Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 2CADAVRE INCONNU

Le cadavre était celui d’un homme de taillemoyenne, aux cheveux gris, d’une soixantaine d’années, assez groset vêtu comme un bourgeois aisé.

Le concierge et sa femme se regardaientterrifiés.

Le vieillard leur était absolument inconnu,ainsi qu’au capitaine et au ménage Chapuzi. Ils étaient certains den’avoir ouvert la nuit dernière qu’à l’employé des postes, quiétait rentré vers onze heures après s’être fait reconnaître commede coutume.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda à cemoment une voix douce que la mère Bernier reconnut pour celle de lasœur de charité qui soignait Mme Bernard.

La veille, pour la première fois depuis cinqjours, la sainte femme était allée coucher à son couvent, d’où elleaccourait pour savoir comment sa malade avait passé la nuit.

M. Martin mit rapidement la sœur aucourant et lui recommanda de ne parler de rien àMme Bernard, afin, de lui épargner quelque secoussedangereuse ; puis il ajouta en s’adressant àBernier :

– Courez prévenir le commissaire depolice ; moi, je vais monter chez M. Tissot pour luidemander si, en rentrant cette nuit, il n’a pas laissé la porte dela rue ouverte.

– C’est ça, bégaya le concierge ;mais ce malheureux ?

– Gardons-nous d’y toucher avantl’arrivée du commissaire !

M. Chapuzi avait entraîné sa femme qui,saisie d’une violente attaque de nerfs, poussait de nouveauxcris.

Bernier passa rapidement un vêtement poursuivre les instructions du capitaine, et sa femme descendit dans saloge, où elle se laissa tomber sur un siège en se demandant si ellerêvait ou si elle était vraiment éveillée.

Cinq minutes après, l’officier vint lui direque l’employé des postes n’était pas chez lui.

– Vous en êtes certain ? fit laconcierge d’une voix égarée.

– Sa clef n’était pas sous sonpaillasson, comme il la met d’habitude, mais dans la serrure ;je suis entré dans sa chambre ; son lit n’est pas défait.

– Ce n’est pas possible ! Je lui aiouvert moi-même cette nuit !

– Vous aurez ouvert à un autre, ou àd’autres. Sapristi, quelle vilaine affaire !

Vingt minutes plus tard, Bernier ramenait lecommissaire de police du quartier, M. Meslin, homme justementestimé de ses chefs peur son caractère et son habileté.

C’était un magistrat sachant remplir sesdélicates fonctions sans brutalité, sans zèle exagéré, sans cesformes administratives vexatoires auxquelles on doit certainementen France cette opposition contre tout ce qui est autorité.

M. Meslin avait d’abord fait prévenir leprocureur impérial, puis, en attendant ses ordres, il étaitaccouru, pensant que des constatations immédiates pouvaient êtrenécessaires.

Il était accompagné de son secrétaire et dumédecin.

Une fois dans la maison, le premier soin ducommissaire fut d’ordonner au concierge de fermer sa porte, de nel’ouvrir qu’à l’envoyé du parquet, de ne laisser entrer ni sortirpersonne, sous quelque prétexte que ce fût.

L’événement était encore ignoré des voisins,car Bernier, peu causeur par tempérament, s’était gardé d’en direun mot.

M. Meslin et le docteur se transportèrentaussitôt au second étage, et lorsque le médecin eût constaté quec’était bien un cadavre qu’il avait devant lui, il renversa le mortsur le dos, enleva le couteau de la blessure et ouvrit sesvêtements.

Il reconnut alors que le malheureux avait étéfrappé avec une telle force que l’arme avait pénétré de toute salongueur, près de vingt centimètres, dans l’aine, du côtégauche.

Cet examen terminé par le praticien, dont leseul rôle était de constater la mort, le commissaire de police, quiavait pris note de la position du cadavre avant qu’il eût étédéplacé, afin de pouvoir consigner exactement cette position dansson rapport, le commissaire de police, disons-nous, visita lespoches de l’inconnu dans l’espoir d’y découvrir quelques papiersqui pussent le renseigner sur son identité.

Mais il ne trouva rien. Le vieillard n’avaitsur lui aucun document de nature à le faire reconnaître.

Il était cependant probable qu’il n’avait pasété victime d’un vol, car son porte-monnaie contenait près de deuxcents francs en or et quelques pièces d’argent. De plus, sa montre,dont le verre était brisé, pendait le long de son corps, suspenduepar une lourde chaîne.

M. Meslin remarqua que cette montre étaitarrêtée à minuit trente-cinq minutes, et il en conclut logiquementque c’était l’heure à laquelle l’inconnu avait succombé.

Le docteur était du même avis. La mort avaitdû être foudroyante et remontait à six ou sept heures au moins.

Mme Bernier affirmaitcependant que c’était à un moment moins avancé de la nuit qu’elleavait tiré le cordon à celui que le signal convenu lui avait faitprendre pour l’employé des postes. Elle pensait que, lorsqu’elleavait ouvert la porte, il pouvait être à peine onze heures etdemie.

Quant au capitaine et à M. Chapuzi, ilsn’en purent dire que moins encore, puisqu’ils n’avaient vu lecadavre qu’après avoir été attirés sur l’escalier par les cris dela locataire du second et l’appel de la concierge.

Il restait Mme Bernard etl’employé des postes.

À l’égard de la première, le commissaire depolice comprit de suite qu’il ne pouvait l’interroger dans l’étatde faiblesse où elle se trouvait. D’ailleurs, quels renseignementspourrait-elle donner ? Il se contenta de prier la sœur decharité qui veillait l’accouchée de lui demander adroitement sielle n’avait rien entendu d’extraordinaire pendant la nuit.

La jeune mère répondit qu’elle s’étaitendormie de bonne heure, aussitôt après la visite deMme Bernier, et qu’elle ne s’était réveillée quepeu d’instants avant l’arrivée de sa garde.

Du reste les appartements du n° 13étaient disposés de telle façon que, une fois rentrés dans leurschambres a coucher, les locataires ne pouvaient rien entendre de cequi se passait sur l’escalier.

Quand à M. Tissot, il ne s’agissait quede savoir si son service l’avait réellement retenu à son bureau ouloin de Paris. Rien n’était plus facile que de s’en assurer.M. Meslin ordonna à son secrétaire de courir àl’administration des Postes pour y prendre les renseignementsnécessaires, et de se procurer en même temps deux hommes et unecivière pour enlever le corps. Sans plus tarder ensuite, ilfranchit le cadavre et monta l’escalier, escorté du capitaineMartin et de Bernier.

Comme il se pouvait que l’assassin fût encoredans la maison, et que tout le bruit qui s’y faisait depuis ladécouverte du mort l’eût poussé à quelque moyen extrême de défense,le commissaire avait armé son revolver, et l’officier, qui n’avaitfait qu’un bond jusqu’à la panoplie dont était orné son salon, enétait revenu avec un vieux sabre d’uniforme.

Arrivé au troisième étage et au moment où ilse préparait à passer sans bruit, afin de ne pas éveillerl’attention de Mme Bernard, M. Meslin s’arrêtatout à coup pour désigner à ses compagnons une empreinte sanglantesur le mur, au milieu du palier, à hauteur d’homme.

Il était facile de reconnaître dans cetteempreinte la marque d’une main. Deux doigts surtout étaienttracés.

Était-ce la victime qui, déjà blessée etfuyant son meurtrier, avait laissé là cette trace en s’appuyant surle mur ? Était-ce, au contraire, l’assassin qui, pour retenirsa victime avec plus de force, avait plaqué contre la muraille samain déjà teinte du sang provenant de la première blessure reçuepar l’inconnu ?

De plus, un grand manteau, genre waterproof,que Bernier reconnut pour appartenir à Mme Bernard,gisait à terre, au lieu d’être accroché au porte-manteau comme il yétait la veille.

Mme Bernard avait prêté cevêtement à la mère Bernier l’avant-veille, jour où il avait plu àtorrent, et la concierge, avant de le rendre à sa locataire,l’avait suspendu au portemanteau pour le faire sécher.

M. Martin se rappelait parfaitement avoirvu cet objet à terre, lorsque, quelques instants après ladécouverte du cadavre, il était monté chez M. Tissot.

Pour le commissaire de police il n’y avait pasde doute : c’était là, sur le palier du troisième étage,qu’avait eu lieu la lutte. Cependant on n’apercevait aucuneéclaboussure de sang ni sur le parquet ni sur le mur ; rienautre chose que l’empreinte de cette main.

Ces observations faites, la petite troupecontinua son ascension jusqu’au quatrième étage.

Nous avons dit que là l’espace était divisé endeux parties : l’une occupée par l’appartement de l’employédes postes, l’autre par un grenier.

Après avoir prié le capitaine de garder laporte du grenier, le commissaire et Bernier entrèrent chezM. Tissot ; mais ils ne découvrirent, dans les deuxpièces qui composaient son logement, rien de nature à lesintéresser.

L’appartement était désert, les fenêtresétaient fermées intérieurement ; il ne paraissait pas qu’on yeût pénétré.

Le lit qui se trouvait dans la seconde piècen’était pas ouvert, et la seule remarque qu’on pût faire, c’estqu’une chaise était placée de biais contre la table de travail deM. Tissot, comme si ce siège eût été abandonné brusquement parcelui qui l’avait occupé.

Enfin, quelques papiers que l’employé despostes avait l’habitude de ranger symétriquement semblaient un peuéparpillés. Une de ces feuilles avait volé à terre.

C’était tout, et il paraissait si certain queles choses se trouvaient là dans l’état où les avait laissées lelocataire absent, que le commissaire de police ne s’y intéressapas.

Il était également probable que c’étaitM. Tissot lui-même qui avait oublié de fermer sa porte et deglisser, selon sa coutume, sa clef sous son paillasson.

Le fait important, c’est qu’il n’y avaitpersonne chez lui.

Les perquisitions dans le grenier, nedonnèrent pas un meilleur résultat.

Le sommet de la cage de l’escalier était bienéclairé par un vitrage dont une partie était mobile, mais il auraitfallu une échelle pour y atteindre. Or, il n’en existait pas uneseule dans la maison.

Tout cela bien constaté, le commissaire depolice redescendit au rez-de-chaussée avec ceux quil’accompagnaient.

Il y trouva son secrétaire qui avait exécutéses ordres.

On lui avait affirmé à l’administration despostes que M. Tissot était de service depuis la nuit dernièresur la ligne de Paris à Bordeaux et qu’il ne devait rentrer que lelendemain. Le secrétaire n’avait pas oublié de ramener avec lui unecivière et deux porteurs.

Quelques minutes après, on frappait à laporte.

Bernier s’empressa d’ouvrir et de livrerpassage à ceux qui se présentaient.

C’était l’un des substituts du procureurimpérial accompagné de son greffier.

M. Meslin mit le membre du parquet aucourant de ce qui s’était passé et de ce qu’il avait fait, puis ille conduisit dans les endroits déjà visités.

– C’est fort bien, dit le magistrat aucommissaire en regagnant la loge de Bernier ; vous n’avez plusqu’à envoyer le corps à la Morgue et m’adresser votre rapport avecles pièces à conviction. Je vais conférer immédiatement de cetteaffaire avec M. le procureur impérial.

Et, sans prolonger davantage sa visite, lesubstitut se fit ouvrir la porte et s’éloigna.

Pendant que se passaient ces derniersincidents, le docteur avait rédigé son rapport ; et, pendantqu’on descendait le cadavre et qu’on l’étendait sur la civière,M. Meslin remplit un imprimé qu’il avait tiré de sonportefeuille.

C’était un ordre d’envoi à la Morgue, documentsinistre, lugubre et ainsi rédigé, une fois les blancsremplis :

Ordre pour la réception d’un cadavre à la Morgue deParis.

« Nous, Robert-Louis Meslin, commissairede police de la ville de Paris, spécialement chargé du quartier del’Arsenal, requérons le greffier de la Morgue de recevoir uncadavre du sexe masculin, paraissant âgé de soixante ans, taille 1mètre 64 centimètres, cheveux gris, front bombé, sourcils châtains,yeux bleus, nez ordinaire, bouche moyenne, visage rond ».

« Marques particulières : Deuxblessures, l’une au côté droit du cou, l’autre à l’ainegauche ».

« Vêtu d’un pantalon et d’un gilet dedrap noir et d’un paletot marron. Le linge porte lesinitiales : L. R. Cravate noire, bottines de cuir, àdoubles semelles ».

« Le tout ainsi qu’il a été constaté parnotre procès-verbal du 4 mars 18…, adressé le même jour à lapréfecture de police et à M. le procureur impérial ».

« Le greffier de la Morgue donnera unrécépissé du cadavre et des effets ci-dessus détaillés aux nommésPierre Leroux et Jean Bourgeois, commissionnaires-porteurs, chargésdu transport ».

« Fait en notre bureau, le 4 mars18… »

« Le commissaire de police, »

« R. MESLIN. »

M. Meslin remit cet ordre aux deuxhommes, enveloppa le couteau ensanglanté, l’argent, deux ou troisclefs et les bijoux trouvés sur l’inconnu, et, après avoirrecommandé à Bernier, ainsi qu’à sa femme, de surveiller tous lesindividus qui se présenteraient dans la maison, il sortit, enemmenant son secrétaire et le docteur.

Quelques instants après, la civière,hermétiquement close et renfermant le mort, franchissait le seuildu n° 13.

Bernier et le capitaine Martin étaient fortémus de ce drame auquel ils étaient indirectement mêlés.

Quant à la brave concierge et aux épouxChapuzi, ils étaient épouvantés.

À l’idée de comparaître devant le juged’instruction et devant la cour d’assises, si on arrêtaitl’assassin, l’ex-employé des contributions tremblait de tous sesmembres.

S’il n’eût été aussi complètement à l’abri detout soupçon, on eût facilement pu le prendre pour le coupable.

Dans un seul de ses appartements, celui deMme Bernard, tout était dans le même état que laveille.

La jeune femme n’avait attaché aucuneimportance aux questions que lui avait adressées sa garde ;elle ne soupçonnait rien de ce qui s’était passé la nuitprécédente, à quelques pas de sa chambre ; et, toujourscouchée, car elle était encore très faible, elle allaitait sonenfant, en le couvrant avec tendresse de ses regards humides.

La brave sœur de charité s’efforçait, à l’aidede douces paroles, de lui rendre du courage ; mais la maladene pouvait retenir ses pleurs. Elles roulaient lentement sur sesjoues amaigries, pour tomber de là sur le nouveau-né qu’ellepressait sur son sein.

On eût dit que la pauvre mère baptisait safille avec ses larmes.

Au dehors, dans la rue, l’émotion n’était pasmoins grande qu’à l’intérieur du n° 13.

L’arrivée de la civière, sa sortie, le soinavec lequel la porte restait fermée, tout cela avait été remarquédes voisins. Sans savoir au juste ce qui s’était passé dans lapetite maison si paisible d’ordinaire, ils devinaient qu’elle étaitdevenue tout à coup le théâtre de quelque drame.

Les curieux se renouvelaient sans cesse.

À midi, ils étaient encore là.

On voulait des détails et les plus hardistentaient d’entrer dans la maison ; mais le concierge enrefusait la porte. Toutes les ruses échouaient devant sasurveillance.

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