Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 19LA COUR D’ASSISES

Les événements intéressants se succèdent avecune telle rapidité à Paris qu’on avait oublié depuis longtemps ledrame de la rue Marlot, lorsque les journaux annoncèrent quel’instruction de cette affaire était enfin terminée et qu’elleserait jugée le 10 juillet devant la cour d’assises de laSeine.

À cette nouvelle, l’émotion publique seréveilla, pour devenir plus vive que jamais, quand on apprit que,si l’assassin n’avait pu être arrêté, sa complice, la fille même dela victime, comparaîtrait devant le jury.

Un parricide, et un parricide commis par unefemme du monde, c’était plus qu’il ne fallait pour exciter jusqu’auparoxysme cette curiosité malsaine qui s’attache aujourd’hui auxcauses judiciaires. Aussi le savant conseiller chargé de présiderles assises pendant la première session de juillet fut-il bientôtassiégé par mille solliciteurs, surtout solliciteuses, caraujourd’hui ce sont les femmes les mieux élevées qui recherchentavec le plus d’acharnement les émotions dramatiques des débatscriminels.

Plus le crime est horrible, monstrueux, pluselles désirent en connaître l’auteur !

Que ne donneraient-elles pour lui parler, pourqu’il leur répondît ?

De très grandes dames, qui, chez elles,permettent à peine à leurs plus humbles adorateurs d’effleurerl’extrémité de leurs doigts, se laissent presser, bousculer dansles audiences du palais. Au mépris des contacts les moins élégantset les moins respectueux, elles veulent voir et entendre.

Oh ! alors, leurs bronches si délicatessupportent l’atmosphère viciée, leurs oreilles si chastes sontardemment ouvertes aux détails les plus brutaux, leur front nerougit plus.

Elles oublient la retenue, la pudeur même,pour n’être plus que des curieuses.

On comprend donc que le 10 juillet, bien avantl’heure fixée pour l’ouverture des débats, la salle de la courd’assises était envahie.

La tribune des avocats elle-même subissaitmille assauts ; les journalistes oubliaient toute galanteriepour prendre possession de leurs places, et quantité de gens, aucourant des habitudes du lieu, restaient debout, dans l’espoird’occuper les bancs des témoins après leur appel, puisque ceux-cidoivent, après cet appel, quitter la salle pour attendre, dans deuxou trois petites pièces voisines, le moment de comparaître devantla Cour.

MM. Meslin et Picot étaient naturellementau nombre de ces derniers ; mais l’agent de la sûreté, quin’avait pas revu le commissaire de police depuis le jour oùcelui-ci l’avait traité d’imbécile, se tenait à distance de sonchef.

Tout près d’eux, on voyait, boutonnémilitairement et un ruban neuf sur la poitrine, le capitaineMartin, les autres locataires du n° 13, les concierges, lemaître d’hôtel Tourillon, ses employés, enfin M. Adolphe Morinen grand deuil et la physionomie bouleversée.

Quand la foule impatiente se fut casée ou àpeu près, sa première émotion fut pour le paquet qu’un garçon debureau vint déposer sur la table des pièces de conviction.

Ce paquet renfermait les vêtements de lavictime et l’arme avec laquelle le vieillard avait été frappé. Ilétait ficelé et scellé, ne devant être ouvert que plus tard.

D’ailleurs, comme presque au même momentl’huissier annonça la Cour, le calme se fit soudain dansl’auditoire.

M. de Belval, le président, entra lepremier, suivi de ses assesseurs ; puis vint M. l’avocatgénéral Gérard, qui occupait dans cette affaire si importante lesiège du ministère public. Mais tous les regards se tournèrentbientôt vers un nouveau personnage qui faisait modestement sonentrée en se frayant un passage à travers la foule.

C’était Me Lachaud.

On savait depuis longtemps que le célèbreavocat s’était chargé de la défense deMlle Rumigny, et cette nouvelle n’avait faitqu’exciter davantage la curiosité publique.

C’était pour les amateurs des débats criminelsune double bonne fortune : assister aux péripéties d’un dramejudiciaire et entendre l’illustre orateur.

Peu d’instants après l’arrivée deMe Lachaud, M. le président prononça les motssacramentels :

– L’audience est ouverte.

Le silence s’était fait comme parenchantement, l’éminent magistrat commanda :

– Faites entrer l’accusée.

Quelques secondes plus tard, on vit apparaîtreMlle Rumigny.

Elle était horriblement pâle. La maigreur deson visage faisait paraître encore plus grands ses yeux cernés etrougis par les larmes.

Elle était vêtue de noir et se soutenait àpeine.

Les gardes qui l’accompagnaient durent laporter plutôt que la conduire jusqu’à la place qu’elle devaitoccuper au banc de l’accusation, derrière son avocat. Une fois là,succombant à l’émotion, elle laissa tomber sa tête sur la barre dela tribune. On l’entendit résonner contre le bois.

Me Lachaud, qui s’était tournévers elle, lui dit quelques mots à voix basse et lui tendit la mainqu’elle serra fiévreusement.

L’auditoire était vivement impressionné. Commedans toutes les affaires où règne un certain mystère, il se divisaaussitôt en deux camps.

Le président des assises le comprit etrecommanda immédiatement à la foule de s’abstenir de tous signesd’approbation ou d’improbation, sous peine de se voir expulsée.S’adressant ensuite à l’accusée, il lui demanda ses noms etprénoms, son âge et son lieu de naissance.

– Berthe-Marguerite Rumigny, vingt et unans, Reims, répondit la jeune femme d’une voix à peineperceptible.

– Vous allez entendre, poursuivitM. de Belval, les charges relevées contre vous ; jevous engage à prêter la plus grande attention, car vous aurez touteliberté pour donner à messieurs les jurés et à la cour tellesexplications que vous jugerez utile pour votre défense.

Et se tournant vers le greffier,M. de Belval ajouta :

– Donnez lecture de l’arrêt de renvoi etde l’acte d’accusation.

Nous ne pensons pas utile de reproduire lepremier de ces documents, exposé sommaire de l’affaire ; nousn’en citerons que les dernières lignes ainsi conçues :

« Considérant que, des pièces et del’instruction, il résulte des charges suffisantes contre les nommésRobert Balterini et Berthe-Marguerite Rumigny d’avoir, dans la nuitdu 3 au 4 mars dernier, commis un homicide volontaire contre lapersonne du nommé Louis Rumigny, ordonne la mise en accusationdesdits et les renvoie devant la cour d’assises. »

Après cette première lecture, pendant laquelleMlle Rumigny n’avait pas fait un mouvement, legreffier passa à l’acte d’accusation. Il s’exprimaitainsi :

« Dans la nuit du 3 au 4 mars dernier, lamaison de la rue Marlot qui porte le n° 13 était le théâtred’un crime si rapidement et si audacieusement commis, que nul deslocataires de cette maison n’avait entendu le moindre bruit.

« Le lendemain matin, vers sept heures,un des locataires, la dame Chapuzi, qui habite au second étage,aperçut à deux pas de sa porte le cadavre d’un homme inconnu. Cethomme, un vieillard de soixante-cinq ans, avait été frappé de deuxcoups de couteau. Immédiatement avertie, la justice se transportasur le théâtre du crime, mais les premiers renseignements qu’elleput recueillir ne furent pas de nature à la mettre sur les tracesde l’assassin. Rien ne permettait d’admettre que ce fût un deslocataires. Ce qui rendait les recherches plus difficiles, c’estqu’on ignorait comment cet inconnu et son meurtrier avaient pus’introduire dans cette maison, car, ainsi que de coutume, la porteen avait été fermée au coucher du soleil, la veille, et, lorsqueles concierges l’ouvrirent le lendemain matin, la mort de l’inconnudatait déjà de plusieurs heures.

« Parmi les locataires du n° 13 setrouve un employé des postes, M. Tissot, qui est convenu d’unefaçon de sonner et de frapper pour pouvoir, ainsi que l’y obligeson service, rentrer chez lui à toute heure de nuit sans avoirbesoin de se faire reconnaître autrement. L’assassin et sa victimeavaient-ils surpris ce signal ? S’en étaient-ils servis enmême temps, l’un attirant l’autre dans un guet-apens ? C’estce qu’il était impossible d’affirmer, et la justice dut, après cespremières constatations, rechercher d’abord qui était le vieillardassassiné. Elle parvint à le savoir. Ce malheureux était unhonorable négociant de Reims, M. Rumigny.

« Poursuivant ses investigations,l’instruction apprit ensuite que M. Rumigny avait une fille,Marguerite, qui, séduite par un Italien, Balterini, s’était enfuiede la maison paternelle avec son amant. Cette fille et ceBalterini, qu’étaient-ils devenus ? On les suivait bien deReims à Paris, mais là on perdait leurs traces. Près d’un moiss’était écoulé, et les criminels pouvaient déjà espérer l’impunité,lorsque l’habile magistrat chargé de l’instruction et de l’affairedécouvrit Marguerite Rumigny dans la maison même où son père avaitété assassiné.

« Elle s’y cachait sous le nom deMme Bernard, se faisait passer pour veuve, et commeelle relevait à peine de couches au moment du crime, le magistrat,par humanité, avait remis à une autre époque son interrogatoire,qu’il devait d’ailleurs juger bien inutile.

« Or, c’est chez Marguerite Rumigny qu’ondevait trouver la clef du mystère dont le drame de la nuit du 3mars était enveloppé. Les perquisitions amenèrent la découverted’une correspondance active entre Marguerite et Balterini,correspondance qui allait tout expliquer.

« Caché au Havre ou dans les environs,Balterini avait appris de sa maîtresse le moyen d’arriver jusqu’àelle sans être aperçu des concierges de sa maison, et, dans deslettres qui ne laissent aucun doute à l’égard de ses projets devengeance contre M. Rumigny, Balterini promettait à Margueritede se servir de cette ruse. De son côté, Marguerite Rumigny faisaità son père la même confidence, car par qui le vieillard aurait-ilpu connaître le signal convenu entre Tissot et sesconcierges ? Elle préparait ainsi le lâche guet-apens oùdevait succomber l’auteur de ses jours.

« Très vraisemblablement Balterini étaitdans la maison depuis la veille ou l’avant-veille, car c’est de lachambre de l’employé des postes qu’il est descendu, après d’y êtrearmé, pour assassiner sa victime.

« Cette scène sanglante est facile àretracer. M. Rumigny se glisse dans la maison, il en gravitles étages et il est là, à la porte de sa fille, attendant lemoment favorable pour s’introduire dans l’appartement de son enfantet lui pardonner, lorsque le misérable qui le guette à l’étagesupérieur se précipite sur lui, le blesse d’un premier coup et,l’arrêtant au moment où il va lui échapper, l’étreint àbras-le-corps pour le frapper mortellement.

« Franchissant ensuite le cadavre de savictime, il remonte et se cache chez celle dont il vientd’assassiner le père. Il pressent que la chambre de sa maîtresseest pour lui l’asile le plus sûr, car Marguerite Rumigny estsouffrante et la justice n’ira pas le chercher au chevet d’unefemme qui a su, à l’aide de mensonges, gagner le respect et lasympathie de tous les habitants de la maison.

« Balterini attend là plusieurs jours,peut-être une semaine entière, jusqu’à l’heure où il peut fuir sansdanger.

« La complicité de Marguerite Rumignydans cet horrible attentat ne résulte pas seulement de ces preuvesmatérielles, de ce refuge qu’elle offre au meurtrier de son père,de ses lettres, mais encore de son passé, de sa tentative desuicide, de son attitude pendant l’instruction. Il est de notoriétépublique à Reims que, jeune fille, Marguerite n’avait pour son pèreni respect ni égards ; elle se révoltait contre son autorité.Autant le malheureux adorait son enfant, autant il avait à seplaindre de son peu d’affection. Et lorsque M. Rumigny, quiveut pardonner, vient à Paris, appelé par celle qu’il aime toujourstendrement, c’est pour tomber sous le couteau d’un assassin.

« Sur le point d’être arrêtée,Mlle Rumigny tente de se suicider ; elle va sejeter à l’eau avec son enfant, double crime ! et ne pouvant lecommettre, par une circonstance indépendante de sa volonté, elleveut mourir seule ; mais un courageux étranger l’a sauvée. Unefois en prison, Marguerite Rumigny refuse de répondre, et grâce àson silence, elle permet au meurtrier de son père de ne pas tomberentre les mains de la justice.

« En conséquence :

« 1° Le nommé Robert Balterini estaccusé d’avoir à Paris, la nuit du 3 au 4 mars dernier, commis unhomicide volontaire sur la personne du sieur Rumigny, avec cettecirconstance que ledit homicide a été commis avecpréméditation ;

« 2° La nommée Berthe-MargueriteRumigny, de s’être rendue complice dudit homicide ci-dessusspécifié, en aidant l’auteur dans les faits qui l’ont préparé,facilité ou consommé, avec cette circonstance que le sieur Rumignyétait son père légitime.

« Crimes prévus par les articles 296,297, 298, 299, 302, 59 et 60 du Code pénal. »

Pendant la lecture de ce document siimpitoyable dans ses déductions, si terrible dans ses conclusions,l’auditoire n’avait pu toujours retenir un frémissement d’horreur.Marguerite, elle, était restée relativement calme. Seuls, lespassages où elle était accusée d’avoir manqué de respect pour sonpère lui avait arraché des sanglots.

Elle s’était caché le visage dans ses deuxmains. Sans doute elle priait. Elle releva tout à coup la tête.

Parmi les noms des témoins que l’huissierfaisait sortir les uns après les autres, elle avait entendu celuide son cousin. Le sang avait alors monté à ses joues, et ellen’avait pu s’empêcher de jeter un regard furtif sur son parent, quis’était empressé de disparaître. Elle était aussitôt retombée dansses réflexions.

La voix du président la rappelant à elle-même,elle se leva.

– Marguerite Rumigny, lui dit l’honorablemagistrat, je vais vous interroger ; mais, avant de le faire,je dois vous engager à répondre franchement. Le système de mutismeque vous avez adopté durant le cours de l’instruction ne serait pasde nature à vous mériter l’indulgence de la cour si vous ypersistiez. Votre éminent défenseur n’a pu vous donner un semblableconseil. Vous pouvez rester assise, si vous êtes trop faible pourvous tenir debout.

La malheureuse femme retomba sur son banc enbalbutiant un remerciement.

Son interrogatoire commença.

Aux premières questions deM. de Belval sur son départ de Reims, son arrivée àParis, son voyage au Havre, son retour à Paris et sa correspondanceavec Balterini, Mlle Rumigny réponditcomplètement ; mais, lorsque l’honorable magistrat en futarrivé au point important des débats, c’est-à-dire à la veille ducrime, l’accusée retomba dans son silence obstiné.

– Ainsi, lui demanda le président pour laseconde fois, vous ignorez si Balterini était à Paris le 3mars ?

– Je suis certaine qu’il n’y étaitpas.

– Où se trouvait-il ?

– Je l’ignore.

– Vous ne savez si, à cette époque, ilétait en France ou à l’étranger ?

– Non, monsieur.

– Comment se fait-il que lacorrespondance saisie chez vous s’arrête brusquement, et qu’aprèsles lettres semblent indiquer de la part de votre coaccusé desprojets de départ, on n’en trouve plus que deux ou trois sansdate ? Balterini n’a pas dû cesser de vous écrire depuis plusde quatre mois.

– Je ne puis vous donner aucuneexplication ; je n’ai pas reçu d’autres lettres.

– Comment ! voilà un homme qui vousaime avec passion, il ne l’a que trop prouvé, et vous voulez quenous admettions que vous êtes restée sans nouvelles de lui pendantun temps aussi long ; que depuis votre arrestation, il ne vousait pas écrit ? Je dois vous faire remarquer que cettecorrespondance cesse justement après la lettre dans laquelleBalterini vous annonce sa prochaine arrivée à Paris. Ne doit-on pasen conclure que, depuis lors, vous avez reçu bien d’autres lettres,que vous avez détruites, parce qu’elles pouvaient vous compromettreainsi que votre coaccusé, parce qu’elles contenaient, sur lesprojets criminels de cet homme, des détails précis, tout un planarrêté entre vous et lui ?

– Je n’ai détruit aucune lettre ;j’ignore si Balterini m’a écrit.

Mlle Rumigny avait prononcéces mots à voix basse et en baissant la tête. Il était bien évidentpour tout le monde qu’elle ne disait pas l’exacte vérité.

L’auditoire le comprit et ne put retenir unmurmure de désapprobation, bientôt interrompu par la voix duprésident, qui terminait l’interrogatoire de l’accusée par cesparoles sévères :

– Messieurs les jurés apprécieront votresilence.

M. de Belval passa immédiatement àl’audition des témoins, en commençant par les époux Chapuzi, qui nedéposèrent qu’en tremblant, effrayés qu’ils étaient de parlerdevant une telle assemblée.

Les concierges vinrent ensuite ; puis lecapitaine Martin, qui dut prêter serment de la main gauche.

Nous ne nous arrêterons pas à leursexplications ; elles furent les mêmes que devant le juged’instruction, et Marguerite ne les entendit que confusément ;mais lorsque le président, qui questionnait M. Tissot,commanda à l’huissier d’ouvrir le paquet des pièces à conviction,le mouvement de curiosité de la foule la réveilla, et la jeunefemme étouffa un cri d’horreur en voyant ces vêtements ensanglantésque son père portait au moment de sa mort.

– Vous reconnaissez ce couteau ? ditM. de Belval à l’employé des postes, en lui faisantprésenter l’arme dont le meurtrier s’était servi.

– Oui, monsieur, répondit Tissot ;c’est bien le mien.

– Vous êtes certain de l’avoir laissédans votre chambre avant d’en fermer la porte ?

– Je l’avais placé sur des dessins pourqu’ils ne pussent s’envoler, et j’affirme que ma porte étaitfermée. Ainsi que j’en ai l’habitude, j’avais mis ma clef sous monpaillasson.

– Vous affirmez également n’avoir faitconnaître à aucun étranger le signal convenu entre vous et vosconcierges ?

– Je ne l’ai dit à personne ; jecroyais que, seuls, les locataires de la maison leconnaissaient.

Le témoin qui succéda à M. Tissot fut ledocteur Ravinel, qui avait été chargé de l’autopsie de lavictime.

M. Ravinel était alors un homme dans laforce de l’âge ; il occupait dans le corps médical une hautesituation ; sa réputation de science et de dévouement étaitjustement acquise. On ne pouvait lui reprocher qu’une confiancepeut-être trop absolue dans son savoir, une confiance illimitéedans ses déductions, un besoin de toujours professer, de se mettreconstamment en scène, et aussi, ce qui le détournait parfois de sonbut, une imagination exagérée.

La mission du médecin légiste est parfaitementdéfinie. Il doit examiner le corps qui lui est confié, maisseulement pour en sonder les blessures et déterminer le genre demort auquel la victime a succombé. Ses appréciations ne doivent pasaller au-delà. Il n’a pas à connaître l’accusé, à fouiller dans sapensée. Le vivant n’existe pas pour lui ; le mort seul luiappartient.

Or, le docteur Ravinel ne partageait pastoujours cette façon de voir ; trop souvent le praticienfaisait place en lui au juge d’instruction ; parfois ildevenait pour l’accusation un auxiliaire plus puissant que ne leveut la loi.

Invité à faire connaître le résultat de cetteautopsie, le célèbre chirurgien se tourna du côté des jurés et,comme s’il eût été en chaire, s’exprima en ces termes :

« L’homme dont j’ai eu la missiond’examiner le corps pouvait être âgé de soixante-cinq àsoixante-dix ans, replet et obèse. Le cadavre n’était plusrigide ; la mort remontait au-delà de vingt-quatre heures. Dessigillations cadavériques violacées existaient au ventre, auxcoudes, aux cuisses. Sur le dos de la main droite, j’ai constatéune écorchure légère qui pouvait provenir d’une arme ayant éraflécette main.

« J’ai constaté sur le corps deux plaiesbéantes à bords nettement coupés et provenant de deux coups decouteau. L’arme devait être tranchante et bien affilée. Unepremière plaie oblique en bas et en dedans, longue de troiscentimètres, existait en haut du cou, sous l’angle droit de lamâchoire inférieure. L’arme avait pénétré d’avant enarrière. Aucune artère importante n’avait été lésée. Cetteblessure, peu profonde, était sans gravité.

« J’ai constaté ensuite, au bas duventre, à l’aine du côté gauche, une plaie oblique en haut et endedans. L’arme avait pénétré de droite à gauche, très profondément.Le blessé avait perdu beaucoup de sang. L’artère fémorale a étédivisée, mais seulement en partie. Il y avait du sang infiltrédans la gaine.

« Les poumons étaient grisâtres, un peuinjectés à leur base. Le cœur était vide et les cavités droitesseules renfermaient un peu de sang. L’estomac ne renfermait plusd’aliments. Je me résume, messieurs : la mort est due àl’hémorragie résultant de la plaie artérielle. Deux blessuresexistaient, l’une au cou, l’autre au pli de l’aine,c’est-à-dire dans deux régions du corps où d’habitude lesmeurtriers dirigent leurs coups. La mort est le résultatd’un crime. L’individu a dû être frappé d’abord au cou,puis au ventre, par un meurtrier qui, placé derrière sa victime,lui a fait face ensuite. L’éraflure de la main droite a dû êtreproduite lorsque le vieillard se défendait. La vie a pu seprolonger quelque temps encore après la blessure de l’aine, pendantquelques minutes, peut-être un quart d’heure. La mort a eu lieuquatre ou cinq heures au moins après le dernier repas. »

Pendant cette déposition dont l’auditoiren’avait pas perdu un seul mot, Marguerite Rumigny était restée latête entre les deux mains. On entendait ses sanglots qu’elle nepouvait arrêter.

Elle ne revint à elle que lorsque le présidentdes assises, après avoir interrogé le maître de l’hôtel du Dauphin,ses employés et quelques habitants de la rue Marlot, fitcomparaître Picot.

Le récit de l’agent de la sûreté fut pour lamalheureuse femme une nouvelle source de douleur, car Picot nemanqua pas de raconter comment il avait empêché l’accusée de sejeter à l’eau avec son enfant, et Marguerite comprit, aufrémissement de l’assistance, la réprobation qui pesait surelle.

Aucun de ces gens ne savait dans quellescirconstances terribles le pauvre petit être avait trouvé la mortquelques heures plus tard.

Ce qui fut peut-être plus pénible encore pourMlle Rumigny, c’est lorsqu’elle entenditM. Morin.

Ce parent, qui aurait dû la défendre, luiadresser indirectement quelques bonnes paroles, sembla l’accusercomme à plaisir, tout en déguisant sa haine sous mille réticenceshypocrites.

Ce qui devait résulter de cette dépositionpour les jurés, c’est que Marguerite Rumigny avait été mauvaisefille, qu’elle avait toujours songé à s’affranchir de l’autoritépaternelle, que M. Rumigny était fort inquiet de l’avenir, etque, bien certainement, il n’était venu à Paris qu’après y avoirété invité avec insistance par son enfant.

Plusieurs fois, pendant que son cousinparlait, Marguerite étouffa un cri d’indignation ; mais sondéfenseur, tout en prenant des notes, la surveillait et l’exhortaità la patience.

Enfin cet épouvantable supplice setermina ; M. Morin finit sa déposition par quelquesparoles doucereuses et vint prendre sa place sur le banc destémoins, où l’accompagna un murmure qui n’avait rien desympathique.

Instinctivement et bien qu’elle n’eût plusguère de compassion pour l’accusée, la foule pensait que cet homme,en admettant même qu’il n’eût dit que la vérité, venait decommettre une mauvaise action.

M. Adolphe Morin clôturant la liste destémoins, M. l’avocat général Gérard eut immédiatement laparole pour soutenir l’accusation.

– Messieurs, commença-t-il au milieu duplus respectueux silence, jamais autant qu’aujourd’hui je n’aicompris combien ma tâche est douloureuse, mais aussi combien elleest grande. J’ai en face de moi une femme qui appartient à l’élitede la société, qui n’a eu sous les yeux que de bons exemples, queson éducation aurait dû préserver du mal, et j’ai à vous démontrerqu’elle a été la complice de l’homme qui a lâchement frappé unvieillard, après l’avoir attiré dans un guet-apens.

Entrant, après ce terrible exode, dans lesfaits mêmes de la cause, M. Gérard rappela la jeunesse deMarguerite, ses révoltes incessantes contre l’autorité paternelle,sa fuite avec son amant, qui avait menacé de mort le père dont ilenlevait la fille, son installation, grâce à un mensonge, dans unemaison paisible, son hypocrisie pour capter la confiance de sesvoisins, puis ce plan odieux qu’elle avait concerté avec Balterinipour faire croire au départ de cet homme, et pour attirer à Parisle malheureux dont tous deux voulaient la mort.

– Cette épouvantable scène, messieurs,s’écria à cet endroit de son réquisitoire l’éloquent avocatgénéral, il me semble y assister ! Informé par sa fille queTissot ne rentrera pas dans la nuit du 3 au 4 mars, M. Rumignys’introduit dans la maison à l’aide du signal convenu. Il gravitles étages, son cœur bat, il va revoir celle à laquelle il veutpardonner ; mais au moment où ce pauvre père va frapper à laporte derrière laquelle sont toutes ses affections, son assassinqui le guette se précipite sur lui et le tue. Ensuite, sans soucidu cadavre, il se cache dans cet appartement où nul ne songera àaller le chercher.

« Et c’est la fille de ce mort qui reçoitle meurtrier couvert de sang ! Et ce meurtrier est celui deson père !

« Cela est tellement horrible que, si lesfaits ne s’enchaînaient pas avec une implacable logique, nous nevoudrions pas le croire. Hélas ! comment douter, je ne parlepas du crime de Balterini, il est démontré jusqu’à l’évidence et jen’ai pas à m’en occuper, mais de la complicité de MargueriteRumigny ? Elle cache l’assassin chez elle avant le crime, elley attire son père ; le forfait accompli, elle donne asile aumeurtrier, facilite sa fuite, comme elle a facilité son attentat,puis elle refuse de parler. La douleur, le remords ne font pascesser son mutisme ; elle veut, avant tout, sauver son amant,espérant sans doute que votre verdict ne l’atteindra pas et qu’ellepourra le rejoindre.

« Ce n’est pas tout, encore, messieurs,car ce dont l’acte d’accusation parle à peine, je n’ai pas, moi, ledroit de le taire. Que fait la malheureuse lorsqu’elle voit la mainde la justice s’étendre vers elle ? Elle veut mourir, non pasmourir seule, mais avec son enfant. Elle ne veut pas paraîtredevant la justice divine chargée d’un seul crime ; il lui fautêtre infanticide après avoir été parricide. Vous savez comment lehasard seul a empêché Marguerite Rumigny de commettre ce secondattentat. De celui-là, je ne vous en dirai pas davantage. Dieu l’ena punie en lui enlevant ce pauvre petit être qu’elle avait voué àla mort. »

À ces mots du réquisitoire, la malheureusemère ne put se contenir plus longtemps.

– Oh ! pardon, monsieur,pardon ! dit-elle en étendant vers l’avocat général ses mainssuppliantes.

Et ne pouvant en dire davantage, elle retombasur son banc comme une masse inerte.

Ce cri de l’accusée avait eu un tel accent devérité que l’assistance fit entendre un murmure de compassion.

M. Gérard, plus ému lui-même qu’il nevoulait le paraître, laissa à ce mouvement le temps de s’éteindre,et il termina en disant :

– J’ai fait mon devoir, messieurs, sipénible qu’il fût. À chacun de nous ici sa tâche ! J’aicomprimé les battements de mon cœur pour vous parler suivant mesconvictions ; faites taire les vôtres pour prononcer unverdict selon votre conscience.

– Prenez pitié de moi, mon Dieu ! jesuis perdue ! murmura Marguerite en se laissant glisser àgenoux.

– Peut-être ! lui dit à voix basseMe Lachaud, en l’aidant à se relever pour suivreles gardes qui devaient la conduire dans une salle voisine, carM. de Belval venait de suspendre l’audience.

Son défenseur avait prononcé ce seul mot d’unevoix si ferme et avec un si étrange sourire, queMlle Rumigny conserva ses yeux hagards fixés surlui jusqu’au moment où elle disparut par la porte decommunication.

Mais l’illustre avocat s’était remis à lire unpetit billet que l’un de ses secrétaires venait de luiremettre.

Ce billet d’une longue écriture anglaise ne secomposait que de deux lignes et n’était pas signé :

« J’arrive à l’instant, et je ne suis passeul. J’espère qu’il n’est pas trop tard ! »

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