Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 11Divorce

Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dixans plaide et obtient toutes les séparations entre époux malassortis, ouvrit la porte de son cabinet et s’effaça pour laisserpasser le nouveau client.

C’était un gros homme rouge, à favoris blonds et durs, un hommeventru, sanguin et vigoureux. Il salua :

– Prenez un siège, dit l’avocat.

Le client s’assit et, après avoir toussé :

– Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans uneaffaire de divorce.

– Parlez, monsieur, je vous écoute.

– Monsieur, je suis un ancien notaire.

– Déjà !

– Oui, déjà. J’ai trente-sept ans.

– Continuez.

– Monsieur, j’ai fait un mariage malheureux, trèsmalheureux.

– Vous n’êtes pas le seul.

– Je le sais et je plains les autres ; mais mon cas esttout à fait spécial et mes griefs contre ma femme d’une nature trèsparticulière. Mais je commence par le commencement. Je me suismarié d’une façon très bizarre. Croyez-vous aux idéesdangereuses ?

– Qu’entendez-vous par là ?

– Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pourcertains esprits que le poison pour le corps ?

– Mais, oui, peut-être.

– Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nousrongent, nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pasleur résister. C’est une sorte de phylloxera des âmes. Si nousavons le malheur de laisser une de ces pensées-là se glisser ennous, si nous ne nous apercevons pas dès le début qu’elle est uneenvahisseuse, une maîtresse, un tyran, qu’elle s’étend heure parheure, jour par jour, qu’elle revient sans cesse, s’installe,chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe toute notreattention et change l’optique de notre jugement, nous sommesperdus.

Voici donc ce qui m’est arrivé, monsieur. Comme je vous l’aidit, j’étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, maispauvret, mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants,obligé de limiter tous mes goûts, oui, tous ! et c’est dur àmon âge.

Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces desquatrièmes pages des journaux, les offres et demandes, les petitescorrespondances, etc., etc. ; et il m’était arrivé plusieursfois, par ce moyen, de faire faire à quelques clients des mariagesavantageux.

Un jour, je tombe sur ceci : « Demoiselle jolie, bien élevée,comme il faut, épouserait homme honorable et lui apporterait deuxmillions cinq cent mille francs bien nets. Rien des agences. »

Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué etun filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber surles mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle auxdeux millions cinq cent mille francs.

Le filateur dit : « Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ?»

L’avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents concludans ces conditions, et il donna des détails ; puis il ajouta,en se tournant vers moi :

– Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même ? Cristi,ça t’enlèverait des soucis, deux millions cinq cent millefrancs.

Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d’autrechose.

Une heure plus tard je rentre chez moi.

Il faisait froid cette nuit-là. J’habitais d’ailleurs unevieille maison, une de ces vieilles maisons de province quiressemblent à des champignonnières. En posant la main sur la rampede fer de l’escalier, un frisson glacé m’entra dans le bras, etcomme j’étendais l’autre pour trouver le mur, je sentis, en lerencontrant, un second frisson m’envahir, plus humide, celui-là, etils se joignirent dans ma poitrine, m’emplirent d’angoisse, detristesse et d’énervement. Et je murmurai, saisi par un brusquesouvenir :

– Sacristi, si je les avais, les deux millions cinq centmille !

Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faitepar une bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d’ici,cette chambre ! un grand lit sans rideaux, une armoire, unecommode, une toilette, pas de feu. Des habits sur les chaises, despapiers par terre. Je me mis à chantonner, sur un air decafé-concert, car je fréquente quelquefois ces endroits-là :

Deux millions,

Deux millions

Sont bons

Avec cinq cent mille

Et femme gentille.

Au fait, je n’avais pas encore pensé à la femme et j’y songeaitout à coup en me glissant dans mon lit. J’y songeai même si bienque je fus longtemps à m’endormir.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelaique je devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaireimportante. Il fallait donc me lever à six heures – et il gelait. –Cristi de cristi, les deux millions cinq cent mille !

Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans uneodeur de poêle rougi, de vieux papiers, l’odeur des papiers deprocédure avancés – rien ne pue comme ça – et une odeur de clercs –bottes, redingotes, chemises, cheveux et peau, peau d’hiver peulavée, le tout chauffé à dix-huit degrés.

Je déjeunai, comme tous les jours, d’une côtelette brûlée etd’un morceau de fromage. Puis je me remis au travail.

C’est alors que je pensai très sérieusement pour la premièrefois à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Quiétait-ce ? Pourquoi ne pas écrire ? Pourquoi ne passavoir ?

Enfin, monsieur, j’abrège. Pendant quinze jours cette idée mehanta, m’obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petitesmisères dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là,presque sans m’en apercevoir, me piquaient à présent comme descoups d’aiguille, et chacune de ces petites souffrances me faisaitsonger aussitôt à la demoiselle aux deux millions cinq centmille.

Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire unechose, monsieur, on se la figure telle qu’on l’espère.

Certes, il n’était pas très naturel qu’une jeune fille de bonnefamille, dotée d’une façon aussi convenable, cherchât un mari parla voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cettefille fût honorable et malheureuse.

D’abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francsne m’avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommeshabitués, nous autres qui lisons toutes les offres de cette nature,à des propositions de mariage accompagnées de six, huit, dix oumême douze millions. Le chiffre de douze millions est même assezcommun. Il plaît. Je sais bien que nous ne croyons guère à laréalité de ces promesses. Elles nous font cependant entrer dansl’esprit ces nombres fantastiques, rendent vraisemblables, jusqu’àun certain point, pour notre crédulité inattentive, les sommesprodigieuses qu’ils représentent et nous disposent à considérer unedot de deux millions cinq cent mille francs comme très possible,très morale.

Donc, une jeune fille, enfant naturelle d’un parvenu et d’unefemme de chambre, ayant hérité brusquement de son père, avaitappris du même coup la tache de sa naissance, et pour ne pas avoirà la dévoiler à quelque homme qui l’aurait aimée, faisait appel auxinconnus par un moyen fort usité qui comportait en lui-même unesorte d’aveu de tare originelle.

Ma supposition était stupide. Je m’y attachai cependant. Nousautres, notaires, nous ne devrions jamais lire des romans ; etj’en ai lu, monsieur.

Donc j’écrivis, comme notaire, au nom d’un client, etj’attendis.

Cinq jours plus tard, vers trois heures de l’après-midi, j’étaisen train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clercm’annonça :

– Mlle Chantefrise.

– Faites entrer.

Alors apparut une femme d’environ trente ans, un peu forte,brune, l’air embarrassé.

– Asseyez-vous, mademoiselle.

Elle s’assit et murmura :

– C’est moi, monsieur.

– Mais, mademoiselle, je n’ai pas l’honneur de vousconnaître.

– La personne à qui vous avez écrit.

– Pour un mariage ?

– Oui, monsieur.

– Ah ! très bien !

– Je suis venue moi-même, parce qu’on fait mieux les choses enpersonne.

– Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vousmarier ?

– Oui, monsieur.

– Vous avez de la famille ?

Elle hésita, baissa les yeux et balbutia :

– Non, monsieur… Ma mère… et mon père… sont morts.

Je tressaillis. – Donc j’avais deviné juste – et une vivesympathie s’éveilla brusquement dans mon cœur pour cette pauvrecréature. Je n’insistai pas, pour ménager sa sensibilité, et jerepris :

– Votre fortune est bien nette ?

Elle répondit, cette fois, sans hésiter :

– Oh ! oui, monsieur.

Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne medéplaisait pas, bien qu’un peu mûre, plus mûre que je n’avaispensé. C’était une belle personne, une forte personne, unemaîtresse femme. Et l’idée me vint de lui jouer une jolie petitecomédie de sentiment, de devenir amoureux d’elle, de supplanter monclient imaginaire, quand je me serais assuré que la dot n’était pasillusoire. Je lui parlai de ce client que je dépeignis comme unhomme triste, très honorable, un peu malade.

Elle dit vivement :

– Oh ! monsieur, j’aime les gens bien portants.

– Vous le verrez, d’ailleurs, mademoiselle, mais pas avant troisou quatre jours, car il est parti hier pour l’Angleterre.

– Oh ! que c’est ennuyeux, dit-elle.

– Mon Dieu ! oui et non. Êtes-vous pressée de retournerchez vous ?

– Pas du tout.

– Eh bien, restez ici. Je m’efforcerai de vous faire passer letemps.

– Vous êtes trop aimable, monsieur.

– Vous êtes descendue à l’hôtel ?

Elle nomma le premier hôtel de Rouen.

– Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur…notaire de vous offrir à dîner ce soir. Elle parut hésiter,inquiète, indécise ; puis elle se décida :

– Oui, monsieur.

– Je vous prendrai chez vous à sept heures.

– Oui, monsieur.

– Alors, à ce soir, mademoiselle ?

– Oui, monsieur.

Et je la reconduisis jusqu’à ma porte.

À sept heures j’étais chez elle. Elle avait fait des frais detoilette pour moi et me reçut d’une façon très coquette.

Je l’emmenai dîner dans un restaurant où j’étais connu, et jecommandai un menu troublant.

Une heure plus tard, nous étions très amis et elle me contaitson histoire. Fille d’une grande dame séduite par un gentilhomme,elle avait été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent,ayant hérité de grosses sommes de son père et de sa mère, dont ellene dirait jamais les noms, jamais. Il était inutile de les luidemander, inutile de la supplier, elle ne les dirait pas. Comme jetenais peu à les savoir, je l’interrogeai sur sa fortune. Elle enparla aussitôt en femme pratique, sûre d’elle, sûre des chiffres,des titres, des revenus, des intérêts et des placements. Sacompétence en cette matière me donna aussitôt une grande confianceen elle, et je devins galant, avec réserve cependant ; mais jelui montrai clairement que j’avais du goût pour elle.

Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, etj’en bus, ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairementque j’allais devenir entreprenant, et j’eus peur, peur de moi, peurd’elle, peur qu’elle ne fût aussi un peu émue et qu’elle nesuccombât. Pour me calmer, je recommençai à lui parler de sa dot,qu’il faudrait établir d’une façon précise, car mon client étaithomme d’affaires.

Elle répondit avec gaieté : – Oh ! je sais. J’ai apportétoutes les preuves.

– Ici, à Rouen ?

– Oui, à Rouen.

– Vous les avez à l’hôtel ?

– Mais oui.

– Pouvez-vous me les montrer ?

– Mais oui.

– Ce soir ?

– Mais oui. Cela me sauvait de toutes les façons. Je payail’addition, et nous voici rentrant chez elle. Elle avait, en effet,apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je les tenais, jeles palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie au cœur queje fus pris aussitôt d’un violent désir de l’embrasser. Jem’entends, d’un désir chaste, d’un désir d’homme content. Et jel’embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois… si bien que… lechampagne aidant… je succombai… ou plutôt… non… elle succomba.

Ah ! monsieur, j’en fis une tête, après cela… et elledonc ! Elle pleurait comme une fontaine, en me suppliant de nepas la trahir, de ne pas la perdre. Je promis tout ce qu’ellevoulut, et je m’en allai dans un état d’esprit épouvantable.

Que faire ? J’avais abusé de ma cliente. Cela n’eût étérien si j’avais eu un client pour elle, mais je n’en avais pas.C’était moi, le client, le client naïf, le client trompé, trompépar lui-même. Quelle situation ! Je pouvais la lâcher, c’estvrai. Mais la dot, la belle dot, la bonne dot, palpable,sûre ! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvrefille, après l’avoir ainsi surprise ? Mais que d’inquiétudesplus tard !

Combien peu de sécurité avec une femme qui succombaitainsi !

Je passai une nuit terrible d’indécision, torturé de remords,ravagé de craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, aumatin, ma raison s’éclaircit. Je m’habillai avec recherche et je meprésentai, comme onze heures sonnaient, à l’hôtel qu’ellehabitait.

En me voyant elle rougit jusqu’aux yeux.

Je lui dis :

– Mademoiselle, je n’ai plus qu’une chose à faire pour réparermes torts. Je vous demande votre main.

Elle balbutia :

– Je vous la donne.

Je l’épousai.

Tout alla bien pendant six mois.

J’avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment jen’avais pas un reproche, mais pas un seul à adresser à mafemme.

Cependant je remarquai peu à peu que, de temps en temps, ellefaisait de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semainele mardi, une semaine le vendredi. Je me crus trompé, je lasuivis.

C’était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descenditla rue de la République, tourna à droite, par la rue qui suit lepalais archiépiscopal, puis la rue Grand-Pont jusqu’à la Seine,longea le quai jusqu’au pont de Pierre, traversa l’eau. À partir dece moment, elle parut inquiète, se retournant souvent, épiant tousles passants.

Comme je m’étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnutpas.

Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche ; je nedoutais plus, son amant allait arriver par le train d’une heurequarante-cinq.

Je me cachai derrière un camion et j’attendis. Un coup desifflet… un flot de voyageurs… Elle s’avance, s’élance, saisit dansses bras une petite fille de trois ans qu’une grosse paysanneaccompagne, et l’embrasse avec passion. Puis elle se retourne,aperçoit un autre enfant, plus jeune, fille ou garçon, porté parune autre campagnarde, se jette dessus, l’étreint avec violence, ets’en va, escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers lalongue et sombre et déserte promenade du Cours-la-Reine.

Je rentrai effaré, l’esprit en détresse, comprenant et necomprenant pas, n’osant point deviner.

Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, en hurlant:

– Quels sont ces enfants ?

– Quels enfants ?

– Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever ?

Elle poussa un grand cri et s’évanouit. Quand elle revint àelle, elle me confessa, dans un déluge de larmes, qu’elle en avaitquatre. Oui, monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deuxpour le vendredi, deux garçons.

Et c’était là – quelle honte ! – c’était là l’origine de safortune. – Les quatre pères !… Elle avait amassé sa dot.

– Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous defaire ?

L’avocat répondit avec gravité :

– Reconnaître vos enfants, monsieur.

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