Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 13UNE NUIT AU DÉPÔT

Pendant ce temps-là,Mlle Rumigny subissait les formalités humiliantesde l’écrou, de la toise, de la fouille, mais sans avoir consciencede ce qu’on faisait d’elle. Ces formalités remplies, elle futremise entre les mains d’une sœur, sur le seuil du quartier desfemmes.

C’est surtout dans les prisons et dans lesdiverses stations qui y conduisent, depuis le bureau du commissairede police jusqu’au cabinet du juge d’instruction, là où s’exerce unpouvoir absolu, sans contrôle, ne relevant que de la conscience deceux qui le possèdent ; c’est là surtout qu’il reste beaucoupà faire au législateur.

On ne saurait croire quelles souffrancesinutiles, morales et physiques, sont infligées au malheureux,innocent ou coupable, depuis le moment de son arrestation jusqu’àcelui où ses juges le renvoient indemne ou condamné !

Cela, quels que soient les sentimentsd’humanité des magistrats qui l’interrogent et des gardiens qui lesurveillent.

Que le prévenu soit un homme du monde, unefemme bien élevée, une jeune fille pure de certaines souillures, unouvrier, un voleur, un assassin, surtout s’il n’a pas d’argent pourpayer la pistole, c’est-à-dire l’isolement, les formalitéspréliminaires sont toujours les mêmes, à moins que, dans sonmalheur, il n’ait la bonne fortune de rencontrer un de cesfonctionnaires intelligents qui, tout en respectant la loi, saventadoucir la rigueur des règlements.

Sans quoi, pour tous, c’est l’agent, souventbrutal ; c’est la Permanence, le Dépôt, le contact repoussantdes êtres les plus dégradés ; c’est la promiscuité avec levice et l’infamie.

Est-ce là de l’humanité ? Est-ce là de lajustice ? Est-ce que pour chacun de ces individusl’humiliation est la même ? Est-ce que pour chacun d’eux lasouffrance est égale ?

Celui-ci appartient au monde, sa culpabilitéest encore l’objet d’un doute ; celui-là est un repris dejustice, arrêté en flagrant délit. Et c’est auprès de celui-là quevous jetez celui-ci sur le même lit de camp ! C’est dans lamême cour étroite qu’ils respireront un peu d’air ; c’est à lamême gamelle qu’ils mangeront ; c’est le même gardien qui, lesconfondant dans le même mépris, leur parlera à tous deux du mêmeton. Celui-là aura le droit de dire à celui-ci :Camarade ! Cela est horrible !

Et la prison préventive avec le secret, cettetorture morale qui ne le cède en rien à la torture physique desderniers siècles, qui a même sur elle cette épouvantablesupériorité qu’elle est sans limites, qu’elle peut durer des mois,des années.

La première ne tuait que le corps ; laseconde brise le corps et l’âme ! Ceux qui l’infligent, – parnécessité, nous le reconnaissons, mais seulement au début d’uneinstruction, – n’ont donc jamais réfléchi à ce qu’il y ad’épouvantable dans cet isolement, loin de tout ce qui vit etpense, dans ce tête-à-tête l’inflexible avec le désespoir, laterreur et le remords, dans l’ignorance du terme de cesupplice.

Cette torture conduit parfois, comme sonaïeule, aux mêmes résultats : à l’aveu d’une faute qui n’a pasété commise !

Est-ce qu’il est possible d’oublier cettemalheureuse femme qui, mise au secret à Douai sous la préventiond’infanticide, se reconnut coupable de ce crime ?

À sa solitude, à son cachot, elle préfératout : la cour d’assises et la maison centrale. Trois moisplus tard, c’est-à-dire six mois après l’époque où, selonl’accusation, elle avait tué son enfant, elle accouchait àterme.

L’emprisonnement préventif de cette femmen’avait cependant duré que trois mois.

Et lorsque les prévenus sont condamnés à cesupplice, pendant six mois, pendant une année entière, comme nousl’avons vu souvent dans ces derniers temps, à propos d’opérationsfinancières que la loi avait le devoir de réprimer et depunir ! Et quand le prévenu est déclaré innocent, aprèsquatorze mois de prévention, comme le fait s’est produit à l’égardd’un ancien fonctionnaire de l’Empire, dont les témoins à chargecités par l’accusation ont été les plus ardentsdéfenseurs !

Quel dédommagement les tribunaux accordent-ilsà celui qui a été victime d’une aussi déplorable erreur ?Aucun ! La loi ne les y autorise pas.

Si, par le fait d’une dénonciationcalomnieuse, un individu est faussement incarcéré, le calomniateurpeut être condamné à des dommages et intérêts calculés sur lepréjudice causé. Si c’est le Parquet, au contraire, qui a poursuivid’office, arraché à ses affaires et à ses affections celui qu’ilcroyait coupable, ses juges ne lui doivent rien autre chose que laproclamation de son innocence.

Ainsi la loi, expression suprême des intérêtsde la société, ne se punit pas elle-même de cette erreur dont ellerend responsable l’un des membres de cette société qu’elle protègeet défend.

S’il ne peut en être autrement, abrégeons aumoins l’emprisonnement préventif, ses rigueurs et ses tortures.

Les affaires sont si nombreuses, nousrépondra-t-on, que les juges d’instruction n’y suffisent plus. Celaest vrai et nous n’ignorons pas combien ces magistrats sontaccablés, quel est leur zèle, quel est leur dévouement. Doublez,triplez leur nombre. Prenez à l’un de nos budgets le million quivous manque. Ayez vingt experts, au lieu de monopoliser ces travauxsi délicats et si longs entre les mains de trois ou quatre hommesfort habiles, fort honorables, mais qui coûtent aux prévenus uneannée de détention préventive, lorsque nulle affaire ne devraitnécessiter une étude de plus de trois mois.

Multipliez les moyens d’action pour que lecoupable soit plus rapidement condamné, pour que l’innocent, auquella loi ne vous autorise à donner aucune compensation, recouvre plusrapidement la liberté ! Acceptez la caution plus fréquemment,ainsi que les juges le font en Angleterre.

En matière de délits financiers surtout, quecette caution soit considérable. Si le prévenu s’enfuit, la loin’est pas moins satisfaite, puisque vous le frappez plus sévèrements’il est coupable ; et ses créanciers y gagnent au moinsquelque chose.

Rompez avec des usages surannés, avec lesembarras et les lenteurs d’une bureaucratie compassée. La justiceet l’humanité y gagneront tous les deux.

Soyez enfin, non seulement la justice intègreet éclairée, qui est l’honneur de notre pays, mais encore lajustice rapide, qui est l’effroi du coupable et l’espérance del’innocent.

Comment s’étonner, alors que les choses sepassent ainsi dans les sphères supérieures, des abus et de ladureté que l’on trouve chez les subalternes ?

Les sœurs des prisons, ces dignes et saintesfemmes dont la mission est si pénible, ne voient tout d’abord quedes coupables dans les prisonnières confiées à leurs soins autantqu’à leur surveillance, et la réception qu’elles leur font s’enressent un peu.

Mlle Rumigny allait l’éprouvercruellement.

– Vous êtes ici pour vol ? lui ditla sœur à laquelle le gardien l’avait livrée.

– Pour vol ! répéta la jeune mère enlevant sur son interlocutrice ses yeux hagards ; pourvol !

La sœur prit cette réponse pour un aveu.

– Suivez-moi, lui dit-elle.

Marguerite obéit machinalement. Sa filles’était mise à crier, elle la berçait en marchant.

– Vous nourrissez votre enfant ? luidemanda la religieuse.

– Oui ! fitMlle Rumigny en dégrafant son corsage.

– Tout à l’heure, lorsque vous serez encellule. Si vous n’avez pas de lait, je vous en ferai chauffer.

Ces mots avaient été prononcés avec douceur etcompassion.

Ce n’était déjà plus la gardienne qui parlait,mais la femme.

Une seconde sœur, portant un fanal, s’étaitjointe à la première.

Ainsi que celle de sa compagne, sa robe debure était ornée d’un large ruban bleu, marque distinctive de lacongrégation de Marie-Joseph, qui se consacre à l’œuvre des prisonset dont la maison mère est à Dorat, dans la Haute-Vienne.

Elles échangèrent quelques mots à demi-voix,ce qui était une précaution bien superflue, car Marguerite songeaitpeu à les écouter, et elles tournèrent à droite pour prendre lecouloir des cellules.

Au bout de dix pas, elles s’arrêtèrent en faced’une porte basse que l’une des religieuses ouvrit bruyamment.

C’était celle de la cellule n° 7.

La sœur qui portait le fanal y pénétra lapremière.

– Entrez, dit l’autre à Marguerite, en lafaisant passer devant elle.

Celle cellule ressemblait à toutes sesvoisines.

Des murs blanchis à la chaux, un parquet lavé,une petite fenêtre très haut placée et fermée par un abat-jour.

Comme mobilier : un lit étroit et dur,sans draps – le prisonnier doit payer huit sous s’il en veut unepaire, – et une seule couverture rousse. Puis une petite tablefichée à la muraille, une chaise de paille retenue à la table parune chaîne en fer, et au pied du lit, mal dissimulé dans son cubede bois, un récipient inutile à nommer.

– Vous allez me laisser ici touteseule ? gémit Mlle Rumigny, comprenant enfinqu’on l’avait arrêtée et conduite en prison. Pourquoi, monDieu ? Qu’ai-je fait ? Est-il donc défendu de vouloirmourir ?

– Voyons, calmez-vous, lui réponditdoucement la religieuse ; donnez à boire à votre enfant,faites votre prière et dormez. Je ne puis vous allumer le gaz, onrépare les tuyaux, mais je ne viendrai prendre le fanal que lorsquevous serez couchée.

Car les cellules sont éclairées au gaz, afinde pouvoir ne pas laisser dans l’obscurité les prisonniers maladesou ceux qui doivent être surveillés.

– Oh ! je vous en prie, supplia lamalheureuse, ne m’abandonnez pas ; j’ai peur ! Je n’aijamais fait de mal, je vous le jure ! Seigneur, ayez pitié demoi !

La pauvre femme s’était jetée à genoux, etpendant que d’une main elle pressait contre elle sa fille quipleurait, elle s’accrochait de l’autre à la robe de la gardiennepour l’empêcher de s’éloigner.

Profondément émue de ce désespoir, comprenantsans doute aussi qu’elle n’avait pas affaire à une prisonnièrecomme elle en recevait tant chaque jour, la sœur releva Margueriteet trouva de si bonnes paroles qu’au bout de quelques instants,après avoir apaisé la soif de son enfant, la jeune mère s’étenditrésignée sur le lit que la seconde religieuse avait garni de drapsde grosse toile grise.

Le grabat était bien étroit, mais Margueriteavait conservé sa fille couchée en travers sur la poitrine, etlorsqu’elle entendit la porte de sa cellule se refermer,lorsqu’elle se vit dans l’obscurité, si elle ne se releva pasbrusquement folle de terreur, si elle ne poussa pas un cri dedésespoir, ce fut pour ne pas réveiller son enfant, qui s’étaitpromptement endormie.

Quant à l’infortunée, elle conservait les yeuxgrands ouverts, s’efforçant de percer les ténèbres que sonimagination peuplait de mille fantômes.

Il lui semblait que la voix sévère du juged’instruction allait de nouveau se faire entendre ; ellesentait toujours peser sur elle ses regards interrogateurs ;elle revoyait son père ensanglanté qui lui apparaissait pour lamaudire.

Puis ses souvenirs de jeune fille luimontaient au cerveau, pressés et vertigineux. Elle se rappelait sonenfance si paisible, son roman d’amour, sa fuite de la maisonpaternelle, ce petit appartement de la rue Marlot, d’où elles’était échappée pour mourir, et cet homme mystérieux qui l’avaitarrachée à l’abîme, et elle fondait en larmes.

Cela dura longtemps, jusqu’à ce que, brisée aumoral et au physique, elle finit par succomber à la fatigue ets’endormir d’un sommeil pesant, plein d’hallucinations et devertiges.

Il y avait à peu près une heure que Margueritereposait, si ce sommeil peut être appelé repos, lorsque, réveilléetout à coup par un bruit étrange, inattendu, inexplicable pourelle, et frappée au visage par un brusque rayon de lumièrerougeâtre, qui parut à son esprit affaibli l’œil enflammé d’unmonstre vengeur, elle se dressa à demi, étendit les bras pouréloigner l’horrible vision et, poussant un cri terrible, retombainanimée.

C’était la surveillante de ronde, qui, presséede terminer son service et ne sachant pas d’ailleurs qui setrouvait dans la cellule n° 7, en avait ouvert bruyamment leguichet pour projeter la lumière de son fanal à l’intérieur, afinde voir si tout s’y passait selon les règlements.

Elle avait bien entendu le cri de laprisonnière, mais aucun bruit de nature à l’inquiéter ne lui avaitsuccédé, la religieuse n’avait vu là qu’un de ces appels sifréquents dans les prisons, et elle s’était remise en chemin pourachever son inspection.

Deux heures plus tard, au point du jour,lorsque la sœur supérieure pénétra dans cette cellule dont lesilence n’avait plus été troublé, elle aperçut, accroupie dans uncoin, la détenue qui berçait sa fille, en murmurant à son oreilleune de ces chansons naïves dont les mères seules ont le secret.

À l’entrée de la religieuse, Marguerite ne fitpas un mouvement et n’interrompit pas son refrain.

La sœur se précipita vers elle, et, l’ayantvainement appelée, lui prit le nourrisson. Elle jeta aussitôt uncri d’horreur !

L’enfant était glacé. Marguerite ne berçaitplus qu’un cadavre !

En retombant sur sa couche, au moment où laterreur l’avait affolée, la pauvre mère avait étouffé sa fille.

Elle ne fit pas un geste pour reprendre lepetit corps ; elle laissa retomber ses bras vides et leva lesyeux.

Leur expression égarée disait assez que laraison l’avait abandonnée.

Lorsqu’en arrivant à son cabinet, vers onzeheures, M. de Fourmel apprit ce qui s’était passé, il enfut vivement affecté et ordonna de transporterMlle Rumigny à Saint-Lazare, en recommandantqu’elle y fût entourée de tous les soins nécessaires.

Presque au même instant, il se passait dans lebureau de M. Meslin une scène étrange.

Maître Picot était en train de raconter à sonchef ses hauts faits de la nuit précédente, et il en attendaitimpatiemment les éloges dont il se sentait digne, quand on apportaau commissaire de police une carte dont la vue lui fit faire unsoubresaut sur son fauteuil.

– Ah ! c’est trop fort, ditM. Meslin à l’agent, c’est lui !

Lui, c’était William Dow, dont il venaitd’ordonner l’arrestation à Picot, dans le cas où l’étranger sepréparerait à quitter Paris.

– Faites entrer ce monsieur, ordonna lefonctionnaire.

L’Américain fut immédiatement introduit.

Son premier soin avait été, dans la matinée,d’envoyer chercher les effets de Mme Bernard et lessiens, rue Lacuée – inutile de dire qu’il avait généreusementdésintéressé la femme du marchand de vin de la perte de sa robe etde son linge – et il était vêtu avec son élégance habituelle.

En reconnaissant l’agent dans le cabinet ducommissaire de police, il ne put s’empêcher de sourire et, avantque M. Meslin l’interrogeât, il lui dit de la voix la pluscalme et avec la plus grande politesse :

– Monsieur le commissaire, j’ail’intention de partir très prochainement, mais je n’ignore pas lesoin que vous prenez à me faire suivre, et comme cette surveillancepourrait donner lieu à quelque conflit entre ce brave garçon etmoi, je vous prie de lire cette lettre.

Stupéfait de cet aplomb et fort humilié de sevoir ainsi complètement deviné, M. Meslin prit en rougissantle pli que lui présentait William Dow. À peine l’eut-il parcouruqu’il quitta précipitamment son fauteuil et, faisant signe à Picotde sortir, offrit gracieusement un siège à son visiteur.

– Mille remerciements, dit l’Américaind’un ton ironique, je suis fort pressé, j’ai quelques coursesimportantes à faire avant mon départ. Je ne désirais que vous fairelire cette lettre.

M. Meslin essaya vainement de le reteniret, voyant qu’il ne pouvait y arriver, il voulut au moins lereconduire jusqu’au seuil de sa maison.

Là, ils échangèrent un salut et le commissairede police, très préoccupé, regagna son cabinet.

– Eh bien ? lui demanda l’agent quiguettait son retour, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

– Il y a, monsieur Picot, ce qui n’estpeut-être pas nouveau, que vous n’êtes qu’un imbécile, réponditM. Meslin. Vous pouvez retourner à la Sûreté, je n’ai plusbesoin de vous !

Et, sans se préoccuper de la mine déconfite dupolicier, qu’il laissait seul dans son antichambre, le commissairede police rentra dans son bureau en fermant brusquement la portederrière lui.

Après avoir employé une partie de sa journée àécrire des lettres pour l’Amérique, William Dow quittait Paris lesoir même par la gare de l’Est.

Il est superflu d’ajouter que, cette fois,maître Picot ne le suivait pas.

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