Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 15LE ROMAN DE MARGUERITE

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis lesscènes que nous venons de raconter, lorsqu’un matin M. Rumignyreçut de Florence une lettre qui le fit tressaillir de joie etqu’il relut dix fois de suite avec orgueil.

« Mon cher maître, lui écrivait un desplus illustres compositeurs italiens de l’époque, je recommande àtoute votre bienveillance un de mes compatriotes, M. RobertBalterini, qui suivra de près ces lignes. C’est un jeune hommedigne en tous points de l’accueil dont je vous prie de l’honorer,par amitié pour moi et au nom de votre amour pour le grand art quevous cultivez avec tant d’éclat. Balterini est déjà unmaître ; vous le jugerez.

« Forcé de quitter l’Italie pour desmotifs qu’il ne m’est pas permis de vous faire connaître, mais ilvous les dira, il est venu me demander conseil et protection.

« J’ai pensé ne pouvoir mieux faire quede vous l’adresser ; faites pour lui ce que vous feriez pourmon fils, je vous en serai tout reconnaissant. Balterini ne serapas de vos amis depuis un mois seulement que c’est vous qui medirez : merci.

« Je mets la dernière main au concertoque je veux vous dédier ; vous en recevrez bientôt la copie,et, comme je compte aller en France dans quelques mois, nousl’exécuterons ensemble.

« Toujours tout à vous,

« ALBERTI. »

Ce nom était celui d’un musicien dont l’Italieacclamait les œuvres et que la France commençait à connaître.M. Rumigny s’était lié avec lui pendant un voyage qu’il avaitfait de l’autre côté des Alpes, quelques années auparavant, et ilétait resté en correspondance avec lui.

Rien ne pouvait flatter davantage le bourgeoismélomane que l’épître louangeuse du grand artiste ; il se hâtade lui répondre que sa maison deviendrait celle de son protégé, et,en attendait l’arrivée du jeune maestro, M. Rumigny l’annonçaà tous ses amis et à sa fille.

Mais Marguerite était dans une situationd’esprit qui ne lui permettait pas de se faire une joie de quoi quece fût. Son unique souci était d’éviter autant que possible soncousin, car M. Adolphe Morin avait repris courage. Ilfatiguait même si bien la jeune fille de ses prévenances et de sesairs langoureux, que l’indifférence de Mlle Rumignypour son adorateur se transformait tout doucement en haine et endégoût.

Elle accueillit donc avec une grande froideurla nouvelle que son père lui communiqua avec tant d’orgueil, et,huit jours plus tard, lorsque, se trouvant avec M. Rumignydans le salon, on annonça M. Balterini, Marguerite s’empressade disparaître malgré les airs furibonds du vaniteux bourgeois.

Quant à lui, il s’élança aussi rapidement quele lui permettaient ses soixante ans au-devant de l’Italien, et,lui tendant les deux mains, il s’écria :

– L’élève du célèbre Alberti est lebienvenu chez son humble confrère !

Puis, faisant doucement violence à l’étranger,il le contraignit à s’asseoir près de lui sur un divan.

Balterini était à cette époque un beau garçond’une trentaine d’années, mince, élancé, avec de beaux yeux bruns,un front intelligent et une superbe chevelure noire.

Sa bouche était fine, spirituelle, bien qu’unsourire un peu triste y parût stéréotypé.

C’était en un mot le type napolitain pur, danssa forme à la fois élégante et robuste.

Profondément touché de l’accueil du vieillard,il prit place auprès de lui et lui exprima, en excellent français,quoiqu’il le parlât avec un léger accent, toute sa gratitude pourune aussi flatteuse réception.

Ils causèrent d’abord d’Alberti, de ses œuvresnouvelles, du mouvement musical en Italie, puis M. Rumigny,dont la discrétion n’était pas la qualité première, questionna lejeune homme sur ses projets.

– Monsieur, lui répondit avec franchisel’Italien, je m’aperçois que mon maître et ami vous en a écrit bienpeu sur mon compte et que vous ignorez qui je suis.

L’ex-négociant fit un geste pourl’interrompre.

– Non, je vous prie, laissez-moi toutvous dire, poursuivit Balterini ; je tiens à ce que vous meconnaissiez bien. Si, ensuite, vous me jugez toujours digne devotre bienveillant intérêt, je ne vous en aurai que plus dereconnaissance.

– Pouvez-vous en douter ? protestaM. Rumigny, qui n’aimait pas beaucoup à se taire.

– Eh bien ! monsieur, vous avezdevant vous un malheureux exilé politique ; il est probablequ’en ce moment même où je vous parle, la cour criminelle de Naplesme condamne par contumace aux travaux forcés.

Le bonhomme fit un soubresaut sur sonsiège.

– Oh ! que cela ne vous effraie nine vous étonne, poursuivit en souriant amèrement l’élèved’Alberti ; ces choses-là arrivent aux plus honnêtes gens sousle règne de notre bon roi Ferdinand. Le déshonneur heureusementn’accompagne pas la peine. Notre souverain envoie au bagne ses plusgrands gentilshommes, et lorsqu’il veut bien les gracier, cesmessieurs rentrent dans le monde comme s’ils revenaient de lacampagne. Pour nous autres gens de peu, la colère royale dure pluslongtemps et a des conséquences autrement graves. J’ai préféré nepas l’affronter. Mêlé à une de ces conspirations que les abus fontpermanentes dans notre pauvre pays, j’ai été prévenu à temps parAlberti que tout était découvert et que j’allais être arrêté. Je mesuis hâté de fuir pour me réfugier en France, dont le gouvernement,je l’espère du moins, n’accordera pas mon extradition, dans le casoù elle serait demandée. Cependant, comme il faut tout prévoir,même l’impossible, j’ai changé de nom. Je m’appelle Romello. Maispour tous je suis Balterini. Pour vous seul je suis Romello.

– Pour moi seul, croyez-le bien,s’empressa d’affirmer M. Rumigny, qui n’était pas fâché devoir de près un conspirateur.

Un peu frondeur comme tout bourgeois de bonnerace, il ne lui déplaisait pas de protéger une victime du pouvoir,surtout lorsque, comme dans la circonstance présente, ce pouvoirétait étranger et qu’il pouvait accorder sa protection sans couriraucun risque.

– À Marseille, reprit celui que nouscontinuerons à nommer Balterini, j’ai reçu une lettre dans laquellevotre ami Alberti me disait de me rendre dans votre ville, où grâceà vous, à qui il me recommandait, je trouverais certainement unemploi de quelque talent que je dois à mon illustre maître. Voilàtoute mon histoire, monsieur ; puis-je toujours compter survotre bienveillance ?

– Si vous pouvez y compter ? s’écriaM. Rumigny enthousiasmé du rôle qu’il allait jouer, plus quejamais ! Ma fille et moi serons vos premiers élèves. J’aiquelque influence ici. Dès qu’il s’agit d’art, on m’écoutevolontiers. Soyez sans inquiétude : dans un mois vous serezcélèbre. Nous allons donc faire de la grande et bonnemusique !

Le vieillard serrait les mains du jeune hommeavec un air d’orgueil et de protection impossible à rendre.

– Tenez, poursuivit-il, sans permettre àl’Italien de placer un mot de remerciement, fraternisons de suite.J’ai là un instrument parfait, un Érard qui m’a bel et bien coûtémille écus, mais je ne les regrette pas ; il n’y a,voyez-vous, que ces pianos-là ! Jouez-moi quelque chose.

– Oh ! bien volontiers, fitBalterini en s’asseyant au piano, que le vieux mélomane avaitouvert.

Et, après s’être assuré, par un préludesavant, qu’il avait bien sous les doigts un merveilleux instrument,l’étranger exécuta, en véritable virtuose, les plus jolis morceauxde la Serva padrona de Pergolèse.

– Encore, mon jeune ami, encore !disait M. Rumigny au comble de la joie, car ce ravissant opéradu maître italien était justement une de ses passions.

Il avait pris son violon et accompagnaittimidement l’élève d’Alberti.

Ce concert impromptu durait déjà depuis prèsd’une heure, lorsque l’ex-négociant, qui s’était tu pour être toutentier à un andante de Cimarosa, que Balterini rendaitavec un goût parfait, s’élança vers la porte, appela son domestiqueet lui ordonna d’aller dire à sa fille qu’il la priait instammentde le rejoindre.

Bien qu’elle craignit quelque présentationfort peu de son goût, péché d’orgueil paternel dont M. Rumignyétait coutumier, Marguerite ne crut pas cependant devoir résister àcet appel. Quelques minutes après, elle apparaissait sur le seuildu salon.

– Chut ! fit le vieillard, en laprenant par la main et en suppliant du geste le maestro de ne points’interrompre ; écoute cela. Cimarosa, mon enfant, Cimarosainterprété par Liszt !

L’Italien était vraiment un pianiste depremier ordre. L’instrument chantait et pleurait sous ses doigtsagiles, Marguerite, qui était excellent musicienne, ne puts’empêcher de partager l’admiration de son père, si peu disposéequ’elle fût à l’enthousiasme.

Le morceau terminé, l’étranger se leva.

M. Rumigny le présenta à sa fille, et ils’excusa de son indiscrétion si simplement et en de si excellentstermes, que, pour la première fois de sa vie, Marguerite se sentittroublée.

Mais, par un de ces sentiments de défianceinnés chez les femmes, elle resta si parfaitement calme, siglaciale, que le vieillard en conclut qu’il allait avoir quelquelutte intime à soutenir pour qu’il fût fait chez lui bon accueil etbon visage à son protégé.

Un mois plus tard, ainsi que l’ex-fabricantl’avait promis à son jeune protégé, Balterini était presquecélèbre. Il s’était fait entendre dans un concert organisé en sonhonneur, on ne parlait que de lui, on ne voulait que lui pourmaître.

Seulement, un mois plus tard aussi,Mlle Rumigny, qui ne semblait pas partagerl’engouement général, n’était plus la même qu’autrefois.

Bien que son gracieux visage eût conservé sonexpression sérieuse, un peu triste, parfois ses lèvres avaient undoux sourire et ses yeux un rayonnement de joie.

La solitude n’était plus pour elle un moyend’échapper aux obsessions paternelles. Lorsqu’elle se réfugiaitdans sa chambre, c’était pour y être seule avec ses pensées et sesrêves.

Elle aimait !

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