Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 20OÙ WILLIAM DOW REVIENT, À LA STUPÉFACTION DE MAÎTRE PICOT

Suspendue au milieu d’une émotion difficile àpeindre, l’audience ne devait pas être reprise aussi rapidement quele public le désirait, dans son impatience d’entendre l’éloquent etsympathique avocat chargé de défendre Marguerite Rumigny.

On se demandait ce que l’éminent maître allaitpouvoir dire, quels arguments il invoquerait contre ces chargesaccablantes que le ministère public avait groupées avec une sigrande habileté, comment il arriverait à renverser cet échafaudagedes preuves terribles de la complicité deMlle Rumigny dans l’assassinat de son père.

Accueillie d’abord avec incrédulité par unepartie du public, l’accusation, grâce au talent de l’avocatgénéral, avait paru bientôt moins problématique. À la fin duréquisitoire, elle gagna la plupart des hésitants, et, lorsquel’organe du ministère public eu prononcé sa terrible péroraison,l’accusée n’avait que bien peu de partisans dans l’auditoire.

Tout en hésitant encore à admettre que cettejeune femme bien élevée, à la physionomie si douce, au passé sansreproches jusqu’au moment de sa faute, faute d’amour ! se fûtrendue coupable de l’épouvantable forfait qui l’amenait en Courd’assises, mais jugeant moins avec leurs cœurs et plus avec lesfaits, certains expliquaient tout par cette passion, qui, aprèsavoir jeté Marguerite dans les bras de Balterini, en avait faitl’instrument docile de sa vengeance et de sa haine.

Les pessimistes n’allaient pas jusqu’àaffirmer que Mlle Rumigny avait comploté avec sonamant l’assassinat de son père, mais ils disaient qu’entraînée parun enchaînement fatal, elle avait cédé aux obsessions de celuiqu’elle aimait, pour provoquer, entre ces deux hommes qui sehaïssaient, une rencontre qui devait être funeste pour levieillard.

Ce qui plaidait contre elle, c’était cemutisme obstiné qu’elle gardait à l’égard de ce qu’était devenuBalterini. On n’admettait pas qu’elle l’ignorât. L’interruptionmême de cette correspondance, qui avait été pendant longtemps sirégulière, était pour ces raisonneurs une preuve de plus de lacomplicité de la jeune femme.

Si le musicien avait cessé sa correspondancesi brusquement, c’est qu’il savait ce qui était arrivé depuis sondépart ; c’est qu’après son crime il avait été informé de cequi s’était passé, et que le silence avait été tout naturellementson premier souci.

S’il ne se présentait pas pour protester del’innocence de sa maîtresse, c’est qu’il était coupable lui-même etne voulait pas se livrer, dans l’espoir que Marguerite ne pourraitêtre condamnée et qu’elle reviendrait alors le rejoindre là où ilse cachait.

M. Morin, le cousin de la jeune femme,avait peint le caractère de Marguerite sous de telles couleurs,qu’il était malheureusement permis de tout admettre, si terribleque fût, selon l’accusation, la route parcourue par la fille deM. Rumigny depuis sa révolte contre son père jusqu’audénouement sanglant de ce drame de famille.

Ces échanges de pensées, ces déductionsfausses ou vraies, ces discussions, et les conclusions qu’entiraient ceux qui s’y livraient, occupèrent l’auditoire assezlongtemps. Toutefois, lorsqu’une demi-heure se fut écoulée sans querien annonçât la rentrée de la Cour, on commença à se demanderpourquoi la suspension de l’audience se prolongeait ainsi.

On attendit cependant un grand quart d’heureencore sans trop d’impatience ; puis, en comptant les minutes,on se dit qu’il se passait bien certainement, loin du public,quelque chose d’anormal et d’inattendu.

Un des magistrats ou l’un des jurés était-iltombé malade ? L’accusée avait-elle attenté à sesjours ?

La longueur inaccoutumée de cette suspensionne pouvait provenir du fait de Me Lachaud, puisques’il était sorti pendant la suspension, en emportant certainspapiers extraits de son dossier, il avait depuis longtemps reprissa place à son banc. Il s’y tenait, dans cette attitude qu’ilaffectionne, le mouchoir sur la figure et la tête dans les deuxmains, attitude qui lui permet de s’isoler au milieu de la foule laplus bruyante.

Enfin, un coup de sonnette se fitentendre ; l’auditoire poussa un soupir de satisfaction,l’huissier annonça la Cour, et les juges ainsi que les jurésregagnèrent leurs sièges.

Si le public avait moins guetté le retour del’accusée, il eût remarqué le changement qui s’était produit dansla physionomie de l’avocat général depuis la fin de la premièrepartie de l’audience.

L’honorable organe du ministère public n’avaitplus ce visage calme et sévère qui sied à celui qui ne doit êtreque l’interprète impartial de la loi. M. Gérard, au contraire,semblait ému, préoccupé. Ses traits exprimaient tout à la fois uneespèce d’angoisse et une inébranlable résolution.

Nos lecteurs comprendront bientôt quel combatterrible la vérité et l’erreur se livraient dans l’âme de cemagistrat intègre.

Me Lachaud, qui s’était levépour saluer la Cour, interrogeait son adversaire d’un œilinquiet.

Bien qu’il fût prêt à prendre la parole, oneût dit que l’illustre maître attendait quelque incidentnouveau.

Sur l’ordre du président, les gardes venaientde ramener l’accusée.

La malheureuse était d’une pâleurcadavérique ; elle se soutenait à peine. Ceux quil’escortaient furent obligés de la soulever pour lui faire franchirle banc sur lequel elle devait reprendre place.

Lorsqu’elle l’eut atteint, elle y tombaaffaissée et ses mains tremblantes s’accrochèrent à la barre qui laséparait de son défenseur.

Si elle ne pleurait pas, c’est que sespaupières rougies n’avaient plus de larmes. Sentant peser sur elleles regards curieux du public, elle détournait la tête.

– Courage ! lui ditMe Lachaud, en se tournant vers elle et en luiprenant les deux mains ; vous m’avez promis d’être forte.

– C’est vrai ! murmura Marguerited’une voix à peine distincte. Ah ! c’est que toutes cesémotions m’achèvent. Il me semble que le bonheur même me tuerait.Mais, vous avez raison, je veux être digne de votre bonté.

Se redressant alors par un suprême effort devolonté, Mlle Rumigny jeta sur l’assistance unregard furtif. On eût dit qu’elle cherchait quelqu’un au milieu desrangs pressés de la foule, où se tenait à demi cachéM. Adolphe Morin.

Le silence s’était fait enfin, l’honorableprésident des assises se tourna vers Me Lachaud, etil allait lui donner la parole pour présenter la défense de sacliente, lorsque l’avocat général dit en se levant :

– Monsieur le président, je vous demandela permission d’ajouter quelques mots à mon réquisitoire avant quemon éloquent adversaire se fasse entendre.

– M. l’avocat général a la parole,fit M. de Belval en adressant un geste d’excuse àMe Lachaud.

L’auditoire, comme s’il pressentait unincident nouveau, devint plus attentif que jamais.

Mlle Rumigny avait relevé latête. N’était-ce donc pas assez tout ce qu’elle avait déjàsouffert ?

– Messieurs de la Cour, messieurs lesjurés, dit l’organe du ministère public, lorsque, devant vous, il ya une heure, j’ai soutenu l’accusation qui pèse sur la femme quevous avez à juger, j’ai parlé selon ma conscience et mesconvictions ; j’ai rempli mon devoir avec impartialité, maisaussi avec toute la rigueur que me commandent les intérêts de lasociété que, du haut de ce siège, nous avons mission de protéger.Il semblait donc que ma tâche était terminée et qu’après lesconclusions de mon réquisitoire, conclusions qui vous ont demandé,au nom de la morale et de la justice, de frapper sévèrement lacomplice d’un parricide, il ne me restait plus rien à dire. Je lepensais comme vous ; je me trompais. La douleur de nosfonctions est de vous convaincre de la nécessité de frapper uncoupable ; leur gloire est surtout de recherches, de découvrirla vérité, lors même que cette vérité ne serait pas dans uneinstruction loyalement conduite, dans une accusation nettementdéfinie, dans des témoignages multiples, dans les faits même de lacause !

Dès les premiers mots de M. Gérard, lacuriosité de l’auditoire avait été vivement surexcitée ; àcette dernière phrase de l’éminent magistrat, un mouvement desurprise agita la foule.

Que voulait donc dire ce préambule ? Quelincident inattendu préparait-il ? Quelle preuve convaincantede culpabilité l’organe du ministère public avait-il omise dans sonréquisitoire ? Ou, quel document nouveau lui était-il parvenupendant la suspension de l’audience ?

– Or, messieurs, poursuivit l’éloquentavocat général, c’est au nom de cette recherche de la vérité quiest le plus sacré de tous nos devoirs, que je prie M. leprésident de vouloir bien entendre, en vertu de son pouvoirdiscrétionnaire, un dernier témoin, témoin que monsieur le jugeinstructeur a d’ailleurs interrogé peu de jours après la mort dumalheureux Rumigny, et dont la déposition a été lue dans lapremière partie de cette audience. C’est lui qui s’est jeté sicourageusement à l’eau pour sauver l’accusée, lorsqu’elle s’étaitprécipitée du pont d’Austerlitz dans la Seine. Si ce généreuxsauveteur n’a pas reparu depuis cette époque devant la justice,c’est qu’après avoir prévenu M. le juge d’instruction del’obligation où il était de s’éloigner, il avait quitté la France.Il n’est arrivé à Paris qu’aujourd’hui, trop tard pour êtrerégulièrement cité ; mais, en apprenant l’ouverture de cesdébats, il s’est hâté de venir se mettre aux ordres de la Cour.

– Le nom de ce témoin, monsieur l’avocatgénéral ? demanda le président.

– William Dow.

– C’est le nom, en effet, d’un destémoins de l’instruction, dit M. de Belval, aprèsquelques secondes de recherche dans son dossier ; en vertu denotre pouvoir discrétionnaire, nous ordonnons qu’il soit entendu àcette audience.

La curiosité du public ne faisait que croître,mais deux des assistants surtout n’avaient pu retenir un mouvementde surprise, en entendant prononcer le nom de l’Américain.C’étaient M. Meslin et maître Picot, qui suivaient tous deuxattentivement les débats.

Le brave commissaire de police croyaitl’étranger bien loin. Quant à l’agent de la sûreté, il n’avaitoublié, ni la façon dont William Dow s’était moqué de lui, ni lesreproches qu’il lui avait attirés. Sa mésaventure de la routed’Italie était encore présente à sa mémoire, et il enrageait devoir revenir cet être mystérieux, auquel il devait un souvenir sidouloureux pour son amour-propre.

– Introduisez le témoin William Dow,ordonna le président à l’un des huissiers.

Tous les regards s’étaient aussitôt portésvers la porte de communication ; on vit s’avancer lepersonnage que nous connaissons, toujours calme, digne,flegmatique, tel que nous l’avons dépeint au début de ce récit.

La foule le suivait des yeux et l’escortaitd’un murmure sympathique, en se souvenant que c’était à son courageque l’accusée devait la vie ; mais M. Adolphe Morin, quis’était levé pour mieux voir le nouveau venu, ne put réprimer unmouvement de stupeur. On eût dit qu’il reconnaissaitl’étranger.

Son visage prit immédiatement une telleexpression d’angoisse que maître Picot le remarqua, et que,toujours fidèle à ses habitudes de réflexions intimes, il ne puts’empêcher de murmurer en souriant :

– Eh ! mais, eh ! mais, est-cequ’il va y avoir du nouveau ?

Et il se rapprocha, autant que le luipermirent ses voisins, du cousin de Marguerite.

Arrivé en face de la Cour, William Dow saluaet attendit.

– Monsieur, lui dit le président, aumilieu du plus profond silence, l’organe du ministère public ademandé à vous faire comparaître. Nous avons autorisé votreaudition en vertu de notre pouvoir discrétionnaire. Vous neprêterez pas serment, car vous ne pouvez être entendu qu’à titre derenseignements. Je n’ai pas besoin d’ajouter que vous n’en devezpas moins à la justice toute la vérité, rien que la vérité. Commentvous appelez-vous ?

– William Dow, sujet américain, réponditl’étranger.

– Votre profession ?

– Chef des détectives de la policemétropolitaine de New-York.

– Un confrère ! ne put s’empêcher dedire presque tout haut Picot, en se tournant vers M. Meslin.Sapristi ! ça ne m’étonne plus !

En apprenant à qui il avait eu affaire rueVandrezanne, le brave agent se reprochait moins d’avoir étéjoué.

– Veuillez, repritM. de Belval, vous adresser à messieurs les jurés et leurdire ce que vous savez de l’affaire.

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