Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 2Un échec

J’allais à Turin en traversant la Corse.

Je pris à Nice le bateau pour Bastia, et, dès que nous fûmes enmer, je remarquai, assise sur le pont, une jeune femme gentille etassez modeste, qui regardait au loin. Je me dis : « Tiens, voilà matraversée. »

Je m’installai en face d’elle et je la regardai en me demandanttout ce qu’on doit se demander quand on aperçoit une femme inconnuequi vous intéresse : sa condition, son âge, son caractère. Puis ondevine, par ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas. On sonde avecl’œil et la pensée les dedans du corsage et les dessous de la robe.On note la longueur du buste quand elle est assise ; on tâchede découvrir la cheville ; on remarque la qualité de la mainqui révélera la finesse de toutes les attaches, et la qualité del’oreille qui indique l’origine mieux qu’un extrait de naissancetoujours contestable. On s’efforce de l’entendre parler pourpénétrer la nature de son esprit, et les tendances de son cœur parles intonations de sa voix. Car le timbre et toutes les nuances dela parole montrent à un observateur expérimenté toute la contexturemystérieuse d’une âme, l’accord étant toujours parfait, bien quedifficile à saisir, entre la pensée même et l’organe quil’exprime.

Donc j’observais attentivement ma voisine, cherchant les signes,analysant ses gestes, attendant des révélations de toutes sesattitudes.

Elle ouvrit un petit sac et tira un journal. Je me frottai lesmains : « Dis-moi qui tu lis, je te dirai ce que tu penses. »

Elle commença par l’article de tête, avec un petit air contentet friand. Le titre de la feuille me sauta aux yeux : l’Écho deParis. Je demeurai perplexe. Elle lisait une chronique de Scholl.Diable ! c’était une scholliste – une scholliste ? Ellese mit à sourire : une gauloise. Alors pas bégueule, bon enfant.Très bien. Une scholliste – oui, ça aime l’esprit français, lafinesse et le sel, même le poivre. Bonne note. Et je pensai :voyons la contre-épreuve.

J’allai m’asseoir auprès d’elle et je me mis à lire, avec nonmoins d’attention, un volume de poésies que j’avais acheté audépart : la Chanson d’amour, par Félix Frank.

Je remarquai qu’elle avait cueilli le titre sur la couverture,d’un coup d’œil rapide, comme un oiseau cueille une mouche envolant. Plusieurs voyageurs passaient devant nous pour la regarder.Mais elle ne semblait penser qu’à sa chronique. Quand elle l’eutfinie, elle posa le journal entre nous deux.

Je la saluai et je lui dis :

– Me permettez-vous, madame, de jeter un coup d’œil sur cettefeuille ?

– Certainement, monsieur.

– Puis-je vous offrir, pendant ce temps, ce volume devers ?

– Certainement, monsieur ; c’est amusant ?

Je fus un peu troublé par cette question. On ne demande pas siun recueil de vers est amusant. Je répondis :

– C’est mieux que cela, c’est charmant, délicat et trèsartiste.

– Donnez alors.

Elle prit le livre, l’ouvrit et se mit à le parcourir avec unpetit air étonné prouvant qu’elle ne lisait pas souvent devers.

Parfois, elle semblait attendrie, parfois elle souriait, maisd’un autre sourire qu’en lisant son journal.

Soudain, je lui demandai :

– Cela vous plaît-il ?

– Oui, mais j’aime ce qui est gai, moi, ce qui est très gai, jene suis pas sentimentale.

Et nous commençâmes à causer. J’appris qu’elle était femme d’uncapitaine de dragons en garnison à Ajaccio et qu’elle allaitrejoindre son mari.

En quelques minutes, je devinai qu’elle ne l’aimait guère, cemari ! Elle l’aimait pourtant, mais avec réserve, comme onaime un homme qui n’a pas tenu grand’chose des espérances éveilléesaux jours des fiançailles. Il l’avait promenée de garnison engarnison, à travers un tas de petites villes tristes, sitristes ! Maintenant, il l’appelait dans cette île qui devaitêtre lugubre. Non, la vie n’était pas amusante pour tout le monde.Elle aurait encore préféré demeurer chez ses parents, à Lyon, carelle connaissait tout le monde à Lyon. Mais il lui fallait aller enCorse maintenant. Le ministre, vraiment, n’était pas aimable pourson mari, qui avait pourtant de très beaux états de services.

Et nous parlâmes des résidences qu’elle eût préférées. Jedemandai :

– Aimez-vous Paris ?

Elle s’écria :

– Oh ! monsieur, si j’aime Paris ! Est-il possible defaire une pareille question ? Et elle se mit à me parler deParis avec une telle ardeur, un tel enthousiasme, une tellefrénésie de convoitise que je pensai : « Voilà la corde dont ilfaut jouer. »

Elle adorait Paris, de loin, avec une rage de gourmandiserentrée, avec une passion exaspérée de provinciale, avec uneimpatience affolée d’oiseau en cage qui regarde un bois toute lajournée, de la fenêtre où il est accroché.

Elle se mit à m’interroger, en balbutiant d’angoisse ; ellevoulait tout apprendre, tout, en cinq minutes. Elle savait les nomsde tous les gens connus, et de beaucoup d’autres encore dont jen’avais jamais entendu parler.

– Comment est M. Gounod ? Et M. Sardou ? Oh !monsieur, comme j’aime les pièces de M. Sardou ! Comme c’estgai, spirituel ! Chaque fois que j’en vois une, je rêvependant huit jours ! J’ai lu aussi un livre de M. Daudet quim’a tant plu ! Sapho, connaissez-vous ça ? Est-il joligarçon, M. Daudet ? L’avez-vous vu ? Et M. Zola, commentest-il ? Si vous saviez comme Germinal m’a fait pleurer !Vous rappelez-vous le petit enfant qui meurt sans lumière ?Comme c’est terrible ! J’ai failli en faire une maladie. Çan’est pas pour rire, par exemple ! J’ai lu aussi un livre deM. Bourget, Cruelle énigme ! J’ai une cousine qui a si bienperdu la tête de ce roman-là qu’elle a écrit à M. Bourget. Moi,j’ai trouvé ça trop poétique. J’aime mieux ce qui est drôle.Connaissez-vous M. Grévin ? Et M. Coquelin ? Et M.Damala ? Et M. Rochefort ? On dit qu’il a tantd’esprit ! Et M. de Cassagnac ? Il paraît qu’il se battous les jours ?…

 

Au bout d’une heure environ, ses interrogations commençaient às’épuiser ; et ayant satisfait sa curiosité de la façon laplus fantaisiste, je pus parler à mon tour.

Je lui racontai des histoires du monde, du monde parisien, dugrand monde. Elle écoutait de toutes ses oreilles, de tout soncœur. Oh ! certes, elle a dû prendre une jolie idée des bellesdames, des illustres dames de Paris. Ce n’étaient qu’aventuresgalantes, que rendez-vous, que victoires rapides et défaitespassionnées. Elle me demandait de temps en temps :

– Oh ! c’est comme ça, le grand monde ?

Je souriais d’un air malin :

– Parbleu. Il n’y a que les petites bourgeoises qui mènent unevie plate et monotone par respect de la vertu, d’une vertu dontpersonne ne leur sait gré…

Et je me mis à saper la vertu à grands coups d’ironie, à grandscoups de philosophie, à grands coups de blague. Je me moquai avecdésinvolture des pauvres bêtes qui se laissent vieillir sans avoirrien connu de bon, de doux, de tendre ou de galant, sans avoirjamais savouré le délicieux plaisir des baisers dérobés, profonds,ardents, et cela parce qu’elles ont épousé une bonne cruche de maridont la réserve conjugale les laisse aller jusqu’à la mort dansl’ignorance de toute sensualité raffinée et de tout sentimentélégant.

Puis, je citai encore des anecdotes, des anecdotes de cabinetsparticuliers, des intrigues que j’affirmais connues de l’universentier. Et, comme refrain, c’était toujours l’éloge discret,secret, de l’amour brusque et caché, de la sensation volée comme unfruit, en passant, et oubliée aussitôt qu’éprouvée.

La nuit venait, une nuit calme et chaude. Le grand navire, toutsecoué par sa machine, glissait sur la mer, sous l’immense plafonddu ciel violet, étoilé de feu.

La petite femme ne disait plus rien. Elle respirait lentement etsoupirait parfois. Soudain elle se leva :

– Je vais me coucher, dit-elle, bonsoir, monsieur.

Et elle me serra la main.

Je savais qu’elle devait prendre le lendemain soir la diligencequi va de Bastia à Ajaccio à travers les montagnes, et qui reste enroute toute la nuit. Je répondis :

– Bonsoir, madame.

Et je gagnai, à mon tour, la couchette de ma cabine.

J’avais loué, dès le matin du lendemain, les trois places ducoupé, toutes les trois pour moi tout seul.

Comme je montais dans la vieille voiture qui allait quitterBastia, à la nuit tombante, le conducteur me demanda si je neconsentirais point à céder un coin à une dame.

Je demandai brusquement :

– À quelle dame ?

– À la dame d’un officier qui va à Ajaccio.

– Dites à cette personne que je lui offrirai volontiers uneplace.

Elle arriva, ayant passé la journée à dormir, disait-elle. Elles’excusa, me remercia et monta.

Ce coupé était une espèce de boîte hermétiquement close et neprenant jour que par les deux portes. Nous voici donc entête-à-tête, là dedans. La voiture allait au trot, au grandtrot ; puis elle s’engagea dans la montagne. Une odeur fraîcheet puissante d’herbes aromatiques entrait par les vitres baissées,cette odeur forte que la Corse répand autour d’elle, si loin queles marins la reconnaissent au large, odeur pénétrante comme lasenteur d’un corps, comme une sueur de la terre verte imprégnée deparfums, que le soleil ardent a dégagés d’elle, a évaporés dans levent qui passe.

Je me remis à parler de Paris, et elle recommença à m’écouteravec une attention fiévreuse. Mes histoires devenaient hardies,astucieusement décolletées, pleines de mots voilés et perfides, deces mots qui allument le sang.

La nuit était tombée tout à fait. Je ne voyais plus rien, pasmême la tache blanche que faisait tout à l’heure le visage de lajeune femme. Seule la lanterne du cocher éclairait les quatrechevaux qui montaient au pas.

Parfois le bruit d’un torrent roulant dans les rochers nousarrivait, mêlé au son des grelots, puis se perdait bientôt dans lelointain, derrière nous.

J’avançai doucement le pied, et je rencontrai le sien qu’elle neretira pas. Alors je ne remuai plus, j’attendis, et soudain,changeant de note, je parlai tendresse, affection. J’avais avancéla main et je rencontrai la sienne. Elle ne la retira pas non plus.Je parlais toujours, plus près de son oreille, tout près de sabouche. Je sentais déjà battre son cœur contre ma poitrine. Certes,il battait vite et fort – bon signe ; – alors, lentement, jeposai mes lèvres dans son cou, sûr que je la tenais, tellement sûrque j’aurais parié ce qu’on aurait voulu.

Mais, soudain, elle eut une secousse comme si elle se fûtréveillée, une secousse telle que j’allai heurter l’autre bout ducoupé. Puis, avant que j’eusse pu comprendre, réfléchir, penser àrien, je reçus d’abord cinq ou six gifles épouvantables, puis unegrêle de coups de poing qui m’arrivaient, pointus et durs, tapantpartout, sans que je puisse les parer dans l’obscurité profonde quienveloppait cette lutte.

J’étendais les mains, cherchant, mais en vain, à saisir sesbras. Puis, ne sachant plus que faire, je me retournai brusquement,ne présentant plus à son attaque furieuse que mon dos, et cachantma tête dans l’encoignure des panneaux.

Elle parut comprendre, au son des coups peut-être, cettemanœuvre de désespéré, et elle cessa brusquement de me frapper.

Au bout de quelques secondes elle regagna son coin et se mit àpleurer par grands sanglots éperdus qui durèrent une heure aumoins.

Je m’étais rassis, fort inquiet et très honteux. J’aurais vouluparler, mais que lui dire ? Je ne trouvais rien !M’excuser ? C’était stupide ! Qu’est-ce que vous auriezdit, vous ! Rien non plus, allez.

Elle larmoyait maintenant et poussait parfois de gros soupirs,qui m’attendrissaient et me désolaient. J’aurais voulu la consoler,l’embrasser comme on embrasse les enfants tristes, lui demanderpardon, me mettre à ses genoux. Mais je n’osais pas.

C’est fort bête ces situations-là !

Enfin, elle se calma, et nous restâmes, chacun dans notre coin,immobiles et muets, tandis que la voiture allait toujours,s’arrêtant parfois pour relayer. Nous fermions alors bien vite lesyeux, tous les deux, pour n’avoir point à nous regarder quandentrait dans le coupé le vif rayon d’une lanterne d’écurie. Puis ladiligence repartait ; et toujours l’air parfumé et savoureuxdes montagnes corses nous caressait les joues et les lèvres, et megrisait comme du vin.

Cristi, quel bon voyage si… si ma compagne eût été moinssotte !

Mais le jour lentement se glissa dans la voiture, un jour pâlede première aurore. Je regardai ma voisine. Elle faisait semblantde dormir. Puis le soleil, levé derrière les montagnes, couvritbientôt de clarté un golfe immense tout bleu, entouré de montsénormes aux sommets de granit. Au bord du golfe une ville blanche,encore dans l’ombre, apparaissait devant nous.

Ma voisine alors fit semblant de s’éveiller, elle ouvrit lesyeux (ils étaient rouges), elle ouvrit la bouche comme pourbâiller, comme si elle avait dormi longtemps. Puis elle hésita,rougit, et balbutia :

– Serons-nous bientôt arrivés ?

– Oui, madame, dans une heure à peine.

Elle reprit en regardant au loin :

– C’est très fatigant de passer une nuit en voiture.

– Oh ! oui, cela casse les reins.

– Surtout après une traversée.

– Oh ! oui.

– C’est Ajaccio devant nous ?

– Oui, madame.

– Je voudrais bien être arrivée.

– Je comprends ça.

Le son de sa voix était un peu troublé ; son allure un peugênée, son œil un peu fuyant. Pourtant elle semblait avoir toutoublié.

Je l’admirais. Comme elles sont rouées d’instinct, cesmâtines-là ? Quelles diplomates !

Au bout d’une heure, nous arrivions, en effet ; et un granddragon, taillé en hercule, debout devant le bureau, agita unmouchoir en apercevant la voiture.

Ma voisine sauta dans ses bras avec élan et l’embrassa vingtfois au moins, en répétant : – Tu vas bien ? Comme j’avaishâte de te revoir !

Ma malle était descendue de l’impériale et je me retiraisdiscrètement quand elle me cria : – Oh ! monsieur, vous vousen allez sans me dire adieu.

Je balbutiai :

– Madame, je vous laissais à votre joie.

Alors elle dit à son mari : – Remercie monsieur, monchéri ; il a été charmant pour moi pendant tout le voyage. Ilm’a même offert une place dans le coupé qu’il avait pris pour luitout seul. On est heureux de rencontrer des compagnons aussiaimables.

Le mari me serra la main en me remerciant avec conviction.

La jeune femme souriait en nous regardant… Moi je devais avoirl’air fort bête !

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