Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 9Une soirée

Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours depermission pour les passer chez sa sœur, Mme Padoie. Varajou, quitenait garnison à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à secet mal avec sa famille, avait écrit à sa sœur qu’il pourrait luiconsacrer une semaine de liberté. Ce n’est point qu’il aimâtbeaucoup Mme Padoie, une petite femme moralisante, dévote, ettoujours irritée ; mais il avait besoin d’argent, grandbesoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les Padoieétaient les seuls qu’il n’eût jamais rançonnés.

Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenantdes affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et nele voyait guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie,ancien employé des finances, qui venait d’être nommé receveur descontributions à Vannes.

Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire àla maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en trainde discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie sesouleva sur sa chaise, tendit la main pardessus sa table chargée depapiers, murmura : « Prenez un siège, je suis à vous dans uninstant », se rassit et recommença sa discussion.

Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveurne comprenait pas leurs raisonnements ; il parlait français,les autres parlaient breton, et le commis qui servait d’interprètene semblait comprendre personne.

Ce fut long, très long, Varajou considérait son beau-frère ensongeant : « Quel crétin ! » Padoie devait avoir près decinquante ans ; il était grand, maigre, osseux, lent, velu,avec des sourcils en arcade qui faisaient sur ses yeux deux voûtesde poils. Coiffé d’un bonnet de velours orné d’un feston d’or, ilregardait avec mollesse, comme il faisait tout. Sa parole, songeste, sa pensée, tout était mou. Varajou se répétait : « Quelcrétin ! »

Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vien’a pas de plus grands plaisirs que le café et la fille publique.En dehors de ces deux pôles de l’existence, il ne comprenait rien.Hâbleur, bruyant, plein de dédain pour tout le monde, il méprisaitl’univers entier du haut de son ignorance. Quand il avait dit : «Nom d’un chien, quelle fête ! » il avait certes exprimé leplus haut degré d’admiration dont fût capable son esprit.

Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda :

– Vous allez bien ?

– Pas mal, comme vous voyez. Et vous ?

– Assez bien, merci. C’est très aimable d’avoir pensé à nousvenir voir.

– Oh ! j’y songeais depuis longtemps ; mais voussavez, dans le métier militaire, on n’a pas grande liberté.

– Oh ! je sais, je sais ; n’importe, c’est trèsaimable.

– Et Joséphine va bien ?

– Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l’heure.

– Où est-elle donc ?

– Elle fait quelques visites ; nous avons beaucoup derelations ici ; c’est une ville très comme il faut.

– Je m’en doute.

Mais la porte s’ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers sonfrère sans empressement, lui tendit la joue et demanda :

– Il y a longtemps que tu es ici ?

– Non, à peine une demi-heure.

– Ah ! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veuxvenir dans le salon. Ils passèrent dans la pièce voisine, laissantPadoie à ses chiffres et à ses contribuables. Dès qu’ils furentseuls :

– J’en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.

– Quoi donc ?

– Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu tegrises, que tu fais des dettes. Il eut l’air très étonné.

– Moi ! Jamais de la vie.

– Oh ! ne nie pas, je le sais.

Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouchepar une semonce si violente qu’il dut se taire. Puis elle reprit:

– Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu’au dîner. Je nepuis te tenir compagnie parce que j’ai pas mal de choses àfaire.

Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardaittour à tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant àla rue. Il se décida pour la rue.

Donc il sortit et se mit à rôder, d’un pas lent, le sabre surles mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme,si morte au bord de sa mer intérieure, qu’on appelle « le Morbihan». Il regardait les petites maisons grises, les rares passants, lesboutiques vides, et il murmurait : « Pas gai, pas folichon, Vannes.Triste idée de venir ici ! »

Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire etdésolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son litpour sommeiller jusqu’au dîner.

La bonne le réveilla en frappant à sa porte.

– C’est servi, monsieur.

Il descendit.

Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol,une soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portaitaussi trois assiettes mélancoliques.

M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou.

On s’assit, puis la femme et le mari dessinèrent un petit signede croix sur le creux de leur estomac, après quoi Padoie servit lasoupe, de la soupe grasse. C’était jour de pot-au-feu.

Après la soupe vint le bœuf, du bœuf trop cuit, fondu,graisseux, qui tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchaitavec lenteur, avec dégoût, avec fatigue, avec rage.

Mme Padoie disait à son mari :

– Tu vas ce soir chez M. le premier président ?

– Oui, ma chère.

– Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors.Tu n’es pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.

Alors elle parla de la société de Vannes, de l’excellentesociété où les Padoie étaient reçus avec considération, grâce àleurs sentiments religieux.

Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat decharcuterie, en l’honneur du nouveau venu.

Puis du fromage. C’était fini. Pas de café.

Quand Varajou comprit qu’il devrait passer la soirée entête-à-tête avec sa sœur, subir ses reproches, écouter ses sermons,sans avoir même un petit verre à laisser couler dans sa gorge pourfaire glisser les remontrances, il sentit bien qu’il ne pourraitpas supporter ce supplice, et il déclara qu’il devait aller à lagendarmerie pour faire régulariser quelque chose sur sapermission.

Et il se sauva, dès sept heures.

À peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chienqui sort de l’eau. Il murmurait : « Nom d’un nom, d’un nom, d’unnom, quelle corvée ! »

Et il se mit à la recherche d’un café, du meilleur café de laville. Il le trouva sur une place, derrière deux becs de gaz. Dansl’intérieur, cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants,buvaient et causaient doucement, accoudés sur de petites tables,tandis que deux joueurs de billard marchaient autour du tapis vertoù roulaient les billes en se heurtant.

On entendait leur voix compter : « Dix-huit, – dix-neuf. – Pasde chance. – Oh ! joli coup ! – bien joué ! – Onze.– Il fallait prendre par la rouge. – Vingt. – Bille en tête, billeen tête. – Douze. Hein ! j’avais raison ? »

Varajou commanda : « Une demi-tasse et un carafon de fine, de lameilleure. »

Puis il s’assit, attendant sa consommation.

Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec sescamarades, dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, cecalme l’exaspéraient. Il se mit à boire, du café d’abord, puis soncarafon d’eau-de-vie, puis un second qu’il demanda.

Il avait envie de rire maintenant, de crier, de chanter, debattre quelqu’un.

Il se dit : « Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse lafête. » Et l’idée lui vint aussitôt de trouver des filles pours’amuser.

Il appela le garçon.

– Hé, l’employé !

– Voilà, m’sieu.

– Dites, l’employé, ousqu’on rigole ici !

L’homme resta stupide à cette question.

– Je n’ sais pas, m’sieu. Mais ici !

– Comment ici ? Qu’est-ce que tu appelles rigoler, alors,toi !

– Mais je n’sais pas, m’sieu, boire de la bonne bière ou du bonvin.

– Va donc, moule, et les demoiselles, qu’est-ce que t’enfais ?

– Les demoiselles ! ah ! ah !

– Oui, les demoiselles, ousqu’on en trouve ici ?

– Des demoiselles ?

– Mais oui, des demoiselles !

Le garçon se rapprocha, baissa la voix :

– Vous demandez ousqu’est la maison ?

– Mais oui, parbleu !

– Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première àdroite. – C’est au 15.

– Merci, ma vieille. V’là pour toi.

– Merci, m’sieu.

Et Varajou sortit en répétant : « Deuxième à gauche, première àdroite, 15. » Mais au bout de quelques secondes, il pensa : «Deuxième à gauche, – oui. – Mais en sortant du café, fallait-ilprendre à droite ou à gauche ? Bah ! tant pis, nousverrons bien. »

Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans lapremière à droite, et chercha le numéro 15. C’était une maisond’assez belle apparence, dont on voyait, derrière les volets clos,les fenêtres éclairées au premier étage. La porte d’entréedemeurait entr’ouverte, et une lampe brûlait dans le vestibule. Lesous-officier pensa :

– C’est bien ici :

Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela :

– Ohé ! ohé !

Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant unsoldat. Il lui dit : « Bonjour, mon enfant. Ces dames sont enhaut ?

– Oui, monsieur.

– Au salon ?

– Oui, monsieur.

– Je n’ai qu’à monter ?

– Oui, monsieur.

– La porte en face ?

– Oui, monsieur.

Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bienéclairée par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies,quatre dames décolletées qui semblaient attendre quelqu’un.

Trois d’entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d’unair un peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que laquatrième, âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleursdans un vase ; elle était très grosse, vêtue d’une robe desoie verte qui laissait passer, pareille à l’enveloppe d’une fleurmonstrueuse, ses bras énormes et son énorme gorge, d’un rose rougepoudrederizé.

Le sous-officier salua :

– Bonjour, mesdames.

La vieille se retourna, parut surprise, mais s’inclina.

– Bonjour, monsieur.

Il s’assit.

Mais, voyant qu’on ne semblait pas l’accueillir avecempressement, il songea que les officiers seuls étaient sans douteadmis dans ce lieu ; et cette pensée le troubla. Puis il sedit : « Bah ! s’il en vient un, nous verrons bien. » Et ildemanda :

– Alors, ça va bien ?

La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:

– Très bien ! merci.

Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.

Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d’unrire gêné :

– Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille devin…

Il n’avait point fini sa phrase que la porte s’ouvrit denouveau, et Padoie, en habit noir, apparut.

Alors Varajou poussa un hurlement d’allégresse, et, se dressant,il sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fitdanser tout autour du salon en hurlant : « Vlà Padoie… V’là Padoie…V’là Padoie… »

Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dansla figure :

– Ah ! ah ! ah ! farceur ! farceur !…Tu fais donc la fête, toi… Ah ! farceur… Et ma sœur !… Tula lâches, dis !…

Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, àl’emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au longsur le canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble encraquait.

Les trois jeunes dames, se levant d’un seul mouvement, sesauvèrent, tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissaitprête à défaillir.

Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit.Padoie se précipita vers eux :

– Oh ! monsieur le président… il est fou… il est fou… Onnous l’avait envoyé en convalescence… vous voyez bien qu’il estfou…

Varajou s’était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coupqu’il avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, etse tournant vers son beau-frère :

– Où donc sommes-nous ici ? demanda-t-il. Mais Padoie,saisi soudain d’une colère folle, balbutia :

– Où… où… où nous sommes ?… Malheureux… misérable… infâme…Où nous sommes ?… Chez monsieur le premier président !…chez monsieur le président de Mortemain… de Mortemain… de… de… de…de Mortemain… Ah !… ah !… canaille !…canaille !… canaille !… canaille !…

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