Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 14LES AMOURS DE M. ADOLPHE MORIN

Après avoir gagné une fortune honorable,vingt-cinq à trente mille livres de rentes, dans le commerce destissus, M. Rumigny, qui était veuf depuis une dizained’années, s’était retiré des affaires pour être tout entier à sesdeux passions : son amour pour la musique et son adorationpour sa fille.

Cette fille, que nous connaissons déjà, était,à l’époque où nous pénétrons chez son père, une ravissante enfantde dix-huit ans, blonde et pâle, dont la physionomie, quoi que fîtM. Rumigny, restait rêveuse, presque triste.

Rien cependant ne lui manquait ; sesmoindres désirs étaient des ordres et ses jeunes amies, ainsi quetoutes les personnes qui la connaissaient, devaient la croire laplus heureuse des femmes. Son père ne parlait d’elle qu’avecenthousiasme et ne lui refusait jamais ce qui plaît tant aux jeunesfilles : une robe, un bijou, un voyage à Paris ou sur lesbords du Rhin.

C’est que la tristesse de Marguerite tenait àdes causes ignorées de ses plus intimes, de ceux qui, la voyantchaque jour, étaient constamment témoins des mille preuves detendresse de l’ancien négociant pour son enfant.

Ils ne comprenaient pas que c’était cettetendresse même dont la jeune fille souffrait comme du plus cruelmartyre.

Que nos lecteurs se rassurent. Il ne s’agitici d’aucune passion honteuse, que notre plume ne saurait peindre,d’aucun de ces récits malsains qui conduisent si rapidement unlivre à sa dixième édition. Nous ne voulons pas du succès qu’onobtient aisément à ce prix. Une rapide esquisse du caractère deM. Rumigny suffira pour nous faire comprendre et toutexpliquer.

M. Rumigny n’était certes pas un méchanthomme ; peut-être, au contraire, était-il né complètement bon,mais l’incessante réussite qu’il avait eue dans ses affaires,l’admiration dont il avait toujours été l’objet de la part de safemme, pauvre créature simple et naïve qui était morte en adorantson mari après avoir été l’esclave de ses caprices ; latimidité de sa fille, l’indulgence de ses amis, et surtout uneincommensurable vanité ; tout cela l’avait gâté à un pointqu’il était devenu un véritable despote, despote inconscient, dontla tyrannie affectait des airs de bonhomie auxquels les étrangersse laissaient prendre.

Il suffisait cependant d’être des intimes deM. Rumigny pour devenir une de ses victimes. Il avait laprétention d’être, chez lui, empereur et pape tout à la fois ;et c’était chose réellement amusante, lorsqu’on n’étudiaitl’ex-négociant qu’à la surface, de le voir régner sans la moindrevelléité d’opposition parmi ses sujets.

C’était, en un mot, le moi dans toutesa fatuité grotesque, dans toute son omnipotence brutale.

Ce caractère entier, personnel, égoïste avaitun peu fait le vide autour de l’ancien fabricant. Peu à peu iln’avait fini par ne plus recevoir que la demi-douzaine dedilettanti qui partageaient son amour pour la musique, carM. Rumigny, par un de ces phénomènes psychologiques assezfréquents, s’était épris d’une véritable passion pour un art donttout semblait l’éloigner : son éducation, ses affaires, lemilieu dans lequel il avait été élevé, dans lequel il avaitvécu.

D’abord simple fantaisie, ce goût s’étaitrapidement transformé en une véritable monomanie, et, sonentêtement et ses dispositions naturelles aidant, il était arrivé,bien qu’il s’y fût pris un peu tard, à être un exécutant d’unecertaine valeur.

Il jouait du violon de façon à faire trèsconvenablement sa partie dans un quatuor, il déchiffraitconvenablement au piano, et il avait si bien lu et retenu tous lesouvrages concernant la musique et les maîtres, depuis lesDialogues, de Galilei, le père du grand philosophe, jusqu’àl’Histoire de la musique, de Martini, que, sur ce sujet,sa conversation était vraiment intéressante.

On conçoit aisément, le caractère de notrepersonnage étant connu, qu’il avait poussé les choses à l’excès. Desimple amateur, il était devenu mélomane ; puis il s’étaitattaché à une école, l’école italienne, et il ne quittaitPalestrina, Pergolèse ou Cimarosa que pour s’occuper deMarguerite.

Car M. Rumigny aimait sincèrement safille, mais comme il aimait toutes choses : pour lui-même, enraison directe des satisfactions qu’il y trouvait. Il était bienplus jaloux des compliments et des soins de son enfant que ne l’eûtété l’amant le plus ombrageux.

Marguerite devait être heureuse, complètementheureuse dans cette maison où tout vivait par son père et pour lui.Aussi, lorsqu’un des parents ou des amis de M. Rumigny luifaisait observer que sa fille venait d’avoir dix-huit ans, qu’elleétait jolie et qu’il faudrait bientôt songer à la marier,l’ex-négociant le repoussait-il avec colère, à moins qu’il nerépondît en haussant les épaules et avec un sourire d’une fatuitépaternelle inexprimable :

– Vous êtes fou comme les autres :ma fille n’aime et n’aimera jamais que son père et la musiqueitalienne. Un mari ! nous avons bien le temps d’y songer.N’est-ce pas, Marguerite ?

La jeune fille, ne sachant que dire, baissaitla tête en rougissant et se jetait dans les bras de son père, quiprenait cet élan pour une réponse affirmative. Ce qu’il y avait deprofondément triste, c’est que le bonhomme était sincère en parlantainsi, c’est qu’il était convaincu.

Marier Marguerite ! Se priver au profitd’un autre de sa présence, de ses soins, de ses caresses ! Neplus l’avoir là, près de lui, comme un ornement ! Ne plusentendre sa voix, ne plus répéter avec elle les morceaux qu’ildevait jouer avec ses amis ; ne plus la promenerorgueilleusement à son bras, faire en sa compagnie ces voyagesdurant lesquels il était l’objet de tous les regards et de toutesles jalousies, car on la prenait pour sa femme ! Vivre seul ouvivre sous le même toit avec le mari qu’il trouverait à chaque pasentre lui et son enfant !

À ces idées, M. Rumigny se révoltait,traitait d’absurdes et d’immorales ces lois naturelles qu’il nousfaut tous subir, et il se prenait parfois à ne plus aimer, jusqu’àdétester sa fille, lorsqu’une lueur de raison le forçait d’admettrequ’elle se marierait un jour.

Ah ! qu’il le haïssait par avance cegendre inconnu pour lequel il avait élevé, nourri, adulé sonenfant ; cet homme qui aurait acquis du soir au lendemain ledroit de lui dire : tu ; qui l’emmèneraitpeut-être bien loin ; auquel, plus qu’à son père encore,Marguerite devrait obéissance et affection !

– Eh bien, soit ! disait alors levieillard, pour se consoler et amoindrir l’horreur que lui causaitcet avenir, soit ! je lui trouverai un mari, puisqu’il lefaut ; mais je le choisirai moi-même ; je lui donnerai unhomme mûr, sage, un de mes amis, qui la rendra heureuse. De cettefaçon, la séparation sera moins pénible, et même je ne me sépareraipas d’elle. Mais un jeune homme, un de ces fats, un de cesprésomptueux, un de ces beaux garçons vaniteux et bêtes dont lesjeunes filles s’amourachent sottement, et qui les trompent, battentet ruinent, jamais ! J’aimerais mieux la voir morte !

Quant à Marguerite, lorsque après une de cesscènes dont nous venons de parler, elle rentrait dans sa chambrevirginale et qu’elle y rêvait aux chastes confidences que lui avaitfaites quelqu’une de ses jeunes amies, son cœur se gonflait et leslarmes lui venaient aux yeux. Elle n’eût pu dire pourquoi, maiselle redoutait l’avenir.

Le calme se faisait ensuite dans son esprit etdans son cœur ; et, quelques instants après, en la voyantrevenir souriante, son père se disait qu’il était fou, que sa fillene le quitterait jamais, l’aimait plus que tout au monde, étaitcomplètement heureuse, et il la prenait sur ses genoux.

Pour lui, Marguerite avait toujours quinzeans ; c’était toujours une fillette dont la plus grandedouleur pouvait être apaisée par un bijou nouveau.

Les choses durèrent ainsi jusqu’à l’époque oùMlle Rumigny atteignit dix-neuf ans, et son père,que la musique absorbait de plus en plus, ne s’apercevait pas, ouplutôt ne voulait pas s’en apercevoir, son égoïsme le luidéfendait, du changement moral et physique qui se faisait en elle,lorsqu’il lui dit un matin en se mettant à table :

– J’ai une grande nouvelle à t’apprendre,mon enfant.

– Quoi donc, père ? fit Margueriteen levant ses beaux yeux.

– On est venu me demander tamain !

– Bah ! qui cela ?

La jeune fille avait fait cette question avecune telle indifférence que le vieillard, qui n’avait pas abordésans appréhension ce chapitre délicat, en fut tout joyeux etrépondit gaiement :

– Ton cousin Adolphe !

Mlle Rumigny esquissa unepetite moue des plus expressives et des moins flatteuse pour leditcousin.

– Et vous lui avez répondu ?demanda-t-elle en souriant.

– Mais ce que je devais répondre, ce queme commandaient tout à la fois mon devoir et mon affection,poursuivit bravement le bonhomme ; à savoir que je te feraispart de sa démarche, que je n’étais pas le maître de ma fille,qu’il fallait avant tout qu’elle fût consultée. Est-ce que je suisun tyran, moi, pour te faire violence ! Est-ce que tu n’es pasd’âge à choisir toi-même un mari !

M. Rumigny, certain que Marguerite nevoulait pas de son cousin, aurait continué longtemps encore sur lemême ton, si la jeune fille ne l’avait pas arrêté en lui disantavec une gaieté plus apparente que réelle :

– Eh bien ! mon cher père, vouspourrez répondre à M. Adolphe Morin que je suis très flattéede sa demande, mais que je désire ne pas me marier encore, que jene veux pas vous quitter, me séparer de vous, que je me trouve trèsheureuse telle que je suis.

L’égoïste vieillard n’entendit pas que la voixde sa fille était remplie de larmes, et, rapprochant vivement sachaise de la sienne, il lui dit en prenant sa main :

– Réfléchis bien, ma petiteMarguerite ; je suis certainement très touché de tessentiments pour moi, mais je ne voudrais pas que tu te sacrifiassespour ton vieux père. Adolphe est fort riche, bien posé ; ilferait, j’en suis sûr, un excellent mari. De plus, c’est un bon etbrave garçon, que ton refus chagrinera beaucoup. Toutefois je neveux pas te contraindre ! C’est égal, tu as peut-être tort.Enfin, tu es bien décidée ?

– Oh ! tout à fait !

– Alors, c’est entendu, je le luidirai.

Et saisissant la tête de son enfant à deuxmains, M. Rumigny couvrit son front de baisers, puis se sauva,dans la crainte de manifester trop clairement sa joie.

Mais Marguerite, aussitôt son départ, éclataen sanglots : elle avait compris l’odieuse comédie que venaitde jouer son père.

Ainsi, voilà ce qui était réservé à sajeunesse, à sa beauté, aux aspirations de son cœur : larecherche d’un homme de près du triple de son âge, et dont lestraits, le ton et la tournure prêtaient au ridicule.

Non seulement M. Adolphe Morin approchaitde la cinquantaine, mais il était loin d’être élégant etspirituel.

C’était un personnage compassé, à laphysionomie hypocrite et doucereuse, physionomie qui masquait,disait-on, des passions ardentes et peu avouables.

Quoique dans une situation aisée, – on luidonnait une vingtaine de mille livres de rentes, – et bien qu’iln’eût aucune charge, il était d’une économie exagérée. S’il nes’était pas marié jusqu’alors, c’est qu’il avait toujours couruaprès une grosse dot.

Pour la première fois, peut-être, il étaitassez amoureux pour ne pas trop penser à l’argent. Aussi était-ilprêt à épouser sa cousine, quoique son père ne lui donnât que centmille francs.

M. Morin ne s’imaginait pas qu’il pûtêtre repoussé ; il avait cru la veille aux promesses deM. Rumigny, et il doutait si peu de son succès que, quelquesinstants après la scène que nous venons de raconter, il arrivaitchez son oncle, un bouquet à la main, en séducteur et envainqueur.

– Monsieur et mademoiselle sont encore àtable, lui dit le domestique qui avait ouvert la porte.

– Tant mieux ! fit le vieux garçonen souriant ; je vais les surprendre.

Et traversant le vestibule, il entra dans lasalle à manger, où Marguerite était seule et toujours en proie àl’émotion que lui avait causée son entretien avec son père.

En apercevant son cousin, la jeune filleessuya vivement ses yeux et, peu soucieuse du tête-à-tête dont elleétait menacée, elle lui dit vivement en se levant :

– Mon père vient de me quitter, il doitêtre au jardin ; allons le rejoindre.

– Ne vous a-t-il rien dit ce matin, à monsujet, ma charmante cousine ? demanda M. Morin en offrantassez gauchement son bouquet.

– Oui, mon père m’a fait part de votredemande, qui me flatte beaucoup ; il vous répondra lui-même,venez.

Elle s’était dirigée vers la porte de lasalle.

– Puis-je au moins espérer ? fit leprétendant en l’arrêtant galamment au passage pour lui baiser lamain.

– Tenez, Adolphe, dit avec fermetéMlle Rumigny, comme si elle se fût armée decourage, je préfère être franche et vous épargner une secondedémarche qui serait inutile. J’ai répondu à mon père que je nevoulais pas me marier. Restons bons amis, mais je ne deviendraijamais votre femme.

– Pourquoi ? interrogea prudemmentM. Morin.

– Je viens de vous le dire : parceque je ne désire pas me marier.

– Et parce que vous ne m’aimezpas ?

– Mon cousin !

– Parce que vous ne me trouvez ni assezjeune ni assez riche pour vous ?

Tout cela était dit d’un ton doucereux quidissimulait mal combien le neveu de M. Rumigny était humiliéde ce refus.

La vérité est que son cœur et son amour-propreétaient également froissés.

Le jour où il s’était senti las de sa solitudeet des amours faciles, c’est-à-dire quelque mois avant l’époque oùnous nous trouvons, M. Morin avait daigné remarquer queMarguerite était jolie. De plus, il la savait l’héritière d’uneassez grande fortune. De là à la désirer et à former le projet del’épouser, il n’y avait qu’un pas.

Adolphe Morin n’avait pas deviné dans sacousine la jeune fille sacrifiée à l’égoïsme paternel, malheureuse,aspirant au bonheur, comme c’est le droit de toute créaturehumaine ; il n’avait vu que la femme et l’argent, c’est-à-direla satisfaction de ses deux appétits : l’amour brutal etl’avarice.

Il avait alors dressé son plan de campagne ets’était fait un ami dans la place en se rapprochant de son oncle,en flattant ses goûts, surtout en ne se présentant pas comme unamoureux, car il savait l’horreur de M. Rumigny pour tout cequi ressemblait, de près ou de loin, à un futur gendre.

Mais comme il avait été forcé, pour jouer sonrôle, de rendre ses visites de plus en plus fréquentes, il s’étaittrouvé presque chaque jour avec Marguerite, et son amour, simplecalcul d’abord, s’était rapidement transformé en véritable passion,en un de ces désirs dominateurs qui prennent à la fois le cœur, lessens et l’esprit.

Il avait lutté aussi longtemps que possible,et si adroitement, avec toutes les ressources de sa naturehypocrite, que Mlle Rumigny ne s’était aperçue derien ; puis un beau matin, à bout de patience, avide depossession, il s’était décidé à parler à son oncle de ses projetsmatrimoniaux.

Par extraordinaire, ce jour-là, le vieillardn’était pas trop mal disposé ; il accueillit sans mauvaisehumeur les ouvertures de son neveu, – ce n’était pas d’ailleurs unde ces gendres qui l’épouvantaient, – et convaincu, de plus, que safille n’en voudrait pas, il fit le bonhomme et lui répondit qu’ilétait nécessaire, avant de prendre quelque décision que ce fût, deconsulter son enfant.

Nous savons comment il avait manœuvré et quelavait été le résultat de sa proposition.

M. Morin, qui avait accepté comme argentcomptant les promesses de M. Rumigny ; qui dans safatuité, pensait qu’il n’existait d’autre obstacle, entre cellequ’il aimait et lui, que la volonté paternelle, M. Morin futstupéfait de la déclaration si nette et si franche de la jeunefille, et il allait sans doute se lancer dans mille protestationset récriminations, lorsque Marguerite, prévoyant le danger, pritles devants en lui disant :

– Vous vous trompez, mon cousin, je n’aipas un tel orgueil que je ne sois sincèrement flattée de votrerecherche, et je vous jure qu’il n’est qu’une raison à monrefus : Je désire ne pas me marier. Or, comme c’est là de mapart une résolution irrévocable, il ne serait pas convenable, jepense, que notre conversation sur ce sujet se prolongeât pluslongtemps. Permettez-moi donc de me retirer. Au revoir, si vous nevoulez que de ma bonne amitié.

Sans attendre la réponse de M. Morin,après l’avoir salué affectueusement de la main, elle s’enfuit parla porte opposée à celle dont il lui barrait le passage.

Tout à la fois profondément humilié etdouloureusement frappé, car, quel que fût son objectif matériel etquelles que fussent ses causes, son amour n’en était pas moinsréel, le vieux garçon se demanda un instant ce qu’il devait faire.Ne sachant quelle contenance garder, il allait tout simplements’éloigner, lorsqu’il M. Rumigny apparut.

Le mouvement de surprise du vieillard exprimabien qu’il ne comptait pas trouver son neveu dans la salle à mangeret que cette rencontre ne le réjouissait que médiocrement ;toutefois M. Morin ne devina rien de semblable, et il s’avançavivement vers son oncle, en lui tendant la main d’un air toutdéconfit.

– Eh bien ? lui dit celui-ci enfeignant de ne rien comprendre, tu as causé avecMarguerite ?

– Oui, elle m’a refusé, répondit AdolpheMorin.

– Ça n’est pas possible ! J’aicependant bien plaidé ta cause.

M. Rumigny avait lancé cette doubleexclamation avec un tel accent d’étonnement et de vérité que, sison interlocuteur avait eu quelques doutes sur sa sincérité, ilseussent immédiatement disparu.

– Elle m’a refusé, répéta-t-il trèsnettement. Ah ! elle a au moins le mérite de la franchise.

– A-t-elle dit pourquoi ?

– Elle ne veut pas se marier.

– Les jeunes filles disent toujoursça.

– Vous comprenez, mon cher oncle,qu’après un semblable échec, me voilà forcé de venir vous voirmoins souvent.

– Tu auras tort. Je te l’ai dit : jene contraindrai jamais Marguerite, car je ne veux que son bonheur,mais il ne faut pas ainsi déserter la place. Qui sait ? lesfilles, ça change si souvent d’idées ! Dans un mois, c’estelle peut-être qui courra après toi !

Si flatteuse que fût cette perspective,M. Morin, malgré toute sa vanité, ne l’accepta qu’en hochantla tête, et lorsqu’il s’éloigna, quelques instants après, son amours’armait déjà de cette haine inconsciente qui accompagne toujours,dans les âmes viles, les passions inassouvies.

Quant au faux bonhomme, heureux de sa victoireet fier d’avoir aussi bien joué son rôle, il remonta chez lui poury exécuter, avec une maestria qui disait toute sa satisfaction, leSalve Regina de Pergolèse.

Pendant ce temps-là, Margueritepleurait ; mais le soir, lorsqu’elle s’assit à table, en facede son père, sa physionomie était si calme que M. Rumignyn’eut aucune peine à se persuader que c’était vraiment par amourfilial qu’elle avait refusé de devenirMme Morin.

Si l’ex-négociant mélomane avait été plusobservateur ; si son égoïsme ne lui avait pas ordonné de toutrapporter à soi, ce calme l’eût au contraire effrayé. Il auraitcompris que cette journée avait été décisive pour Marguerite, etque l’indigne comédie dont il s’applaudissait venait de lui enleveren partie le cœur de son enfant, en y faisant naître un levain derévolte qui éclaterait fatalement un jour.

Les femmes jugent volontiers par comparaison.Mlle Rumigny, si pure que fût son âme, avait opposéà cette passion ridicule de son cousin une de ces amours idéalesqui bercent si souvent les plus chastes jeunes filles, et elles’était dit qu’elle n’était faite ni pour l’isolement ni pour lesacrifice.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer