Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 16CATASTROPHE !

N’écrivant pas ici un roman d’amour, nous nousgarderons bien de peindre chacune des phases de la passion quidevait fatalement rapprocher deux cœurs meurtris et isolés.

Exilé, privé de toute affection de famille,d’une nature ardente et exaltée, Balterini n’avait pas résistélongtemps aux charmes de Marguerite. Après avoir promptement devinétout ce que cette âme vierge renfermait de trésors de tendresse,tout ce qu’elle souffrait de secrètes tortures, car peu de jourslui avaient suffi pour comprendre la nature profondément égoïste deM. Rumigny, il s’était senti saisi d’une indicible compassionet bientôt envahi par un irrésistible amour.

Lorsqu’il fut certain qu’il était égalementaimé, la joie de l’Italien fut immense ; il bénit les malheurspolitiques qui l’avaient conduit dans cette ville dont il ignoraitpeut-être le nom quelques mois auparavant ; mais, commec’était un honnête homme, incapable d’abuser de la confiance quelui témoignait le père de Marguerite, il résolut d’avoir avec lajeune fille un entretien de nature à décider de leur avenir à tousdeux.

Un matin, alors que M. Rumigny les avaitlaissés seuls, dans ce même salon où ils s’étaient vus pour lapremière fois, Balterini jeta sur celle qu’il aimait un regard quila fit tressaillir, et quittant brusquement le piano où il étaitassis, il s’avança vers elle.

Pressentant qu’il allait se passer entre elleet l’étranger quelque chose de grave, Marguerite pâlit et futobligée de s’appuyer contre un meuble.

– Mademoiselle, dit le jeune homme en luiprenant les deux mains, ne pensez-vous pas que, dans la situationparticulière où nous nous trouvons, il nous faut plus de courage,d’énergie et de franchise qu’à bien d’autres ? Je vous aime detoutes les forces de mon âme ; peut-être m’aimez-vous un peuvous-même.

La jeune fille ne répondit qu’en fermant lesyeux et en pressant les mains qui renfermaient les siennes.

Balterini poursuivit :

– Où nous conduira cet amour si nousn’unissons pas nos efforts pour triompher des obstacles qui nousséparent ? Au désespoir ! Moi, du moins, Marguerite, carj’aimerais mieux mourir que de renoncer à vous. M. Rumignyvoudra-t-il de moi pour son gendre ? J’ose à peine l’espérer,quelques sentiments affectueux qu’il me témoigne. Il est doncnécessaire que j’aie votre assentiment, que vous m’encouragiez pourfaire cesser mes hésitations et mes craintes, pour que je puissehardiment vous demander à votre père.

– Oh ! gardez-vous-en bien, Robert,dit la jeune fille avec épouvante.

Puis, effrayée de son abandon, elle reprit enrougissant :

– Pardon ! Monsieur Robert.

– Chère Marguerite ! En sommes-nousdonc encore à ne pas nous entretenir franchement ? Nem’aimez-vous pas assez pour avoir toute confiance en moi, pourm’appeler Robert, comme moi je veux vous appelerMarguerite ?

– Oui, vous avez raison, réponditMlle Rumigny en précipitant ses paroles. Eh bien,Robert, ne parlez de rien à mon père en ce moment. Attendez, ayezde la patience, comme il m’en faut à moi-même. Laissez-moi lepréparer à votre démarche. Vous ne le connaissez pas, voyez-vous.Je sais seule la lutte qu’il me faudra subir. Il m’aime tant ;il s’est si bien accoutumé à cette idée que je ne le quitteraijamais, que mon cœur n’appartient qu’à lui. Que dira-t-il lorsqu’ilapprendra que j’en ai donné la meilleure part à un autre. J’aipeur !

– Peur ! ne suis-je pas là pour vousdéfendre ? Mais vous vous trompez ; M. Rumigny estun homme trop sage pour ne pas comprendre que, jeune et belle commevous l’êtes vous devez être adorée. S’il vous aime, il ne peutvouloir que votre bonheur, et il me témoigne assez d’affection etd’estime pour me pardonner un amour aussi profond, aussirespectueux que le mien.

Mon père n’est pas un homme comme les autreshommes, mon ami. Sa tendresse pour moi est inquiète etjalouse ; il m’aime pour lui et non pour moi-même. Quant à sonamitié pour vous, elle est toute d’égoïsme. Elle lui rapporte millesatisfactions selon ses goûts ; le jour où elle menacera delui coûter quelque chose, sa fille surtout, il ne verra plus envous qu’un ennemi.

– Ce n’est pas possible !

– Cela est ainsi, Robert ; je vousle répète : j’ai peur !

– Que faire alors ?

– Attendre !… ou ne plusm’aimer !

Balterini répondit à cette expression dedouleur en élevant jusqu’à ses lèvres les mains de la jeune filleet en les couvrant de baisers ; puis, après de douces paroles,ils décidèrent qu’il ne serait fait aucune démarche auprès deM. Rumigny, et qu’ils redoubleraient de prudence au contrairepour ne pas éveiller les soupçons du vieillard.

La quiétude de l’ex-négociant était d’ailleursabsolue ; il ne voyait dans l’Italien qu’un confrère savant etdévoué dont l’intimité lui était précieuse, dont les succès leremplissaient d’orgueil.

Tout entier à son dilettantisme il étaitcomplètement aveugle.

Rien ne l’intéressait que la musique, ildevait en être de même de tous ceux qui l’entouraient.

Heureux d’un regard, de quelques ligneséchangées chaque jour, d’une pression de main furtive, les deuxamoureux auraient donc pu vivre longtemps ainsi, en attendant qu’ilse présentât une occasion favorable ; mais si M. Rumignydormait, son neveu, malheureusement, veillait pour son oncle etpour lui-même.

Du premier jour où il s’était rencontré avecBalterini, M. Morin l’avait vu d’un mauvais œil. Jaloux, partempérament, de tout ce qui était jeune et beau, il n’avait pastardé à prendre l’Italien en haine.

Lorsqu’il le vit devenir l’intime de cettemaison où on n’avait pas voulu de son amour ; quand ilentendit le vieillard prôner partout son jeune ami, il se sentitenvahi par mille sentiments mauvais. Puis, il eut bientôt la penséeque cet étranger pouvait aimer Marguerite et en être aimé. Il sepromit alors de les surveiller et de les perdre s’il existait entreeux un secret et qu’il le surprît.

Dès ce jour-là, il redevint assidu chez sononcle, empressé auprès de Marguerite, et, quoiqu’il n’eût jamaispassé pour un dilettante, il se prit tout à coup pour la musiqued’un goût passionné. Il écoutait pendant des soirées entières tousles morceaux qu’il plaisait à M. Rumigny d’exécuter ;lorsque la jeune fille et Balterini chantaient, car l’Italien avaitune voix remarquable, il ne les quittait pas des yeux.

Se sentant espionnée,Mlle Rumigny redoubla de réserve et recommanda àRobert de se tenir sur ses gardes ; mais les deux amantseurent beau faire, M. Morin les devina, et, lorsqu’il fut biencertain qu’ils s’aimaient, il résolut de ne pas attendre un instantpour se venger.

C’est dans ce but qu’il se présenta un matinchez M. Rumigny. Celui-ci était seul dans la salle àmanger ; sa fille venait de remonter chez elle.

– Eh ! bonjour, mon neveu, dit levieillard, quelle bonne fortune t’amène à pareille heure ?

– Je viens remplir un devoir, mon oncle,répondit le vieux garçon de ce ton sournois qui lui étaitparticulier.

– Un devoir ?

– Oui.

– Je ne te comprends pas.

– Je vais m’expliquer. Il y a quelquesmois, je vous ai demandé la main de Marguerite.

– Tu sais que je ne suis pour rien dansson refus.

– Je le sais ; vous m’avez même dit,pour me consoler, que vous n’imposeriez jamais un mari à votrefille.

– C’est vrai ! Je n’ai pas changéd’avis.

– Eh bien ! ma chère cousine, si jene me trompe pas, est en train de se choisir elle-même un mari.

– Ah ! bah ! Et quidonc ?

M. Rumigny avait prononcé ces mots d’unevoix ironique, mais le coup n’en avait pas moins porté, car le sanglui était monté au visage.

– Vous comprenez, mon cher oncle,poursuivit impitoyablement Adolphe Morin, que c’était fatal. Votrefille est jeune, jolie ; il serait bien étonnant de la voirtous les jours sans l’aimer.

– Va donc ! De quiparles-tu ?

– De qui voulez-vous que je parle, si cen’est de ce bel étranger dont vous avez fait votreintime ?

– Balterini ?

– Lui-même.

– Tu es fou ! Balterini est unhonnête garçon qui n’oserait…

– J’y vois plus clair que vous, il aosé.

Le bonhomme avait quitté son siège, et, plusagité, plus ému qu’il ne voulait le paraître, il allait et venaiten murmurant :

– Non, non, ce n’est pas possible !Je me serais aperçu de quelque chose. Je ne suis pas un Géronte, unBartholo ; on n’oserait se jouer ainsi de moi !

M. Rumigny était touché au cœur, dans sonorgueil et dans son affection jalouse ; cependant il nevoulait pas croire encore.

– Mais, dit-il en s’arrêtant brusquementen face de son neveu, lors même que Balterini aimerait Marguerite,ce qui est possible, soit ! ça ne prouverait pas que ma fille,sans m’avoir consulté, ait autorisé cet amour.

– Je suis sûr que ma cousine et l’Italiens’entendent à merveille.

– Oh ! si je le croyais !

L’accent de colère croissante avec lequel sononcle avait lancé ces quatre mots effraya M. Morin.

– Voyons, calmez-vous, lui dit-il ;le mal est peut-être moins grand que je le suppose. Marguerite n’enest probablement qu’à voir dans ce musicien un héros de roman qui afrappé son imagination. Éloignez-le de chez vous ; dans unmois elle n’y pensera plus. Que faites-vous donc ?

M. Rumigny venait de sonner.

– Je veux en avoir le cœur net,répondit-il sèchement ; je vais interroger ma fille.

– Pas devant moi, au moins ; je nevoudrais pas qu’elle pût penser que j’ai voulu lui causer unchagrin. Je n’ai qu’un but : vous rendre service à tousdeux.

– Tu as raison, oui, va-t’en !

Son domestique entrouvrant en ce moment laporte de la salle à manger, il lui dit avec un calmerelatif :

– Priez Mlle Margueritede descendre.

M. Morin était déjà sorti ;M. Rumigny reprit sa promenade agitée.

Il ne l’interrompit qu’à la voix de sa fille,qui lui disait en entrant :

– Tu me fais demander, père ?

– Oui, dit le vieillard, en s’efforçantde rester maître de sa colère ; nous avons à causer.

– Mon Dieu ! qu’as-tu donc ?Comme tu es rouge. Serais-tu malade ?

– Je me porte fort bien, aucontraire ; ce n’est pas de ma santé qu’il s’agit.

– De quoi donc ? demandaaffectueusement la jeune fille.

M. Rumigny ne savait comment entamerl’entretien. Les regards si purs de son enfant, sa voix si tendre,sa physionomie si tranquille, tout cela le paralysait.

Il eut un instant la bonne pensée de repousserles soupçons qu’avait éveillés en lui son neveu, et de trouver unedéfaite quelconque pour expliquer l’ordre qu’il avait donné à sondomestique ; mais son caractère inquiet, égoïste et jaloux nelui permit pas de suivre cette conduite plus digne, et, faisantalors comme les poltrons qui, par peur, se jettent au-devant dudanger, il s’approcha de sa fille et lui dit d’un ton plein demenaces :

– Alors tu te moques de moi ?

Stupéfaite de cette apostrophe, car elle ne sedoutait de rien, elle ignorait même la visite de son cousin,Mlle Rumigny regarda son père avec autant desurprise que de frayeur. Elle ne savait que répondre.

– Oui, tu te moques de moi, repritironiquement le vieillard ; tu files le parfait amour avecBalterini. Ah ! vous avez cru que je ne m’apercevrais pas devos grimaces ; vous m’avez pris pour un père de comédie, pourun imbécile !

– Père ! supplia Margueritedouloureusement émue de la colère de M. Rumigny.

– Voyons, est-ce vrai, oui ou non ?Cet Italien te fait-il la cour ? T’a-t-il dit qu’ilt’aimait ? Je ne te demande pas ce que tu lui as répondu, jesuis certain que tu l’as traité comme il le mérite. Mais pourquoine m’as-tu pas averti ? je l’aurais chassé !

La jeune fille se taisait, profondémenthumiliée et s’armant de courage pour la suite qu’ellepressentait.

– Eh bien ! réponds-moi !

Il lui secouait les deux mains qu’il avaitprises dans les siennes.

– Pas en ce moment ! fitMlle Rumigny en se dégageant doucement ; cesoir, demain, lorsque vous serez plus calme.

– Je veux savoir de suite.

Marguerite releva la tête, son regard s’étaitfait assuré ; on eût dit qu’elle avait honte de safaiblesse.

– Soit ! dit-elle ; après tout,il vaut mieux ne rien vous cacher. C’est vrai, M. Balterinim’a avoué qu’il m’aimait.

– Le misérable ! Et toi ?

– Moi ! je l’aime aussi.

– Malheureuse ! Tu penses que jesupporterai ce scandale ?

– Où est le scandale, mon père ?Robert…

– Je te défends de l’appeler par cenom.

– Pardon ! M. Balteriniappartient à une excellente famille ; c’est un grand musicien,destiné à devenir célèbre ; vous l’avez dit cent fois ;il veut faire de moi sa femme.

– Sa femme ! Ah ! tu as pucroire que je consentirais jamais à ce mariage. Ainsi, c’est chezmoi, dans ma maison, sous mes yeux, que vous avez abusé de maconfiance, que vous vous êtes joués de moi, au mépris de monautorité, de façon à me rendre la fable de la ville entière.Oh ! que cet Italien ne remette plus les pieds ici, sinon…

Le vieillard, qui, dans sa colère, allait d’unmeuble à l’autre, les poussant du pied et de la main, saisit unecorbeille de porcelaine sur un buffet et, la lançant à terre, labrisa en mille pièces.

La jeune fille jeta un cri de terreur, et,pâle, à demi-morte, se laissa tomber sur un siège.

M. Rumigny, honteux et épouvanté, seprécipita vers elle, s’agenouilla et lui dit en la pressant dansses bras :

– Marguerite, mon enfant,pardonne-moi ! C’est que je suis si malheureux ! Tu nel’aimes pas, cet homme, ce n’est pas possible ! Tu ne voudraispas quitter ton pauvre vieux père, dont tu es toute la joie, toutl’orgueil, pour suivre un étranger. Il a surpris ton cœur !Qui pourrait t’adorer comme moi ? Est-ce que je te refusejamais quelque chose ? N’es-tu pas ici la maîtresseabsolue ! Réponds-moi, ma petite Margot ; dis-moi que tume pardonnes. Tiens ! si tu veux, nous partirons demain pourParis. De là, nous irons où tu voudras : en Italie ; non,pas en Italie ! mais en Allemagne, en Suisse ! Tu verrascomme tu seras heureuse !

Et le père égoïste embrassait sa fille en luisouriant.

C’était tout à la fois odieux et ridicule.

Marguerite ne répondait pas ; les larmescoulaient silencieusement de ses yeux.

– C’est entendu, n’est-ce pas, reprit levieillard en se relevant, tu n’y penseras plus, tu me lepromets ?

– Mon père, murmura la malheureuseenfant, lorsque mon cousin vous a demandé ma main, vous m’avez dità moi-même que vous me laissiez libre du choix de mon mari.

– Oui, c’est possible ! Tu sais, ondit ces choses-là sans penser qu’un jour ce malheur peut arriver.Bien certainement tu te marieras, je ne suis pas un tyran ;mais plus tard, nous avons le temps ! Tu n’as pas encore vingtans. D’abord, je ne veux pas d’un étranger ; de plusM. Balterini n’est pas ce qu’il te faut ; je le connaismieux que toi.

– Je vous ai dit que je l’aimais !Je ne porterai jamais d’autre nom que le sien.

– Il ne s’appelle pas Balterini.

– Je le sais, il m’a tout raconté. Sesmalheurs, les causes de son exil, son véritable nom, je n’ignorerien !

– Il t’a dit aussi qu’il est condamné àdix ans de prison ?

– Oui ?

– Et c’est cet homme-là dont tu voudraisdevenir la femme ? Un conspirateur ! Plus encore,peut-être !

– Mon père !

Mais le vieillard cédait de nouveau à lacolère. La résistance de sa fille, qu’il croyait vaincue,l’exaspérait. Il n’écoutait plus rien.

– Non ! s’écria-t-il, cent foisnon ! Plutôt que de céder, j’aimerais mieux…

M. Rumigny s’interrompit ; la portede la salle à manger venait de s’ouvrir pour donner passage àBalterini.

– Que venez-vous faire ici ?s’écria-t-il en s’avançant vers l’Italien malgré les efforts deMarguerite, qui l’avait saisi par le bras.

Surpris de cet accueil, auquel il s’attendaitsi peu, le jeune homme s’arrêta, interrogeant du regardM. Rumigny et sa fille.

La physionomie bouleversée du vieillard et lesyeux rouges de son enfant lui disaient bien qu’il venait de sepasser entre eux quelque scène violente, mais il ne comprenait pasencore pourquoi il lui était fait une aussi grossièreréception.

– C’est bien à vous que je parle, repritle vieux dilettante avec un geste de menace. Ah ! vous avezcru qu’il ne s’agissait que d’entrer dans cette maison pour y fairevotre métier de séducteur ! Vous avez compté sans moi.Allez-vous-en, je vous chasse !

– Monsieur ! s’écria Balteriniindigné et comprenant tout enfin.

– Oui, je vous chasse ;entendez-vous, monsieur… Romello ! répéta M. Rumigny enappuyant intentionnellement sur le véritable nom du jeunehomme.

– Oh ! mon père ! monpère ! gémit Marguerite.

– Laissez, mademoiselle, ditRobert ; par amour et respect pour vous, je saurai supporterles insultes de votre père. Je me retire. Que Dieu luipardonne !

Il se dirigeait vers la porte, après avoiradressé un dernier regard à celle qu’il aimait.

– Que Dieu me pardonne ! hurla levieillard, que le calme même du musicien affolait. Que Dieu mepardonne ! Eh bien ! si tu n’as pas quitté Reims dansvingt-quatre heures, c’est au procureur général que jem’adresserai, misérable !

– Ah ! prenez garde, monsieur, fitBalterini, bondissant sous ce nouvel outrage et à cette menace, carje pourrais oublier votre âge et votre nom ! Si ce n’étaitl’ange qui supplie pour vous !

– Que ferais-tu ? Crois-tu doncavoir affaire à un lâche comme toi ?

Et s’arrachant de l’étreinte de sa fille,M. Rumigny s’élança vers l’Italien avec une rapidité juvénileet le frappa brutalement au visage.

Balterini poussa un cri et leva le bras pourse venger ; mais Marguerite, qui s’était jetée entre son amantet son père, arrêta Robert au passage. L’insulté se sentit au mêmemoment tiré vigoureusement en arrière.

Au bruit de la querelle née de sa honteusedélation, M. Morin, qui n’avait pas quitté la maison, étaitaccouru. Par prudence, il s’était fait escorter de l’un desdomestiques.

Ces deux hommes empêchaient l’étranger de seprécipiter sur le vieillard, dont le geste restait provocateur etque sa fille tentait vainement de calmer.

Balterini, fou de honte et de colère, étaitd’une effroyable pâleur. Ses yeux lançaient des éclairs, ses dentsclaquaient les unes contre les autres.

Il était visible que d’un seul mouvement ilaurait pu se débarrasser de ceux qui le retenaient, mais lesregards suppliants de Marguerite le faisaient immobile.

Cela dura dix secondes ; puis il vainquitce charme fascinateur, et, se dégageant, il se précipita vers laporte de la salle à manger.

Arrivé là, il se retourna et s’écria, ens’adressant à M. Rumigny :

– Vous m’avez mortellement outragé,monsieur ; c’est tout votre sang qu’il me faut pour lavercette honte. Si vous ne me faites pas réparation, je vous tueraicomme un chien, aussi bien dans dix ans que demain. Je vous le juresur la vie de votre enfant, sur mon salut éternel !

Et, sans répondre au cri d’épouvante de lajeune fille, l’Italien disparut.

Resté seul avec sa fille et M. Morin,l’ex-négociant ne comprit pas combien sa conduite avait étéodieuse. Il ne voyait que sa victoire. Lorsqu’il aperçutMarguerite, demi-morte dans un fauteuil, il n’eut même pas un motde pitié pour elle.

Égoïste et lâche devant les douleurs d’autrui,il la confia à la femme de chambre qui était descendue, et prenantle bras de son neveu, dont l’âme vile et basse débordait de joie,il s’en fut vite dans son jardin, au grand air, pour combattrel’apoplexie qui le menaçait.

Quant à la malheureuse enfant, elle arrivadans sa chambre en proie au plus profond désespoir. Si peud’expérience qu’elle eût, elle comprenait que Balterini nepardonnerait jamais à son père, qu’il voudrait se venger, que sonhonneur le lui commandait, et qu’elle était alors séparée de luipour toujours.

Ce n’était pas tout encore ; elle sesouvenait que M. Rumigny avait menacé l’Italien de ledénoncer, et les remords les plus cruels la torturaient, car ellevoyait déjà Robert payant son amour de sa liberté, peut-être mêmede sa vie.

– C’est moi qui l’aurait perdu !murmurait-elle en sanglotant.

Soudain ses larmes s’arrêtèrent, saphysionomie prit une expression d’étrange résolution, et aprèsavoir tracé fiévreusement quelques lignes, elle supplia sa femme dechambre de les faire parvenir immédiatement àM. Balterini.

Cette femme lui était toute dévouée, ellesavait que la commission dont elle la chargeait serait exactementfaite.

Elle ne craignait qu’une seule chose, c’estque Robert ne fût pas rentré chez lui.

Elle se trompait. Peu soucieux de se montrerdans l’état d’exaltation où l’avait mis la scène que nous venons deraconter, le jeune homme s’était hâté de s’enfermer dans sonappartement, pour songer au parti qu’il devait prendre.

Lorsque l’envoyée deMlle Rumigny lui remit sa lettre, Balterini étaitencore pâle, mais parfaitement calme.

Cette lettre n’avait que quelques lignes.

« Robert, disait Marguerite, vous voulezla vie de mon père, pour venger l’outrage dont vous avez été lavictime ; oubliez, pardonnez ; je vous donne ma vie toutentière en échange. Où doit vous rejoindre votrefemme ? »

À la lecture de ce billet dans lequel lagénéreuse enfant avait mis toute son âme, l’étranger tressaillit dejoie et d’orgueil.

Après avoir réfléchi un instant, il écrivitrapidement quelques mots qu’il remit à la femme de chambre. Ainsique Mlle Rumigny, il avait éprouvé cent foisl’intelligence et le dévouement de cette brave fille.

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