Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 4LES ESPÉRANCES DE M. MESLIN

Deux minutes plus tard, après avoir remerciéson obligeant cicerone, William Dow sortait de la Morgue etremontait en voiture, en ordonnant à son cocher de le conduire aucommissariat de police du quartier de l’Arsenal.

Il ne lui fallut pas plus d’un quart d’heurepour franchir la distance qu’il avait à parcourir.

Le commissaire de police était dans sonbureau.

À la nouvelle qu’un étranger désirait le voirpour le renseigner sur l’inconnu assassiné rue Marlot, ils’empressa de le faire entrer.

– Monsieur, lui dit l’Américain, j’habitel’hôtel du Dauphin, en face de la maison où s’est commis un crimela nuit dernière. Ce matin, ainsi que tous les autres voyageurs,j’ai été réveillé par le bruit de la foule qu’avait attroupée cetévénement. Je suis alors descendu dans la rue et aux détails quedonnaient les uns et les autres sur l’âge et le costume de lavictime, j’ai eu le pressentiment qu’il s’agissait de quelqu’un queje connaissais. Cependant, comme ce n’était là qu’une présomption,je suis allé à la Morgue où le corps de ce malheureux avait ététransporté par votre ordre. Il n’était pas encore exposé, maisaprès avoir expliqué au greffier le but de ma démarche, j’ai punéanmoins pénétrer dans la salle où avait été porté cet inconnu,juste au moment où on le photographiait.

M. Meslin écoutait l’Américain sans lequitter des yeux. Il ne s’expliquait pas que, sur de simplesracontars de la foule, cet homme qu’il avait devant lui eût aussispontanément supposé tout ce qu’il venait de dire.

Son tempérament de policier aidant, il sedemandait si c’était bien seulement le hasard et le désir de serendre utile qui motivait la conduite de cet étranger.

William Dow comprit sans doute ce qui sepassait dans l’esprit du commissaire de police, car, souriant de cesourire fin et narquois qui semblait stéréotypé sur ses lèvres, ilajouta sans y être invité :

– Cet individu était bien l’individu queje croyais, un des locataires de l’hôtel que j’ai rencontré vingtfois depuis un mois, soit sur le pas de la porte, soit dans lasalle à manger. Je pense même qu’il y occupait une chambre toutprès de la mienne.

– Vous ignorez son nom ? demandaM. Meslin d’un ton un peu ironique.

– Oui, je ne l’ai jamais entenduprononcer.

– Et seriez-vous assez bon pour me faireconnaître le vôtre, car il pourrait se faire que le juged’instruction désirât vous interroger ?

– Je m’appelle William Dow et je suissujet américain.

– Je vous remercie, monsieur. Jedis : le juge d’instruction, parce que cette affaire n’estdéjà plus entre mes mains. M. le procureur impérial vient deme faire savoir qu’elle serait suivie par un des magistrats duparquet.

M. Meslin avait prononcé ces mots avecune certaine amertume, qui exprimait assez, pour un homme aussiobservateur que le semblait l’étranger, combien le commissaire depolice était froissé dans son amour-propre de se voir enlever uneinstruction qui lui aurait permis de déployer toute sasagacité.

William Dow n’eut pas l’air d’avoir deviné cesentiment et reprit :

– Je serai à la disposition du parquetcomme je suis à la vôtre ; si vous pensez que je vous ai rendule plus léger service, je vais vous prier de m’en rendre unautre.

– Lequel, monsieur ?

– Je serais curieux de visiter cettemaison.

– Celle où le crime a étécommis ?

– Oui.

M. Meslin ne put dissimuler l’étonnementque lui causait ce désir de l’Américain, mais il s’empressacependant de lui répondre :

– Rien ne s’y oppose, et comme il est demon devoir de mettre à profit le renseignement que vous venez de medonner, en me transportant immédiatement à l’hôtel du Dauphin poury faire une perquisition dans l’appartement de ce voyageur, nousallons, si vous le voulez bien, nous y rendre ensemble. Nous ironsensuite voir la maison. Permettez-moi d’abord d’écrire quelquesmots. Un ordre de service pour le cas où il arriverait quelquechose de nouveau pendant mon absence.

– Je vous en prie, monsieur.

Et s’appuyant sur un siège que le commissairede police lui avait offert du geste, William Dow se mit à examinerd’un œil distrait les trois ou quatre mauvaises gravures dont étaitorné le bureau de M. Meslin.

Pendant ce temps-là, celui-ci traçaitrapidement les lignes suivantes :

« Envoyez immédiatement un de vos plusadroits agents rue Marlot, et qu’il ne quitte pas plus que sonombre l’homme qu’il verra sortir avec moi du n° 13. C’est unindividu qui dit se nommer William Dow et demeure à l’hôtel duDauphin, dans ladite rue. »

Puis il glissa ce billet sous une enveloppeavec cette suscription :

« À monsieur Claude, chef de lasûreté. »

Cela fait, il remit le pli à un de ses hommes,avec ordre de le porter de suite à son adresse, annonça à sonsecrétaire qu’il eût à le suivre et, le sourire sur les lèvres, setourna vers son visiteur en disant :

– Je suis à votre disposition.

– C’est moi qui suis à la vôtre,monsieur, répondit William Dow ; si vous voulez profiter de mavoiture, je serai heureux de vous y offrir une place.

– Vous permettrez alors à mon secrétairede se mettre sur le siège, car je l’emmène.

– Parfaitement, monsieur.

Ils sortirent du bureau et, après avoir forcéM. Meslin à monter le premier dans la voiture, pendant que sonsecrétaire sautait auprès du cocher, l’Américain dit où il fallaitle conduire.

Quelques minutes après, sans que ceux qu’ilcontenait eussent échangé une parole, le fiacre s’arrêtait devantl’hôtel du Dauphin.

Tout naturellement on s’occupait encore dansl’établissement de l’événement de la nuit ; aussi l’arrivéed’un des locataires en compagnie du commissaire de policeredoubla-t-elle l’émotion des gens qui bavardaient dans la loge duconcierge.

Prévenu par un de ses garçons, le maître de lamaison s’empressa de descendre dans le petit salon où William Dowavait fait entrer M. Meslin.

– Monsieur, lui dit ce dernier, je suisle commissaire de police de votre quartier et je viens faire uneperquisition dans la chambre de l’un de vos voyageurs.

Le maître d’hôtel se tourna versl’Américain ; mais celui-ci, comprenant son erreur, se hâta dele détromper en lui disant :

– Non, pas chez moi, monsieur !

L’hôtelier, qui gardait toujours rancune à sonmystérieux client de sa réserve, s’était imaginé qu’il s’agissaitde lui et s’applaudissait déjà de sa perspicacité.

– Non, monsieur, confirmaM. Meslin ; la chambre que je vous prie de m’ouvrir estcelle de celui de vos locataires dont vous avez dû constaterl’absence la nuit dernière.

– M. Desrochers ? C’est vrai,il n’est pas rentré ; mais comme cela lui est arrivé plusieursfois depuis qu’il est descendu chez moi, je ne m’en suis pasinquiété.

– Eh bien ! M. Desrochers,puisque c’est le nom de ce voyageur, est l’homme qui a étéassassiné cette nuit en face de votre hôtel, à numéro 13 de larue.

– Est-ce possible !

– Monsieur, qui le connaissait de vue,l’a retrouvé tout à l’heure à la Morgue, où j’ai dû l’envoyerpuisque j’ignorais son nom et son domicile.

– Montons alors chez ce malheureux,monsieur de commissaire ; il habitait le numéro 7.

Et ne faisant qu’un bond jusqu’à la loge, il yprit la clef de cette chambre ; puis il conduisitM. Meslin au premier, et ayant ouvert la porte de son voyageurdisparu, il s’effaça pour laisser passer le magistrat ainsi que sonsecrétaire.

Quant à lui, il se tenait respectueusement surle seuil de l’appartement.

– Entrez, monsieur, lui dit lecommissaire de police ; je dois faire cette perquisitiondevant vous.

Le maître d’hôtel obéit.

William Dow était resté au rez-de-chaussée,soit par indifférence, soit parce qu’il n’avait pas besoin depénétrer chez M. Desrochers pour apprendre ce queM. Meslin allait y découvrir ; mais ce dernier, quitenait à ne pas perdre de vue l’étranger, l’appela. Celui-cis’empressa de le rejoindre.

Cette chambre, qui portait le numéro 7,n’avait aucune physionomie particulière. Tout y était en ordre,sauf le lit, sur lequel le locataire avait dû s’étendre touthabillé, car il conservait la trace de la pression d’un corps etn’était pas ouvert.

Sur la table, il y avait quelques journaux,entre autres le Soir de la veille et l’Indicateur deschemins de fer.

William Dow les examina attentivement tandisque le commissaire de police les regarda à peine. Ce dernier passaà l’inspection de la commode qui était ouverte.

Dans ce meuble, il n’y avait que du linge etdes vêtements mais aucun papier.

– Comment s’appelle, dite-vous, lapersonne qui occupait cette chambre ? demanda M. Meslin àl’hôtelier.

– Desrochers, répondit le maître de lamaison.

– Il est probable que ce n’est pas sonnom ; son linge est marqué L. R.

– C’est le nom sous lequel il s’estinscrit.

– Vous ne lui avez pas demandé sonpasseport, une lettre, un document quelconque qui pût vous prouverque son c’était bien là son nom ?

– Non, monsieur, ce n’est pasl’habitude.

– C’est un tort, car cette obligation estinscrite en toutes lettres dans votre règlement.

– Et ce meuble ? poursuivitM. Meslin en s’approchant d’un secrétaire. Il est fermé.

– On peut l’ouvrir, monsieur, hasardatimidement le patron de l’hôtel du Dauphin.

– Vous avez un serrurier dans larue ?

– Oh ! ce n’est pas nécessaire.

– Comment cela ?

– Tous ces meubles étant à peu près lesmêmes, il doit bien y avoir sur le secrétaire d’une autre chambreune clef qui ouvrira celui-ci.

– Diable ! cher monsieurTourillon ; n’est-ce pas ainsi que vous vousappelez ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! vous pouvez vous vanterde gérer un établissement où les papiers de vos voyageurs sont ensûreté.

L’hôtelier comprit que, pour avoir fait duzèle, il avait dit une sottise. Il essaya de la réparer enajoutant :

– Cependant, je n’affirme pas…

– C’est bon ! interrompitM. Meslin ; allez me chercher une clef, et surtoutqu’elle ouvre ce secrétaire. Ne revenez pas en me jurant que vousn’en avez pas trouvé, je n’en croirais rien.

Le malheureux Tourillon sortit fort humiliéd’être traité de cette façon devant un de ses locataires ;mais deux minutes plus tard, il apportait l’objet demandé.

Pendant sa courte absence, le commissaire depolice avait constaté que les fenêtres étaient closes, qu’iln’avait pas été fait de feu dans la cheminée, qu’on n’y avait brûléaucun papier et que la porte de communication entre cette chambreet la chambre voisine n’avait pas été ouverte depuis fortlongtemps.

La clef d’un autre secrétaire ouvrit celle dun° 7, comme si elle eût été faite tout exprès pour sa serrure,et M. Meslin poussa bientôt un soupir de satisfaction.

Dans un grand portefeuille, placé dans un destiroirs du meuble, il avait découvert une douzaine de lettres.

Bien qu’aucune d’elles ne fût plus dans sonenveloppe, elles avaient bien été adressées à M. Desrochers,puisqu’elles portaient des dates récentes et qu’il les avaitreçues, M. Tourillon s’en souvenait ; mais le commissairede police n’avait eu besoin que de les parcourir pour être certainque ce nom de Desrochers n’était pas celui de l’inconnu.Quelques-unes commençaient par ces mots : « Mon cherRumigny. »

Ses correspondants, – il y en avait deux, –lui conseillaient de rentrer chez lui, d’abandonner un projetinsensé, d’oublier celle qui l’avait quitté, de rester calme, de nepas risquer un éclat dangereux et déshonorant.

Seulement, par fatalité, aucune de ces épîtresne portait en tête le nom de la ville où elles avaient été écrites.Il allait être nécessaire de faire des recherches dans la Franceentière pour découvrir le lieu d’où un Rumigny avait disparu.

Mais comme c’était là l’affaire du juged’instruction et non la sienne, M. Meslin ne s’inquiéta pasdavantage de ces difficultés dont l’avait affranchi le peu deconfiance du procureur impérial en son adresse. Il réunit leslettres en un paquet et, après avoir ordonné à son secrétaired’attendre le juge de paix, qu’il avait fait prévenir afin qu’ilmît les scellés sur les meubles et les portes du numéro 7, il serapprocha de William Dow en lui disant qu’il était prêt à tenir sapromesse, c’est-à-dire à lui faire visiter le théâtre du crime.

Peut-être s’attendait-il à quelques questionsde la part de l’Américain, il n’en fut rien.

William Dow se contenta de s’inclinerpoliment ; et ils descendirent, puis sortirent tous deux, auxsaluts obséquieux du pauvre Tourillon, qui paraissaitconsterné.

Ce fut le brave Bernier qui vint ouvrir aucoup de sonnette de M. Meslin ; mais, en entrebâillant saporte, de façon à la fermer brusquement au nez du visiteur, sic’était un indiscret.

En reconnaissant le commissaire de police, ils’excusa de sa défiance et lui livra passage ainsi qu’à soncompagnon.

M. Meslin expliqua au concierge ce qu’ildésirait, et, faisant signe à l’étranger de le suivre, il leconduisit immédiatement au second étage de la maison.

Là, il lui expliqua, sans omettre aucundétail, dans quelle situation il avait trouvé l’inconnu. Ilsmontèrent ensuite au troisième, où il lui fit remarquer l’empreintesanglante plaquée sur la muraille. Ils poussèrent même jusqu’à lachambre de M. Tissot, où rien n’avait été dérangé.

La chaise était toujours de biais contre latable, sur laquelle les papiers de l’employé des postes étaientépars.

– Vous pensez que l’assassin et savictime sont entrés dans cet appartement ? demanda William Dowau commissaire de police.

– Je n’en crois rien, au contraire,répondit M. Meslin ; mais pour en avoir la certitude,j’attends le retour de M. Tissot. Lui seul pourra me dire s’ila laissé sa chambre dans l’état où nous l’avons trouvée et s’ilavait fermé sa porte avant de partir.

– Ah ! sa porte étaitouverte ?

– Oui. Or, il paraît que d’ordinaire illa ferme mais en laissant la clef sous son paillasson.

– Je comprends que lui seul, en effet,pourra vous renseigner. Tiens ! il ne manque pas d’un certaintalent, cet employé. Voici des croquis qui ne sont pas mal dutout.

L’Américain, en disant ces mots, désignait àM. Meslin des dessins à la plume dont étaient couvertesquelques feuilles de papier ; puis, en se penchant davantage,comme pour les mieux examiner, il aperçut sur la table cinq ou sixlongs cheveux grisonnants et ajouta :

– C’est un jeune homme qui habite cetappartement ?

– Probablement, répondit M. Meslin,puisqu’il fait un service d’ambulant.

Pensant qu’il avait montré à l’étranger toutce que celui-ci désirait voir, et supposant aussi qu’il était restédans cette maison assez longtemps pour que son secrétaire au pusuivre ses instructions, le commissaire se dirigea du côté de lasortie.

L’Américain le suivit et en franchissant leseuil de la chambre, il remarqua le long du chambranle extérieur dela porte, à hauteur d’homme, un long clou auquel était attaché unimperceptible morceau d’une étoffe marron.

C’était à ce clou sans doute que leprédécesseur de M. Tissot et peut-être M. Tissot lui-mêmesuspendaient la clef de l’appartement.

Comme M. Meslin marchait le premier,William Dow put s’emparer de ce débris de drap sans être vu, et ilrejoignit son guide avant qu’il eût atteint le troisième étage.

– Eh bien ! rien de nouveau,Bernier ? demanda-t-il M. Meslin au concierge, quil’attendait au rez-de-chaussée.

– Non, monsieur le commissaire. Toujoursdes masses de curieux qui assiègent la maison, voilàtout !

– Ne laissez entrer aucun étranger, etsurtout envoyez-moi M. Tissot dès qu’il sera de retour.

– Je n’y manquerai pas, monsieur lecommissaire.

En disant ces mots, Bernier avait ouvert laporte de la rue.

M. Meslin y jeta un coup d’œil et ilreconnut sans doute ce qu’il cherchait, dans la personne d’unouvrier qui se reposait sur une borne au coin de la rue, car saphysionomie, soucieuse depuis quelques instants, changea tout àcoup, et ce fut d’un ton du plus gracieux qu’il prit congé del’Américain, en le priant de ne pas manquer de se rendre chez lejuge d’instruction si celui-ci le faisait appeler.

William Dow le lui promit et, après un dernieréchange de politesses, ils se séparèrent, M. Meslin pourreprendre le chemin de son bureau, l’étranger pour franchir leseuil de l’hôtel, d’où il ne fit qu’un saut jusqu’à la fenêtre desa chambre dont les persiennes étaient entrouvertes.

Il avait mis une telle diligence à se rendrechez lui que, de cet observatoire il put surprendre, entre lecommissaire de police et l’ouvrier, un de ces mouvementsinvolontaires qui trahissent toujours ceux qui, même sanss’arrêter, échangent quelques mots en se croisant.

– Ah ! vous me faites surveiller,murmura William Dow, je m’en doutais un peu ; maintenant j’ensuis certain. Ah ! c’est ainsi que vous me remerciez duservice que je vous ai rendu, M. le commissaire depolice ! Eh bien ! à nous deux ! Vos soupçonscoûteront cher.

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