quai au momentmême où Mlle Rumigny se jetait à l’eau.

Pendant que maître Picot se procurait unevoiture, la femme du marchand de vin avait si intelligemment suiviles instructions de l’Américain que, moins de cinq minutes aprèsavoir été étendue sur le lit et débarrassée de ses vêtementshumides, la noyée revenait à elle.

William Dow, qui, grâce au débitant, avait pu,lui aussi, se changer, s’approcha vivement de celle qu’il avaitarrachée à la mort.

Les yeux hagards, les lèvres tremblantes,Mlle Rumigny s’efforçait de ses souvenir.

La mémoire lui revenant soudain, elles’écria :

– Mon enfant !

La brave femme qui lui avait cédé son lit sehâta de lui mettre sa fille dans les bras, et Marguerite pressa lepauvre petit être sur son sein, en le couvrant de baisers.

Puis, les larmes qui l’étouffaient se faisantjour, elle éclata en sanglots.

– Du calme, madame, lui dit William Dow,et buvez ceci.

Il lui présentait un verre de vin chaudaromatisé.

Mlle Rumigny obéit en fixantun regard interrogateur sur cet homme qui lui parlait avec bonté etqu’elle ne connaissait pas.

– Pourquoi m’avoir sauvée ?murmurait-elle. Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse morte ?Vous ne savez donc pas : ils diront que c’est Robert qui l’atué ! Ils me croient coupable, moi aussi ! Mon pauvrepère ! Non, je ne veux pas vivre avec ce remords. Laissez-moimourir !

Et serrant contre elle son enfant qui criait,elle tentait de se lever.

L’étranger la retenait doucement ens’efforçant de la rassurer.

Au même instant, la porte s’entrouvrit etPicot reparut.

– La voiture est là, dit-il. Comment vala petite dame ? Déjà revenue ! Alors nous allonsl’emmener !

– Je vais vous reconduire chez vous,madame, dit William à Marguerite ; cette excellente femme quivous a soignée va vous prêter du linge et une robe ; demainelle viendra tout chercher en rapportant vos vêtements.

La jeune mère, dont l’exaltation avait cessé,fit signe qu’elle ferait ce que voudrait son sauveur ;celui-ci emmena l’agent dans la boutique pour que leur présence negênât pas, et quelques instants après, Marguerite, chaudementcouverte, montait dans le fiacre amené par Picot.

L’Américain avait glissé quarante francs dansla main de la femme du débitant, en lui disant :

– Ce n’est pas pour payer votrehospitalité, mais pour acheter des joujoux à vos enfants !

En montant dans la voiture, où l’agent avaitdéjà pris place, il commanda au cocher :

– Rue Marlot, n° 13.

Le fiacre venait de quitter la rueBeautreillis pour traverser la rue Saint-Antoine, lorsque Picot,qui jusqu’alors était resté immobile dans son coin, tourna lebouton d’arrêt.

Le cocher obéit en se rangeant le long dutrottoir.

– Que faites-vous donc ? demandaWilliam Dow à son compagnon de route.

– Vous le voyez, je fais arrêter,répondit l’émissaire de M. Meslin avec un sourire ironique quel’obscurité cacha à son interlocuteur.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous n’allons pas rueMarlot.

– Où allons-nous donc ?

– À la Permanence !

– À la Permanence ! Qu’est-ce quec’est que cela ?

– C’est le bureau où l’on conduit, avantde les écrouer au Dépôt, les individus mis en étatd’arrestation.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai là, dans ma poche,un mandat d’arrêt contre madame ; j’avais l’intention de ne lemettre à exécution que demain matin ; mais, comme après ce quivient de se passer, je ne suis pas certain de la retrouver chezelle, j’aime autant remplir ma mission de suite.

– Pourquoi ce mandat d’amener ?

– Ah ! cela ne me regarde pas. Toutce que je puis vous dire, c’est qu’il est signé deM. de Fourmel, le juge d’instruction chargé de l’affairede l’assassinat du n° 13.

L’agent avait intentionnellement souligné cesderniers mots, dans l’espoir qu’ils arracheraient à l’Américainquelque mouvement de surprise de nature à le trahir ; mais,ainsi que toujours, William Dow ne perdit rien de son flegme.

Quant à celle dont le sort se débattait entreces deux hommes, elle écoutait, entendait, mais sans comprendre. Ilétait évident que la raison l’abandonnait.

– Vous croyez, reprit l’étranger, quej’ai repêché cette pauvre femme pour vous la laisser conduire enprison ?

– Je ne prétends pas que ce soit dans cebut ; cependant vous ne vous y opposerez pas. Ce seraitd’ailleurs inutile, car j’appellerais deux sergents de ville etforce resterait à la loi.

– Vous avez raison, dit William Dow,comprenant que toute résistance serait nulle et compromettante.Faites votre devoir ! Toutefois vous me permettrez bien devous accompagner jusque-là. J’ai le droit, au moins, de suivrejusqu’au bout celle que j’ai sauvée. Je veux m’assurer que leschoses se passent légalement.

– Oh ! certainement, répondit Picot,qui ne s’attendait pas à pareille soumission de son ennemiintime.

Et, se penchant à la portière, il cria aucocher :

– À la Permanence, rue du Harlay, par lequai de la Conciergerie !

La voiture reprit sa course.

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