Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 8INTERROGATOIRES

Trois jours après la découverte du cadavre, le6 mars, les témoins assignés se succédèrent dans le cabinet du juged’instruction, après avoir attendu fort longtemps, les uns et lesautres, dans cette galerie du Palais où les personnes appelées pouréclairer la justice font antichambre.

Mme Chapuzi, introduite lapremière, raconta tout en tremblant comment elle avait aperçu lecorps ; son mari, aussi épouvanté qu’elle de la voix brève etsèche du juge d’instruction, faillit se trouver mal lorsqu’il luiexpliqua comment il était arrivé sur le palier au cri de safemme.

Quand ce fut le tour des concierges, la pauvremère Bernier pensa que son dernier jour était venu en entendantM. de Fourmel lui dire sévèrement :

– Vous et votre mari avez de grandsreproches à vous faire dans tout ceci. Si vous aviez mieuxsurveillé votre porte, ce malheur ne serait pas arrivé.

– Mais, monsieur le juge, hasardaBernier, lorsqu’on a sonné à onze heures, on avait frappé d’aborddeux coups aux volets de notre fenêtre ; ma femme devait donccroire que c’était M. Tissot qui rentrait.

– Vous voyez que ce n’était paslui ! Dans une maison bien tenue, pareil événement ne seserait pas produit.

Le vieux soldat mordit sa moustache et, pourne pas riposter par quelque parole compromettante à ces reprochesimmérités, il ne répondit plus que par monosyllabes.

Le capitaine Martin vint ensuite, mais il futmoins patient.

M. de Fourmel s’étant plu à luidemander une troisième fois comment il était possible qu’il n’eûtentendu aucun bruit dans la nuit du 3 au 4 mars, alors que le digneofficier lui avait déjà affirmé que rien n’avait troublé sonsommeil, il lui répliqua d’un ton poli, mais qui démontrait assezqu’il ne supporterait pas plus longtemps les insistances du jeunehomme :

– Pardon, monsieur, je vous ai déjà ditdeux fois que je n’ai entendu aucun bruit de rixe, rienenfin ; si vous m’aviez fait l’honneur de me regarder en face,vous n’insisteriez pas davantage, car vous auriez compris que je nemens jamais, même lorsque je pourrais avoir intérêt à dissimuler lavérité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, ce me semble.

M. de Fourmel fit un bond destupéfaction sur son fauteuil. Jamais personne n’avait osé luiparler ainsi. Les plus hardis parmi ceux qui avaient eu à souffrirde ses procédés s’étaient contentés de se taire ou de seretirer.

Mais ses yeux s’arrêtèrent sur la physionomieloyale et rude du capitaine Martin ; il remarqua seulementalors que ce locataire du n° 13 était décoré, et la manchevide de son habit disait assez qu’il avait payé chèrement sacroix.

Tout cela le troubla quelque peu, et comme,somme toute, le magistrat était un homme bien élevé, il compritqu’il avait été trop loin.

Aussi se hâta-t-il de s’excuser, ou à peuprès, en disant :

– C’est juste, monsieur, mais cetteaffaire est si grave, si mystérieuse, que mon devoir m’ordonne demultiplier les questions, de tout supposer, de tout prévoir.

Le capitaine s’inclina, et prenant lui-même laparole :

– Maintenant, monsieur, dit-il,permettez-moi non une observation, mais une prière.

– Laquelle, monsieur ? interrogeapoliment M. de Fourmel.

– Parmi les citations que vous avezadressées aux locataires de la maison que j’habite, il en est uneau nom de Mme Bernard.

– Oui, parfaitement, c’est pourdemain.

– Vous ignorez sans doute que cette jeunedame est accouchée depuis cinq ou six jours ; elle est trèssouffrante et ne pourra se rendre à votre appel.

– Je remettrai sa citation à quelquesjours plus tard, ou j’entrerai chez elle en allant visiter lethéâtre du crime.

– Je vous demanderai plus encore,monsieur. Mme Bernard, que la perte prématurée deson mari a déjà beaucoup affectée, est très impressionnable, et ilest à craindre que votre visite, quelques ménagements que vous ayezl’intention de mettre dans vos questions, ne lui cause une émotiondangereuse. Tous, dans la maison, nous la connaissons et luiportons le plus vif intérêt. Ne pourriez-vous pas attendre, pourl’interroger, son rétablissement complet ? D’ailleurs, quelsrenseignements pourra-t-elle vous donner ? La pauvre femme ena encore entendu moins que moi !

Le vieil officier n’avait pu s’empêcher desourire malicieusement en prononçant ces derniers mots.

– Soit ! monsieur, répondit le juged’instruction en rougissant un peu ; j’attendrai que lemédecin de Mme Bernard la trouve en état d’êtreinterrogée sans nul danger pour sa santé.

– Je vous remercie bien sincèrement,monsieur, au nom de Mme Bernard et au mien.

Et après avoir signé son interrogatoire par unparaphe majestueux, bien que fait de la main gauche, le braveofficier salua M. de Fourmel avec une politesse quidisait assez qu’il n’emportait que le meilleur souvenir du juged’instruction.

Les dépositions de M. Tissot et deWilliam Dow devaient être plus intéressantes que celles des autreslocataires et des concierges du n° 13.

D’abord, l’employé des postes apportait àl’instruction un renseignement précieux que ne faisait pas prévoirle rapport de M. Meslin.

On se rappelle, en effet, que le commissairede police n’avait pas admis qu’on se fût introduit, victime ouassassin, dans l’appartement du quatrième.

Or, la première chose que fit M. Tissotfut de déclarer qu’on était entré chez lui, et la seconde dereconnaître son couteau catalan dans l’arme que lui présentaM. de Fourmel.

De l’assassinat, il ne savait rien que cequ’on lui avait raconté ; mais il affirma qu’il n’avait jamaiscommuniqué à personne le signal convenu entre ses concierges et luipour annoncer son retour.

Il pensait seulement que ce signal était connudes autres locataires ; il l’était certainement du capitaineMartin, qui devait s’en servir lorsqu’il allait en soirée ou authéâtre.

William Dow remplaça Tissot chez le juged’instruction et lui raconta ce qu’il avait dit précédemment aucommissaire de police. M. de Fourmel, qui, cependant,n’appréciait guère que lui-même, fut surpris de l’élégance et de lanetteté avec lesquelles cet étranger s’exprimait dans une languequi n’était pas la sienne.

Aussi fut-il presque gracieux. Il est vrai quel’Américain avait rendu à la justice un véritable service, enfaisant connaître si rapidement le domicile de la victime.

On fût bien certainement parvenu à le trouveren envoyant des agents dans tous les hôtels et dans tous lesgarnis, mais on aurait certainement perdu un temps précieux, quel’assassin eût peut-être mis à profit pour quitter la France etl’Europe.

De plus, on n’aurait eu que beaucoup plus tardces lettres qui étaient un commencement de preuves d’identité,puisqu’elles indiquaient le véritable nom de l’inconnu.

Malheureusement ces lettres ne donnaient quece seul renseignement. Ainsi que nous l’avons dit, elles portaientdes dates, mais nulle désignation du lieu de provenance.

– Mon Dieu, monsieur le juged’instruction, dit William Dow, à qui M. de Fourmel avaitfait part des lenteurs qu’allait forcément causer cette omission,peut-être volontaire, des correspondants de M. Rumigny, jecrois que vous pourriez circonscrire vos recherches.

– Comment cela, monsieur ? fitcurieusement le magistrat, entraîné, malgré son caractèreombrageux, par ces premières difficultés de l’instruction.

– J’ai eu l’honneur de vous dire tout àl’heure que, rentré à l’hôtel du Dauphin en même temps queM. Meslin, j’avais eu l’indiscrétion de pénétrer avec lui dansla chambre de M. Desrochers ou plutôt Rumigny.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! pendant que M. lecommissaire de police inspectait les effets et les papiers de cemalheureux, j’ai remarqué que l’Indicateur des Chemins defer, qui se trouvait sur la table, était ouvert à la page 67,c’est-à-dire à celle où sont indiquées les heures des départs etdes arrivées du chemin de fer de l’Est et des Ardennes.

– Cela ne prouve rien.

– Pardon, cela ne prouverait rien si, àcette page, l’Indicateur n’était pas fatigué et sali commel’est tout livre longtemps ouvert au même endroit. De plus, jecrois qu’en y regardant de près, on découvrirait que c’est telleville plutôt que telle autre qui intéressait celui qui se servaitce cet indicateur.

– Peut-être bien, en effet. Je vaisordonner que ce journal me soit apporté.

M. de Fourmel avait prononcé cesmots avec un air pincé qui trahissait déjà une certainejalousie.

William Dow ne s’en aperçut pas ou ne voulutpas paraître s’en être aperçu.

Aussi ajouta-t-il de son ton calme etfroid :

– Ce n’est pas tout !

– Quoi donc encore ? dit le juged’instruction, tout à la fois désireux de savoir et vexéd’accepter, sinon les conseils du moins l’aide de cet auxiliaireofficieux.

– J’ai fait une autre observation que jevous demande la permission de soumettre à votre sagacité.

– Laquelle ?

– Il y a peut-être quelque intérêt pourla justice à savoir l’heure à laquelle M. Rumigny est rentré,puis sorti de chez lui. Les domestiques de l’hôtel l’ignorent et jene l’ai pas vu, pour ma part, ce soir-là.

– Effectivement, ce serait là unrenseignement utile.

– Eh bien ! monsieur, je croispouvoir affirmer que l’infortuné vieillard est rentré chez lui versneuf heures.

– Comment pouvez-vous le savoir, puisquevous ne l’avez pas vu ?

– C’est vrai, mais j’ai remarqué, parmiles journaux qui étaient pêle-mêle sur la table de M. Rumigny,le Soir de la veille. Or, ce journal, que j’achètequelquefois, ne paraît qu’à huit heures et demie. Il n’arrive pasdans le quartier de la place Royale avant neuf heures. Toutnaturellement, puisqu’il est dans la chambre du n° 7, oùpersonne n’est entré, c’est que le locataire de cette chambre y estvenu.

– C’est parfaitement raisonné. Vous êtesobservateur.

– Je suis grand chasseur, monsieur, etmédecin. Oh ! docteur de la faculté de Philadelphie ;mais en Amérique, avec notre civilisation d’hier, qui nous forcesouvent à nous défendre nous-mêmes, nous avons tous, plus ou moins,conservé quelque chose des trappeurs et des aventuriers.

– C’est fort bien, monsieur, je vous suisfort reconnaissant de ces détails. J’aurai peut-être besoin de vousappeler de nouveau. Restez-vous encore à Paris quelquetemps ?

– Deux ou trois mois au moins ; jeserai toujours à vos ordres.

– Je vous remercie, termina le juged’instruction en saluant l’étranger plus poliment qu’il ne luiétait jamais arrivé de le faire dans son cabinet.

Comprenant que M. de Fourmel luidonnait la permission de se retirer, William Dow signa sadéposition, répondit au salut du magistrat et sortit.

Sur le pas de la porte du palais, contre lagrille, il coudoya une espèce de clerc d’huissier qui semblaitabsorbé dans la lecture de nombreuses paperasses, et cent pas plusloin, sur le pont au Change, il reconnut à sa tournure le mêmeindividu, qui s’en allait un peu en avant et sur le trottoiropposé.

C’était maître Picot, que l’œil perspicace del’Américain avait aisément retrouvé sous ce nouveaudéguisement.

– Décidément, ce pauvre diable ytient ! pensa-t-il ; son insuccès de la nuit dernière nel’a pas découragé. Je le plains fort : il n’aura même pasaujourd’hui quelque bonne promesse à faire à son chef.

William Dow, en effet, rentra touttranquillement chez lui, puis en ressortit pour passer sa soirée leplus bourgeoisement du monde, sans même se demander un instant sil’agent de la sûreté le filait ou ne le filait pas.

Picot était désespéré, car le matin de cejour-là, lorsqu’il était venu raconter à M. Meslin comment ilavait inutilement passé la nuit à Versailles, le commissaire depolice l’avait assez mal traité.

– Vous avez été joué, mon garçon, luiavait-il dit. Pas plus que moi, notre personnage n’avait derendez-vous à Versailles. S’il vous y a envoyé, c’est qu’il étaitnécessaire qu’il se débarrassât de votre surveillance. Il est plusfort que vous !

Profondément humilié, l’espion avait juré dese venger, dût-il ne pas dormir s’il le fallait, pendant un moisentier, pour prendre son ennemi en faute.

Laissons le malheureux Picot à cette poursuiteinutile, puisque William Dow avait réussi à exécuter tout ce qu’ilvoulait faire secrètement, et revenons à M. de Fourmel,dont la journée avait été si bien remplie par les interrogatoiresdont nous avons parlé plus haut.

En attendant qu’il entendît les autrestémoins, qui étaient assignés pour le lendemain, le jeune magistratavait emporté chez lui les lettres trouvées par M. Meslin dansle secrétaire du n° 7 et qu’il lui avait envoyées.

Le soir, après son dîner, il s’enferma dansson cabinet de travail pour lire attentivement ces lettres, et demême que Cuvier reconstruisait un animal antédiluvien à l’aide d’unseul fragment de ses os, M. de Fourmel voulait découvrirdans cette correspondance le prologue et les premiers actes dudrame dont la mort du vieillard avait été le dénouement.

C’était là une tâche intéressante et bienfaite pour exciter l’ambition d’un homme tel que lui ; aussil’entreprit-il avec passion, mais il dut bientôt reconnaîtrequ’elle présentait mille difficultés.

Les correspondants de M. Rumigny luiécrivaient avec force circonlocutions et périphrases, soit parcequ’ils savaient que leur ami devait les comprendre à demi mot etqu’ils craignaient de réveiller en lui des souvenirs tropdouloureux en prononçant certains noms, en s’arrêtant longuementsur certains faits ; soit parce qu’ils ne voulaient pas que,dans le cas où leurs lettres seraient égarées, le secret auquel ilsfaisaient allusion fût découvert par quelque indiscret.

« Reviens chez toi, disait l’un ;laisse à son triste sort l’ingrate qui t’a abandonné, qui a désertéle devoir ; ne risque pas l’honneur de ton nom dans unscandale public. »

« Prends garde, écrivait un autre, cethomme est violent, rusé, il ne l’a que trop prouvé : ce n’estpas à ton âge qu’on doit chercher à se faire justicesoi-même. »

Dans d’autres lettres, on conseillait lepardon, l’indulgence, l’oubli.

Tout cela dénonçait clairement qu’ils’agissait d’une femme qui s’était enfuie et d’un homme trahi.Quelle était cette infidèle ? La femme ou la maîtresse deM. Rumigny ?

Et ce Rumigny, où vivait-il avant de venirpoursuivre à Paris cet homme « violent et rusé », dont ilavait tout à craindre ?

Quel était cet homme sous le couteau duquelétait tombé le vieillard ? L’amant de cette femme, il n’yavait pas là l’ombre d’un doute ! Mais comment s’était-ilintroduit dans cette maison où M. Rumigny lui-même avaitpénétré pour un motif encore inconnu ?

Comment, par où s’était échappé l’assassinaprès avoir commis son crime ?

Ce mystérieux attentat était-il le résultatd’un guet-apens, ou était-ce fortuitement, par un hasardinexplicable, que le n° 13 de la rue Marlot en avait été lethéâtre ?

À la plupart de ces questions qu’ils’adressait à lui-même avec l’opiniâtreté qui était un des traitssaillants de son caractère, M. de Fourmel ne savait querépondre. Aussi s’endormit-il, ce jour-là, plus préoccupé que sonamour-propre ne lui permettait de le reconnaître de la missionqu’il avait tout d’abord acceptée avec enthousiasme.

Le lendemain, en arrivant à son cabinet, il ytrouva l’Indicateur des Chemins de fer, le journal leSoir dont lui avait parlé l’Américain, et le rapport duchirurgien qui avait fait l’autopsie de la victime.

Au premier coup d’œil il reconnut que WilliamDow pouvait avoir raison, et il ordonna aussitôt à son secrétaired’écrire aux parquets des principales villes desservies par laligne de l’Est et des Ardennes, pour qu’on s’informât si unM. Rumigny – suivait le signalement – n’avait pas disparu del’une de ces villes.

Cette mesure prise, le juge d’instruction lutavec soin de la première à la dernière ligne, le rapportd’autopsie.

Le praticien y expliquait de la façon la plusclaire que la mort de l’individu dont il avait examiné le cadavreavait été causée par la section de l’artère fémorale à l’aide d’unearme tranchante. Le coup avait été porté de bas en haut et dedroite à gauche. La mort avait été instantanée et remontait à cinqou six heures après le dernier repas de la victime.

Le docteur avait également constaté une autreblessure, mais superficielle, qui s’étendait sur une longueur detrois centimètres en arrière du maxillaire droit.

Il avait, de plus, remarqué une légèreécorchure à la main droite du cadavre, main dont la paume étaitcouverte de sang. Il pensait que ce sang provenait, non de cetteécorchure, mais de la plaie du cou, où le malheureux avait porté lamain en se sentant frappé.

Il était probable, selon le chirurgien, quec’était en faisant ce mouvement ou en repoussant l’arme de sonassassin, que le vieillard avait eu un des doigts de la mainlégèrement atteint.

– Oui, c’est bien cela ! pensaM. de Fourmel ; la scène est facile à reconstruire.Surpris par derrière et frappé d’abord au cou, M. Rumigny acherché à fuir ; le meurtrier, l’attirant alors à lui et letenant serré contre sa poitrine à l’aide de son bras gauche, l’afrappé mortellement.

Et satisfait de ce premier pas vers ladécouverte de la vérité, il donna l’ordre d’introduire les autrestémoins qu’il avait fait assigner pour ce jour-là.

C’était le maître d’hôtel Tourillon, sesdomestiques et quelques voisins.

Ces dépositions devaient renseignerM. de Fourmel sur certains points intéressants, bien quele malheureux Tourillon n’eût pas vu son locataire la veille del’assassinat, et qu’un seul des gens de l’hôtel, celui qui était degarde ce soir-là, crût se rappeler que le vieillard était rentré àneuf heures pour ressortir une heure plus tard.

– Cependant, monsieur, demanda le juged’instruction à l’hôtelier, lorsqu’il l’eut fait revenir pour laseconde fois, il ne me paraît guère possible que vous ayez eu chezvous un voyageur pendant près d’un mois sans vous inquiéter de sesallures, sans causer avec lui, sans vous intéresser à ses pas, àses démarches, sans regarder un peu, vous ou l’un de vosdomestiques, d’où venaient les lettres qu’il recevait.

– Oh ! monsieur, ladiscrétion !

M. de Fourmel ne s’arrêta pas à cemouvement d’orgueil professionnel et poursuivit :

– Est-ce que M. Rumigny ne vous ajamais semblé préoccupé, inquiet, triste ?

– Oui, c’est vrai, monsieur le juge, sehâta de répondre le maître d’hôtel du Dauphin, dans l’espoird’adoucir un peu ces regards sévères que le magistrat attachait surlui et qui le troublaient ; c’est vrai, j’ai remarquécela.

– Eh bien ! voyons, faut-il doncvous arracher les paroles une à une ? Dites-moi comment cevoyageur est descendu dans votre hôtel, quel jour ? Vous nepouvez l’ignorer, vos livres doivent être en ordre ?

– Certainement, monsieur le juge, jamaisla moindre irrégularité !

– Je vous écoute.

– M. Desrochers, pardon !M. Rumigny est arrivé chez moi le 10 février au soir.

– Avec l’omnibus du chemin de fer ou envoiture ?

– Cela je l’ignore.

– Il avait des bagages ?

– Une valise qu’il avait dû garder aveclui en route, car elle ne portait pas de numérod’enregistrement.

– Après ?

– En arrivant, il demanda une chambre surle devant, et comme ce n’était pas possible pour ce jour-là il enparut vivement contrarié. Le lendemain, je pus satisfaire à sondésir en l’installant au n° 7.

– C’est une chambre qui donne sur larue ?

– Oui, monsieur ; mais je necomprends pas pourquoi il avait voulu un appartement sur le devant,car ses persiennes restaient fermées, même en plein jour.

– Vous avez une excellente mémoire.

Ne sachant trop si c’était là un complimentsincère ou une ironie, l’honnête Tourillon sentit de nouveau sesidées s’embrouiller ; mais au :« Continuez ! » bref et sec deM. de Fourmel, il s’efforça de reprendre ses esprits etajouta :

– M. Rumigny était peu liant, ilpassait rapidement par le bureau, prenait sa clef et ses lettressans parler à personne, se contentant de répondre oui ou non d’unton un peu rude lorsqu’on lui adressait la parole, que ce fût un demes domestiques ou moi-même ; puis il rentrait chez lui, où ilrestait presque toutes les journées. Il ne sortait que le soir,vers neuf ou dix heures. Lorsqu’il mangeait à l’hôtel, il prenaitpresque toujours ses repas dans sa chambre.

– Il n’a jamais donné de lettres à mettreà la poste ?

– Pas devant moi. Mes domestiquespourraient peut-être vous renseigner plus exactement sur cepoint-là.

– Il ne recevait pas devisites ?

– Je ne crois pas que personne soitjamais venu le demander.

– C’est bien ; signez votredéposition et tenez-vous à la disposition de la justice.

L’infortuné Tourillon, signa, sans oser yjeter un coup d’œil, au bas de la grande feuille de papier que luiprésentait le greffier d’un air quelque peu goguenard, et il seretira à reculons en saluant jusqu’à terre M. de Fourmel,qui ne s’inquiétait déjà plus de lui.

Les domestiques de l’hôtel du Dauphinconfirmèrent les explications de leur patron.

Quant aux voisins, ils n’avaient jamais aperçuM. Rumigny, ou ils l’avaient tout simplement vu passer devantleur porte le soir, mais sans remarquer rien d’étrange dans sesallures.

Un seul de ces témoins fournit unrenseignement qui pouvait avoir quelque intérêt. Il se souvenaitque plusieurs fois, la nuit, en rentrant chez lui, il s’étaitcroisé dans la rue avec M. Rumigny, qui semblait attendrequelqu’un.

Tout cela était bien vague, et ces détails, entous cas, ne deviendraient importants qu’en raison des nouvellesqui arriveraient de la ville d’où était venu M. Rumigny.

M. de Fourmel, qui ne manquait pasd’habileté, résolut de les attendre avant d’aller plus loin dansses recherches.

Plusieurs jours se passèrent alors sans quel’affaire fît un seul pas.

Le juge d’instruction avait autorisél’inhumation du mort et, après avoir visité le théâtre du crime, ilavait permis aux concierges de la rue Marlot de faire disparaîtreles traces sanglantes du drame de la nuit du 3 mars.

Le jeune magistrat attendait, pour reprendreson œuvre, qu’il lui arrivât quelques réponses des villes où ils’était adressé.

Un matin enfin, il lui en parvint une qui luidonnait toute satisfaction, et prouvait aussi que William Dow avaitraison.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer