Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 17SEULS !

La maison qu’occupait M. Rumigny avaitdeux issues : l’une, principale, sur la rue deTalleyrand ; l’autre, au-delà du jardin, derrière les communs,sur une impasse où il ne se trouvait que des magasins et desremises. Cet endroit était désert dès qu’il faisait nuit.

Balterini avait répondu à Marguerite qu’ilattendrait là, à onze heures du soir. Il était si complètementcertain de la jeune fille, qu’il employa sa journée à sespréparatifs de départ.

Sans rien laisser percer de son projet, ilpaya scrupuleusement ce qu’il devait çà et là ; il se procuraune excellente voiture attelée de deux chevaux, en disant au loueurqu’il allait à Épernay, où il devait être rendu le lendemain matinpour une cérémonie religieuse, et il commanda au cocher del’attendre, vers dix heures et demie, à l’angle de la rueSaint-Jacques, où il demeurait.

Tout cela terminé, il s’en fut dîner aurestaurant où il prenait ordinairement ses repas, et il comprit, àla façon dont l’accueillirent les personnes de sa connaissancequ’il y rencontra, que sa querelle avec M. Rumigny étaitrestée secrète.

Rassuré sur ce premier point, il rentra chezlui, ainsi qu’il avait d’ailleurs l’habitude de le faire lorsqu’iln’allait pas dans le monde, car son existence était d’unerégularité et d’une sagesse exemplaires.

Pendant ce temps-là, avec un calme et unefermeté qui eussent bien étonné ceux qui la connaissaient,Marguerite se préparait également à partir.

Elle avait eu le courage de s’asseoir à tableen face de son père ; mais, soit qu’il fût honteux de saconduite ou que tout simplement il craignît une scène nouvelle, levieillard lui adressa à peine la parole. Lorsqu’elle se leva pourse retirer, il n’osa lui demander de l’embrasser.

Vers dix heures, elle dit à sa femme dechambre qu’elle désirait dormir, et, une fois seule, elle enfermadans un petit coffret ses lettres, le portrait de sa mère, sesbijoux et son argent.

Elle écrivit ensuite à M. Rumigny lesquelques lignes suivantes :

« Mon père, vous avez outragémortellement l’homme que j’aime ; en échange de sa vengeancedont il vous a menacé, je lui donne ma vie. Le jour où vous voudrezlui pardonner, votre fille qui vous aime tendrement, accourra sejeter à vos genoux. »

Elle mit ce billet en évidence sur une tableet attendit.

Onze heures sonnèrent bientôt.

Sa chambre était en face de celle de son père.De ses fenêtres, elle voyait celles du vieillard qui étaient encoreéclairées et elle l’entendait, qui, sans doute, pour chasser toutepensée désagréable, exécutait un interminable morceau dePergolèse.

Elle lui jeta à travers le jardin un regardd’adieu, et après s’être enveloppée dans un large manteau, elleouvrit résolument la porte de sa chambre, pour gagner, àl’extrémité d’un couloir, l’escalier dérobé qui devait la conduireà l’entrée de la remise.

Là, il lui fallut se diriger à tâtons, carl’obscurité était profonde. Sans trop se heurter aux divers objetsqui encombraient ce passage, elle parvint cependant à la porte del’impasse dont elle s’était procuré la clef pendant la journée.

Elle l’ouvrit et, sans même songer à larefermer, s’élança en avant.

C’était le dernier effort permis à ses forces.Sans Balterini, qui la reçut dans ses bras,Mlle Rumigny serait tombée à terre.

– Marguerite !

– Robert !

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles, etl’Italien, qui était robuste, souleva la jeune fille pour laporter, comme il l’eût fait d’un enfant, dans la voiture quistationnait à quelques pas plus loin.

Bien qu’on fût en plein été, le ciel étaitcouvert et la nuit sombre.

Ils ne rencontrèrent personne ; lecocher, qui dormait sur son siège, ne se réveilla que lorsque lejeune homme lui commanda pour la seconde fois de se mettre enroute.

Il ignorait certainement qu’il emportait deuxvoyageurs.

Mlle Rumigny s’était affaisséesur les coussins ; Balterini s’agenouilla près d’elle.

Ils restèrent longtemps ainsi sans se parler,Robert, tout à son bonheur, Marguerite, épouvantée de ce qu’ellevenait d’avoir la hardiesse d’accomplir.

Les chevaux parcoururent au galop la routepoudreuse, mais lorsqu’ils modérèrent leur allure pour gravir lamontagne que couronne la forêt de Mouchenot, l’étranger s’aperçutque la jeune fille pleurait.

– Marguerite, lui dit-il, en abaissantdoucement ses mains dont elle se couvrait le visage, je ne veux pasvous devoir à un moment d’exaltation et de désespoir. Je vous aimede toutes les forces de mon âme, mais plutôt que de vous entendrepleurer, que de vous faire souffrir, j’aimerais mieux sacrifier monamour, ce sacrifice dût-il me coûter la vie ! Il en est tempsencore : nous pouvons, si vous le voulez, reprendre la routeque nous venons de parcourir. Je vous reconduirai jusqu’à votreporte et m’éloignerai pour toujours. Jamais, je vous le jure, nivotre père ni vous n’entendrez parler de moi !

Marguerite ne répondit à ces parolesd’abnégation et d’amour qu’en attirant la tête de l’Italien contresa poitrine et en murmurant à son oreille :

– Robert, je suis votre femme et je vousaime !

Deux heures plus tard, les fugitifs prenaientle train-poste de Strasbourg. À six heures du matin ils arrivaientà Paris.

Balterini n’avait pas l’intention de resterlongtemps dans cette ville, car il ignorait comment le gouvernementfrançais avait répondu à la demande de son extradition ; il nevoulait y demeurer que le temps nécessaire pour y recevoir desnouvelles de M. Rumigny, dans le cas où le vieillard, cédant àun sentiment d’affection paternelle, écrirait à sa fille de revenirprès de lui et qu’il autorisait son mariage.

Le premier soin deMlle Rumigny fut donc d’écrire à son père unelettre respectueuse mais ferme, dans laquelle elle lui indiqua oùil pouvait lui adresser sa réponse, et Robert s’en fut visiter unde ses compatriotes, qui lui apprit que la justice italiennen’avait encore fait aucune démarche à son sujet.

Cet ami tenait ce renseignement de sourcecertaine, et il n’était pas moins assuré d’être toujours informé,en temps utile, de la marche de cette affaire, qui préoccupait sijustement le condamné politique. Il était d’ailleurs persuadé quele gouvernement n’accorderait pas son extradition.

C’était là pour les deux amants un répitprécieux ; ils pouvaient attendre sans danger la réponse deM. Rumigny ; mais lorsque toute une semaine se futécoulée sans que l’égoïste et vaniteux vieillard eût donné signe devie, Balterini ne songea plus qu’à organiser son existence de façonà ce que Marguerite ne manquât de rien.

Ils quittèrent l’Hôtel du Nord, où ils étaientdescendus, pour aller s’installer dans un petit appartement meublé,rue de l’Est.

C’est là que quinze jours plus tard, la jeunefille reçut une lettre de sa femme de chambre.

Cette domestique dévouée la renseignait sur cequi s’était produit le lendemain de son départ. M. Rumigny,plus furieux que désespéré, n’avait pas même voulu lire la lettrede sa fille ; il disait à tout le monde qu’il l’avait envoyéeà Florence auprès d’une vieille parente qui la demandait depuislongtemps ; il refusait de voir qui que ce fût, même sonneveu, et il avait menacé de chasser celui de ses domestiques quiprononcerait le nom de Marguerite.

Mlle Rumigny connaissait tropbien son père pour espérer qu’il lui pardonnerait jamais ; cestristes nouvelles ne la surprirent donc pas, et résignée à cetabandon, elle ne songea plus qu’à consacrer sa vie entière à celuiqu’elle aimait, qui désormais était toute sa famille.

En écrivant à Alberti ce qui s’était passéchez M. Rumigny, Balterini lui avait fait part de son projetde vivre à Paris de son talent de musicien, et le grand maîtres’était hâté de lui envoyer des lettres d’introduction, afin qu’ilarrivât promptement à se tirer d’affaire. Parmi ces lettres, ils’en trouvait une pour un prêtre fort connu des amateurs de musiquesacrée. C’était l’abbé Mouriez, curé de la paroisse deSaint-Denis.

En allant faire un pèlerinage à Rome,M. Mouriez avait fait la connaissance du grand compositeurItalien, et il était resté en correspondance avec lui.

Robert en reçut le meilleur accueil, etbientôt, grâce au digne prêtre et aussi aux autres recommandationsde son illustre maître, il eut autant de travaux et de leçons qu’ilen pouvait désirer.

Le jeune ménage vivait donc heureux.Marguerite sortait peu et s’efforçait de dissimuler la tristessequi s’emparait d’elle lorsqu’elle se souvenait de la maisonpaternelle.

Balterini la trouvait sans cesse le sourireaux lèvres, plus aimante de jour en jour. Il n’avait qu’un rêve,qu’un seul désir : régulariser le plus tôt possible leursituation sociale par un mariage. Mais il fallait attendre, d’abordque la jeune fille eût atteint ses vingt et un ans, pour avoir ledroit d’adresser à son père des sommations respectueuses, etensuite que sa position, à lui, de condamné politique, fût biendéfinie, afin qu’il ne fût plus sûr le qui-vive et qu’il pût seprocurer les papiers indispensables.

L’été et le commencement de l’automne sepassèrent ainsi, et Robert, tout à son amour et à ses travaux,vivait dans une quiétude parfaite, lorsque l’ami qui devait letenir au courant des démarches de la justice italienne auprès dugouvernement français accourut un matin chez lui tout effaré.

– Tu n’as que le temps de partir, lui ditson compatriote, après s’être assuré que personne ne pouvaitl’entendre ; je viens d’apprendre au ministère des affairesétrangères que ton extradition allait être accordée.

Si brave qu’il fût, Balterini trembla sous cecoup inattendu.

Il ne pensa pas un seul instant à lui, mais àMarguerite. Qu’allait-elle devenir ?

Ce qu’il comprit de suite, c’est que lesmoments étaient précieux. Alors, sans demander d’autresrenseignements à son ami, car il le savait incapable de la moindreexagération, il apprit tout à la jeune femme.

– Robert, lui répondit-elle simplement,l’épouse ne doit-elle pas suivre son mari ?

Quelques heures après, ils prenaient le traindu Havre.

Balterini s’était arrêté à l’idée de se rendreen Amérique, d’où il lui avait été fait quelques semainesauparavant, alors qu’il vivait si tranquille à Paris, despropositions fort avantageuses ; mais, lorsqu’il fit part dece projet à Marguerite, elle ne put s’empêcher de pâlir.

Il comprit qu’il demandait à son amie unsacrifice au-dessus de ses forces.

Mlle Rumigny, en effet, bienqu’elle n’en parlât jamais, espérait toujours le pardon de sonpère. Les lettres qu’elle lui avait adressées étaient restées sansréponse, il est vrai, mais elle ne voulait pas croire que levieillard dont elle était l’unique enfant ne penserait pas un jourà elle. De plus, il pouvait tomber malade, mourir ; il fallaitqu’elle pût accourir pour lui fermer les yeux.

Un autre motif, bien plus puissant encore auxyeux de l’Italien, lui commander de ne pas faire affronter àMarguerite un voyage aussi long et aussi pénible : la jeunefemme était enceinte et sa santé chancelante.

Après avoir tout pesé, tout calculé, ilsdécidèrent qu’une séparation momentanée était nécessaire, soit queBalterini partît pour l’Amérique, soit qu’il attendît au Havre lerésultat des démarches que son ami Alberti faisait en Italie pourobtenir, sinon sa grâce, du moins que sa peine fût commuée en celledu bannissement.

En retournant seule à Paris et en le faisantsavoir indirectement à son père, Mlle Rumignyamènerait forcément celui-ci et les autorités françaises à supposerque Balterini était passé à l’étranger, ce qui lui permettait derester au Havre sans être inquiété, jusqu’à ce que les événementsrendissent son départ nécessaire ou inutile.

À l’opposé de ce qu’avait penséM. de Fourmel, le musicien n’était pas sans ressourcespécuniaires. D’abord sa famille lui avait envoyé des sommesrelativement importantes ; de plus, il avait gagné à Parisquelque argent.

Il put donc, après avoir gardé ce qui luiétait indispensable, remettre à la jeune femme ce qu’il lui fallaitpour se loger convenablement et vivre plusieurs mois.

Afin qu’elle ne fût, dans la grande ville, nisans soutien, ni sans conseils, il lui donna une lettre pour l’abbéMouriez, lettre dans laquelle il disait toute la vérité. Il étaitcertain que le brave et digne prêtre les prendrait tous deux enpitié.

La séparation des deux amants, on le comprend,fut douloureuse, mais pour Balterini, c’était le seul moyen desalut, et Marguerite l’accepta, elle, comme une expiation.

Robert, d’ailleurs, devait lui écrire souvent,même venir la voir secrètement lorsqu’il le pourrait sansdanger.

C’est dans cette situation et avec l’espoird’une réunion prochaine que Mlle Rumigny revint àParis. Nous savons quel terrible drame lui préparait l’avenir.

Retournons auprès d’elle à Saint-Lazare.

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