Le N°13 de la rue Marlot

Chapitre 18À SAINT-LAZARE

Transférée à la prison de Saint-Lazare, surl’ordre de M. de Fourmel, Mlle Rumignyavait été placée dans le quartier des prévenues.

Le juge d’instruction, qui, malgré sasévérité, était loin d’être un homme inhumain, avait recommandé,ainsi que nous l’avons dit, que la prisonnière fût entourée de tousles soins nécessaires. Il avait également ordonné de la tenir ausecret le plus absolu.

Sauf le médecin de l’établissement et lessœurs, personne ne devait arriver jusqu’à elle.

Afin de suivre complètement ces instructions,le directeur de la maison d’arrêt avait fait installer sa nouvellepensionnaire au troisième étage, dans une des cellules de lasection des nourrices.

Cette cellule, où on renfermait d’ordinairedeux ou trois détenues, était suffisamment grande. Elle recevaitair et jour par une large fenêtre grillée, qui donnait sur cettecour dans laquelle on voit encore, ombragé par quelques arbresmaladifs, le lavoir où, selon la légende créée par Eugène Sue,Fleur-de-Marie lessivait son linge.

Le plancher de cette pièce était usé à forced’avoir été lavé. Tout son ameublement se composait d’un litmeilleur que celui de bien des pauvres gens, d’une table de bois,de deux chaises de paille et d’un poêle de faïence, dont le tuyaunoir tranchait sur la blancheur glaciale des murs peints à lachaux.

C’était là, dans cette chambre sordide,qu’allait passer de longs et douloureux jours la jeune fille dontl’enfance avait été entourée de soins et de bien-être ;c’était là qu’allait souffrir, sans une main amie pour serrer lasienne, sans une voix affectueuse pour lui murmurer :Courage ! celle que l’amour avait perdue.

Heureusement encore que, peu d’instants aprèsl’arrivée de Marguerite, le greffe de la prison avait reçu d’unanonyme, à l’adresse de Mlle Rumigny, une somme decent francs. On avait pu mettre la pauvre femme au régime de lapistole, c’est-à-dire lui donner du feu, du linge et des draps, ceque le directeur de Saint-Lazare, hâtons-nous de le dire, eût faitd’ailleurs gratuitement, cela est certain, par pitié et en dépitdes règlements.

Car l’état de Marguerite était grave. À lasuite des émotions violentes qu’elle avait éprouvées et de laterreur qu’elle avait eue au Dépôt, terreur dont la conséquence, lamort de son enfant, était terrible, la malheureuse mère avait étéfrappée d’un transport au cerveau.

Le docteur craignait une fièvre cérébrale quedevaient rendre encore plus dangereuse les conditionsphysiologiques toutes particulières dans lesquelles se trouvait lajeune femme. Il ne répondait pas d’elle.

Pendant quinze jours, en effet,Mlle Rumigny fut en danger. Malgré les soinsintelligents et dévoués de la sœur qui la gardait, elle faillitmourir.

Le directeur de Saint-Lazare, queM. Adolphe Morin était venu voir, avait été touché del’indulgence et de la bonté de ce parent.

– J’ignore, lui avait dit le neveu deM. Rumigny, si ma cousine est coupable ; ce qui arriveest pour nous tous un irréparable malheur ; mais ce que je neveux pas oublier, c’est qu’elle est la fille d’un homme qui a étépour moi un second père. Ayez donc pour elle, je vous prie, autantd’égards que vous le permettent vos fonctions ; ne la laissezmanquer de rien ; je me charge de tout. Qui sait ! lamalheureuse n’a peut-être été qu’un instrument inconscient entreles mains du misérable qui l’a abandonnée.

Et l’excellent M. Morin, – c’est ainsiqu’on l’appelait à la direction et au greffe, – venait presquechaque jour prendre des nouvelles de la prisonnière.

Il avait fait, de plus, une chose qui étaitbien de nature à lui mériter la sympathie de tous et lareconnaissance de Marguerite ; il avait arraché son enfant àla fosse commune.

Grâce à lui, le petit corps reposait aucimetière Montmartre sous des touffes de roses.

Lorsqu’on lui parlait de cette bonne action,il répondait en rougissant :

– La pauvre mère pourra au moins allerprier sur la tombe de sa fille, lorsqu’elle sera mise en liberté.Personne ne désire plus vivement que moi la manifestation de soninnocence et son retour à la santé.

L’un des vœux de cet ami si dévoué devaits’exaucer plus rapidement qu’on ne l’espérait. La jeunesse eutenfin raison de la maladie ; le médecin de Saint-Lazareaffirma un matin que Mlle Rumigny était sauvée.

Mais, si le corps retrouvait des forces, l’âmerestait brisée.

Lorsque Marguerite put se rendre compte de cequi s’était passé depuis cette sinistre soirée où elle avait voulumourir, lorsqu’elle se souvint – son premier cri avait été :Ma fille ! – de cette nuit terrible où l’épouvante lui avaitenlevé la raison, elle tomba dans un si profond désespoir que ceuxqui la visitaient se demandaient si la mort n’eût pas été pour elleune délivrance.

La malheureuse restait immobile et muette desjournées entières, insensible aux douces paroles de la sœur, sagardienne, qui lui offrait tous les secours de la religion.

On ne la voyait tressaillir que lorsque lescris des enfants – nous avons dit que sa cellule était dans lasection des nourrices – venaient jusqu’à elle. Alors ellepleurait.

Informé par le directeur de Saint-Lazare quela prévenue était en état de répondre à la justice,M. de Fourmel, par humanité, attendit encore quelquetemps ; puis un jour, au lieu de la faire amener à soncabinet, il vint la trouver dans sa cellule.

Il était seul, ce qui n’était pas légal, cartout interrogatoire doit être fait en présence d’un greffier, afinque les moindres réponses du prisonnier soient consignées dans unprocès-verbal.

En voulant que les choses se passent ainsi, lelégislateur, nous le pensons du moins, n’a pas eu pour seul but demettre le prévenu dans l’impossibilité de nier le lendemain cequ’il a dit la veille ; il a été plus loin encore : il avoulu défendre le prévenu contre lui-même.

On conçoit, en effet, qu’entre les mains d’unmagistrat habile qui l’interroge dans la solitude de sa cellule, leprisonnier s’abandonne aisément. Le ton avec lequel on lui parlepeut lui faire oublier qu’il répond au représentant de laloi ; les promesses peuvent le séduire, le tour de laconversation l’entraîner à des explications que le juge est librede prendre pour des aveux.

La loi, plus digne, ne veut ni de cette lutteni de ces pièges. En Angleterre, on va plus loin encore :l’accusé ne doit pas même être interrogé.

En voyant entrer M. de Fourmel,Mlle Rumigny ne reconnut pas tout d’abord ;mais au son de sa voix elle se souvint, et son visage, déjà sipâle, devint livide.

– Mademoiselle, lui dit le juged’instruction, il ne tient qu’à vous d’en terminer rapidement avecla détention sévère à laquelle j’ai dû vous soumettre, c’est de medire la vérité tout entière.

– La vérité ! répondit tristement lajeune femme, à quel sujet ? Je ne sais rien.

– Vous ignoriez que votre père dût venirà Paris ?

– Il n’avait pas répondu à mes lettres,je n’espérais plus le voir.

– M. Rumigny savait où vousdemeuriez ?

– Je le lui avais écrit.

– Vous lui aviez fait part de ce moyenqu’emploie M. Tissot pour rentrer à toute heure, sans avoirbesoin de dire son nom aux concierges de votre maison ?

– Jamais, monsieur.

– Comment l’aurait-il connu ?

– Je n’en sais rien.

– C’est cependant vous qui avez indiqué àBalterini ce même moyen ?

– Oui, je l’avoue.

– Croyez-vous que ce soit Balterini quiait fait connaître ce signal à M. Rumigny ?

– Robert ?

– Oui, Robert Balterini, puisque c’estlui qui a frappé votre père. Vous comprenez que M. Rumigny n’apu s’introduire secrètement rue Marlot que grâce à cet homme ougrâce à vous. Aucun des locataires de la maison ne connaissaitM. Rumigny et n’était intéressé à le faire disparaître.

Une pensée terrible traversa sans doute en cemoment l’esprit de Marguerite, car sa pâleur devint effrayante, etelle bégaya en sanglotant :

– Oh ! laissez-moi, monsieur,laissez-moi ; je ne vous répondrai plus !

M. de Fourmel, à qui cette émotionnouvelle de la prisonnière n’avait pas échappé, insistacependant.

– Vous savez tout au moins où estBalterini ?

– Non, monsieur, non, je ne sais rien, jene dirai rien, gémit la malheureuse.

– Vous comprenez, termina le juged’instruction, dans quel sens je dois interpréter votre refus derépondre. Vous réfléchirez, je l’espère, aux conséquences fortgraves que ce système peut avoir pour vous ; jereviendrai !

Mlle Rumigny laissa partir lemagistrat sans ajouter un seul mot, et lorsqu’elle se vit seule,elle se jeta à genoux en murmurant :

– Mon Dieu ! sauvez-le ! Que,seule, je sois punie !

Quelques jours plus tard,M. de Fourmel revint à Saint-Lazare, accompagné cettefois de son greffier ; mais il essaya vainement de faireparler Marguerite ; elle s’en tint aux réponses sommairesqu’elle lui avait faites précédemment.

On eût dit que la jeune femme s’étaitirrévocablement tracée une ligne de conduite, dont nulleinsistance, nul piège, nul détour ne pouvaient la faire dévier.

Sans se lasser, le magistrat fit troisnouvelles tentatives à des intervalles irréguliers, mais sans plusde succès. Au bout d’un mois, il était aussi peu avancé que lepremier jour.

– Mademoiselle, dit-il à Marguerite aumoment de se séparer d’elle pour la dernière fois, il est de mondevoir de vous avertir que votre refus de répondre est, pour moi,un aveu tacite de votre complicité. Vous pouvez choisir undéfenseur, car je vais demander votre envoi en cour d’assises commecomplice de l’assassinat de votre père.

– Soit ! monsieur, répondit àdemi-voix la prisonnière avec un accent de résignation impossible àrendre.

– Vous n’ignorez pas que le complice d’uncrime encourt la même pénalité que l’auteur principal d’un crime.Songez qu’il s’agit, pour Balterini, d’un meurtre avec guet-apens,et, pour vous, d’un parricide.

– Je n’ai rien à vous dire, faites de moice que vous voudrez !

Convaincu qu’il n’obtiendrait rien de laprisonnière, M. de Fourmel se décida à se retirer.Cependant il ne sortit de Saint-Lazare qu’après avoir levé lesecret sous le régime duquel était Mlle Rumignydepuis son entrée dans la prison, secret dont le jeune juged’instruction n’avait pas manqué de renouveler l’ordonnance chaquedix jours, ainsi que le veut l’article 613 du Code d’instructioncriminelle, article trop peu respecté.

En rentrant au Palais, fort ennuyé de sonéchec, M. de Fourmel reçut la carte d’un homme dont ilavait certes à peu près oublié le nom : William Dow.

Si mal disposé qu’il fût, il ordonnad’introduire l’Américain, auquel il ne manqua pas d’offrir unsiège.

– Monsieur, dit l’étranger pour répondreau geste du juge d’instruction qui l’invitait à lui faire connaîtrele but de sa visite, vous n’ignorez pas, sans doute, que sans moiMlle Rumigny ne serait pas entre vosmains ?

– Je sais, en effet, monsieur, réponditM. de Fourmel, avec quel dévouement vous vous êtes jeté àl’eau pour la sauver. C’est là un acte de courage dont la justicedoit vous être reconnaissante.

– Je vous remercie, mais si je me permetsde vous rappeler ce fait, ce n’est pas pour en être loué ; àma place, tout homme de cœur, et sachant nager, en eût fait autant,c’est pour m’excuser de m’intéresser à cette jeune fille.

Le magistrat s’inclina comme pour exprimerqu’il trouvait ce sentiment tout naturel.

William Dow poursuivit :

– Permettez-moi alors de vous parler sansdétours.

– Faites, monsieur.

– Mlle Rumigny est àSaint-Lazare ; la croyez-vous donc complice de la mortviolente de son père ? Pardonnez-moi cette indiscrétion.

– Je vais vous répondre avec une égalefranchise. Oui, Mlle Rumigny est complice de cecrime, dont Balterini est l’auteur principal. Les faits me sontmathématiquement démontrés, aussi bien par la correspondance quej’ai saisie que par le mutisme de cette jeune femme ; jedevrais presque dire par ses aveux.

– Vous ne pourriez, en conséquence,retarder la marche de cette affaire ?

– En agissant ainsi, je manquerais à tousmes devoirs.

– Je le regrette vivement, car il mesemble, monsieur, que si j’avais quelques semaines devant moi, ilme serait possible de vous prouver l’innocence deMlle Rumigny.

– Je comprends parfaitement et j’appréciele sentiment qui vous guide, mais ma conviction est tout autre.Nous autres magistrats, monsieur, nous ne sommes pas desrêveurs ; nous allons droit au but, sans nous préoccuper desconséquences de nos actes. Nous n’obéissons qu’à notreconscience.

Ces mots avaient été prononcés d’un ton quicoupait court à tout entretien.

William Dow le comprit.

Plein de confiance dans ses déductions, imbude son impeccabilité, M. de Fourmel était redevenu, mêmeavec celui qui lui avait été si utile, le magistrat sec ettranchant que nous connaissons.

– Monsieur, dit l’Américain en se levant,je n’insisterai pas davantage et j’arrive au second motif de cettevisite. Mes affaires me rappelant en Amérique, j’ai voulu, pardéférence, vous prévenir de mon départ. Il me sera peut-êtreimpossible, malgré tout mon désir, d’être de retour pour l’époquedes débats.

– Je vous remercie, monsieur, de cettedémarche ; votre déposition écrite sera lue à l’audience.

L’étranger salua et prit congé deM. de Fourmel.

Quelques minutes après, il sonnait au secondétage du n° 11 de la rue Bonaparte, chezMe Lachaud.

Le célèbre avocat était chez lui et libre, parhasard.

William Dow fut immédiatement introduit dansce cabinet dont les échos pourraient redire tant de mystérieux etterribles secrets.

Il y resta longtemps et quand il en sortit, saphysionomie, si calme d’ordinaire, exprimait la plus vivesatisfaction.

Le lendemain matin,Mlle Rumigny recevait la lettre suivante, lettredécachetée par le greffe, ainsi que l’ordonnent les règlements.

« Mademoiselle,

« Il y a deux mois, en vous quittant à laporte du Dépôt de la préfecture de police, je vous ai dit :Courage ; aujourd’hui, je viens vous répéter le mêmemot : Courage ! Si vous pensez devoir quelquereconnaissance à celui qui vous a sauvée, suivez mon conseil :priez Me Lachaud de se charger de votre défense. Àvotre premier appel, il se rendra près de vous.

« Bientôt vous me reverrez.

« WILLIAM DOW. »

– Lui ! murmura la prisonnière, luiencore ! Lui dois-je de la reconnaissance ? La mortn’eût-elle pas été préférable à tout ce que je souffre ?Pourquoi me faire défendre ?

Cependant elle écrivit à l’illustre maître,et, comme le lui avait affirmé l’Américain,Me Lachaud accourut.

Marguerite ne l’avait jamais vu, maislorsqu’il parut sur le seuil de sa cellule, il lui sembla qu’ellele connaissait depuis longtemps, car, s’élançant au-devant de lui,elle s’écria, en joignant ses mains amaigries et avec un accentd’inexprimable gratitude :

– Oh ! merci, monsieur, merci d’êtrevenu !

– C’était mon devoir, mademoiselle,répondit Me Lachaud avec bonté.

Il avait conduit doucement sa cliente jusqu’ausiège qu’elle avait quitté pour venir au-devant de lui, et s’étaitassis auprès d’elle.

Il n’est pas un de nos lecteurs qui neconnaisse le plus grand avocat criminel de notre époque ; nouspourrions donc nous dispenser d’en esquisser le portrait ;mais c’est une telle bonne fortune pour un écrivain d’avoir àparler d’un maître dont le nom reste attaché à presque toutes lesgrandes causes judiciaires depuis vingt-cinq ans, qu’on nouspermettra de lui consacrer quelques lignes.

Nous ne savons pas, d’ailleurs, de physionomieplus intéressante.

Il faut avoir entenduMe Lachaud plusieurs fois pour comprendre lesformes multiples de son talent oratoire. Nul défenseur ne saitmieux employer avec le jury la langue qui lui convient. Peu luiimporte alors de bien dire, dans le sens académique du mot ;il veut convaincre, et il sait que ce n’est pas avec des fleurs derhétorique et des périphrases redondantes qu’on obtient cerésultat, lorsqu’on parle à des hommes habitués, par leur genre devie, à voir les choses simplement, telles qu’elles sont, et aussi àdes auditeurs qui se révoltent instinctivement contre l’influenceque peur avoir l’éloquence sur leurs esprits.

Avec Me Lachaud, pasd’analyses subtiles, pas de pièges, des faits, rien que des faits,des déductions mathématiques et des preuves palpables.

Et comme il sait émouvoir ensuite, quand,après s’être adressé à la raison, il s’adresse au cœur desjurés ! Quels accents irrésistibles ! Comme il saitabandonner celui de ses juges qu’il voit persuadé, pour luttercontre cet autre dont il devine l’indécision.

C’est tout particulièrement dans cettecirconstance que ce regard étrange qu’il possède devient pour luiune arme puissante. Cet œil fixe, immobile, semble une épéetoujours droit au corps de son adversaire, pendant que, de l’autre,il surveille et maintient ceux qu’il a déjà vaincus. On dirait unde ces vaillants duellistes du dernier siècle qui s’escrimaient àla fois de la dague et de l’épée.

Mais que Me Lachaud ait àdéfendre tout autre qu’un criminel ; qu’il plaide devant lestribunaux civils ou la police correctionnelle, comme il s’élèvealors au niveau des grands orateurs, comme il donne une librecarrière à son esprit charmant, comme ses lèvres ont des souriresironiques, comme sa voix devient flexible, railleuse etmordante !

Du reste, et pour terminer d’un seul mot, quipeint Me Lachaud mieux que nous ne pourrions lefaire, c’est l’avocat de notre époque qui a gagné le plus grandnombre de procès.

Son inépuisable bienveillance ne lui permetpas cependant de toujours choisir ses causes.

Mais la défense deMlle Rumigny était sans doute une de celles quiplaisaient à son cœur et à son esprit, car il s’entretint longtempsavec la jeune femme.

Lorsqu’il la quitta, Marguerite était pluscalme. On pouvait déjà lire sur sa physionomie moins derésignation. On eût dit qu’elle ne désespérait plus.

Me Lachaud revint voir sacliente deux ou trois fois par semaine, et ces visites duraientdéjà depuis un grand mois, lorsqu’une après-midi, au moment où elles’attendait à voir son défenseur, la porte de sa cellule s’ouvritpour livrer passage à un personnage dont le visage lui étaitinconnu et que le directeur de Saint-Lazare accompagnait.

C’était l’huissier audiencier de la courd’appel ; il venait signifier à la détenue son arrêt de renvoidevant la cour d’assises de la Seine.

Le rapport de M. de Fourmel avaitsuivi cette filière judiciaire qui prouve le soin scrupuleux quipréside en France aux affaires criminelles.

Après avoir été communiqué au procureurimpérial et approuvé par lui, le rapport du juge d’instructionavait été remis au procureur général. Celui-ci avait désigné un deses substituts pour l’examiner, et ce magistrat avait fait sonréquisitoire. Puis ce réquisitoire était revenu entre les mains duprocureur impérial, et de là dans le cabinet deM. de Fourmel, qui avait rendu l’ordonnance de renvoidevant la cour d’assises des auteurs du crime de la rue Marlot.

Quelque soin qu’eût prisMe Lachaud pour armer Mlle Rumignycontre les secousses qui lui étaient réservées, la malheureusen’éprouva pas moins une émotion terrible à la lecture de cet actedont il lui avait été laissé copie, et dans lequel elle étaitaccusée de complicité dans l’assassinat de son père.

À ce document était jointe une longue liste detémoins. Elle la parcourut machinalement, et l’un des noms qui s’ytrouvaient, celui d’Adolphe Morin, réveilla ses plus tristessouvenirs.

Puis, remarquant que William Dow n’y figuraitpas, elle murmura en baissant la tête :

– S’il m’abandonne, pourquoi m’a-t-ilsauvée ?

Quelques jours plus tard, le 5 juillet, ledirecteur de Saint-Lazare vint prévenir sa pensionnaire, à neufheures du matin, qu’elle eût à se préparer pour être conduite à laConciergerie, où le magistrat chargé de présider les assises devaitl’interroger conformément à la loi.

Mlle Rumigny s’habilla, et uneheure plus tard elle montait, en compagnie d’une sœur et d’ungardien, dans une voiture fermée.

Le directeur de Saint-Lazare avait facilementobtenu que la prisonnière fût dispensée de faire la route dans cethorrible véhicule qu’on a si pittoresquement surnommé panier àsalade.

À la Conciergerie, on la fit immédiatemententrer dans le cabinet du directeur, où l’attendaitM. de Belval, président des assises pendant la premièrequinzaine de juillet.

Ce magistrat était un des plus jeunesconseillers de la cour de Paris, où il jouissait à juste titre dela réputation d’un jurisconsulte émérite et d’un fort galanthomme.

Son impartialité était proverbiale. Pour lui,l’accusé n’était coupable qu’après le verdict du jury. Ill’interrogeait toujours sans dureté et écoutait ses explicationsavec une patience extrême. C’était la personnification de lajustice dans sa forme la plus complète.

M. de Belval reçutMlle Rumigny poliment et, l’ayant invitée às’asseoir auprès de la table où lui-même avait pris place, il luidit :

– Mademoiselle, la loi m’ordonne de vousinterroger avant votre comparution devant le jury ; je vaisdonc vous adresser plusieurs questions, mais je désire d’abordsavoir de vous si vous avez l’intention de me répondre, ou si vousdevez persister dans le système que vous avez adopté durant lecours de l’instruction.

– Monsieur, répondit doucement l’accusée,je n’ai adopté aucun système ; je ne sais rien, je ne puisrien répondre. Je ne puis que protester de mon innocence !

Mlle Rumigny, en effet, nedonna à M. de Belval que les courtes explications qu’elleavait fournies à M. de Fourmel. À l’égard de Balterini,elle refusa de nouveau de s’expliquer.

– Je n’ai pas à insister davantage, ditle président, lorsqu’il fut convaincu de l’inutilité de sesefforts ; je ne vous demande pas si vous avez un défenseur, jesais que vous avez choisi Me Lachaud. J’espère qued’ici à l’ouverture des débats votre avocat parviendra à vous fairecomprendre combien votre silence est dangereux pour vous-même.

Et M. de Belval ordonna au directeurde remettre l’accusée aux mains du gardien qui l’avait amenée.

Cinq jours après, le 9 juillet,Mlle Rumigny vit apparaître une seconde fois cemême huissier qui lui avait signifié son arrêt de renvoi.

Il venait lui signifier cette fois son acted’accusation.

C’était le lendemain qu’elle devaitcomparaître en cour d’assises !

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