Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 10La confession

Quand le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurined’Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvaisménage.

Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, àdouze ans, l’assurance d’une femme de trente. C’était une de cespetites Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute lascience de la vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutesles audaces de pensée, avec cette profonde astuce et cettesouplesse d’esprit qui font que certains êtres paraissentfatalement destinés, quoi qu’ils fassent, à jouer et à tromper lesautres. Toutes leurs actions semblent préméditées, toutes leursdémarches calculées, toutes leurs paroles soigneusement pesées,leur existence n’est qu’un rôle qu’ils jouent vis-à-vis de leurssemblables.

Elle était charmante aussi ; très rieuse, rieuse à nesavoir se retenir ni se calmer quand une chose lui semblaitamusante et drôle. Elle riait au nez des gens de la façon la plusimpudente, mais avec tant de grâce qu’on ne se fâchait jamais.

Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d’intermédiairepour lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans unemaison religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avaitapporté au régiment des mœurs de cloître, des principes très raideset une intolérance complète. C’était un de ces hommes quideviennent infailliblement des saints ou des nihilistes, chez quiles idées s’installent en maîtresses absolues, dont les croyancessont inflexibles et les résolutions inébranlables.

C’était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d’espritsimple, court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la viesans jamais en comprendre les dessous, les nuances et lessubtilités, qui ne devinent rien, ne soupçonnent rien, etn’admettent pas qu’on pense, qu’on juge, qu’on croie et qu’onagisse autrement qu’eux.

Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l’accepta pourmari.

Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite etsage, sachant se montrer telle qu’elle devait être, toujours prêteaux bonnes œuvres et aux fêtes, assidue à l’église et au théâtre,mondaine et rigide, avec un petit air d’ironie, avec une lueur dansl’œil en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontaitses entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse etdes environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pourdemeurer dehors du matin au soir.

Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte debienfaisance, un fou rire la saisissait tout d’un coup, un rirenerveux impossible à contenir. Le capitaine demeurait surpris,inquiet, un peu choqué en face de sa femme qui suffoquait. Quandelle s’était un peu calmée, il demandait : « Qu’est-ce que vousavez donc, Laurine ? » Elle répondait : « Ce n’est rien !Le souvenir d’une drôle de chose qui m’est arrivée. » Et elleracontait une histoire quelconque.

Or, pendant l’été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne pritpart aux grandes manœuvres du 32e corps d’armée.

Un soir, comme on campait aux abords d’une ville, après dixjours de tente et de rase campagne, dix jours de fatigues et deprivations, les camarades du capitaine résolurent de faire un bondîner.

M. de Fontenne refusa d’abord de les accompagner ; puis,comme son refus les surprenait, il consentit.

Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant desopérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, luiversait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans lejour, une chaleur lourde, desséchante, altérante ; et lecapitaine buvait sans y songer, sans s’apercevoir que, peu à peu,une gaieté nouvelle entrait en lui, une certaine joie vive,brûlante, un bonheur d’être, plein de désirs éveillés, d’appétitsinconnus, d’attentes indécises.

Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s’agitait, saisipar une ivresse bruyante, une ivresse folle d’homme ordinairementsage et tranquille.

On proposa d’aller finir la soirée au théâtre ; ilaccompagna ses camarades. Un d’eux reconnut une actrice qu’il avaitaimée ; et un souper fut organisé où assista une partie dupersonnel féminin de la troupe.

Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnueet dans les bras d’une petite femme blonde qui lui dit, en levoyant ouvrir les yeux : « Bonjour, mon gros chat ! »

Il ne comprit pas d’abord ; puis, peu à peu, ses souvenirslui revinrent, un peu troublés cependant.

Alors il se leva sans dire un mot, s’habilla et vida sa boursesur la cheminée.

Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre aucôté, dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé,marbré de taches, avait une allure suspecte, et il n’osait pas s’enaller, descendre l’escalier où il rencontrerait des gens, passerdevant le concierge, et, surtout sortir dans la rue sous les yeuxdes passants et des voisins.

La femme répétait sans cesse : « Qu’est-ce qui te prend ?As-tu perdu ta langue ? Tu l’avais pourtant bien pendue hiersoir ! En voilà un mufle ! »

Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagnason domicile à grands pas, persuadé qu’on devinait à ses manières,à sa tenue, à son visage, qu’il sortait de chez une fille.

Et le remords le tenailla, un remords harassant d’homme rigideet scrupuleux.

Il se confessa, communia ; mais il demeurait mal à l’aise,poursuivi par le souvenir de sa chute et par le sentiment d’unedette, d’une dette sacrée contractée envers sa femme.

Il ne la revit qu’au bout d’un mois, car elle avait été passerchez ses parents le temps des grandes manœuvres.

Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il lareçut avec une attitude embarrassée de coupable ; et jusqu’ausoir, il s’abstint presque de lui parler.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda :

– Qu’est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve trèschangé. Il répondit d’un ton gêné :

– Mais je n’ai rien, ma chère, absolument rien.

– Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avezquelque chose, un souci, un chagrin, un ennui, quesais-je ?

– Eh bien, oui, j’ai un souci.

– Ah ! et lequel ?

– Il m’est impossible de vous le dire.

– À moi ? Pourquoi ça ? Vous m’inquiétez.

– Je n’ai pas de raisons à vous donner. Il m’est impossible devous le dire.

Elle s’était assise sur une causeuse, et il marchait, lui, delong en large, les mains derrière le dos, en évitant le regard desa femme. Elle reprit :

– Voyons, il faut alors que je vous confesse, c’est mon devoir,et que j’exige de vous la vérité ; c’est mon droit. Vous nepouvez pas plus avoir de secret pour moi que je ne puis en avoirpour vous.

Il prononça, tout en lui tournant le dos, encadré dans la hautefenêtre : – Ma chère, il est des choses qu’il vaut mieux ne pasdire. Celle qui me tracasse est de ce nombre.

Elle se leva, traversa la chambre, le prit par le bras et,l’ayant forcé à se retourner, lui posa les deux mains sur lesépaules, puis souriante, câline, les yeux levés :

– Voyons, Marie (elle l’appelait Marie aux heures de tendresse),vous ne pouvez me rien cacher. Je croirais que vous avez faitquelque chose de mal.

Il murmura : – J’ai fait quelque chose de très mal. Elle ditavec gaieté : – Oh ! si mal que cela ? Ça m’étonnebeaucoup de vous ! Il répondit vivement : – Je ne vous dirairien de plus. C’est inutile d’insister. Mais elle l’attira jusqu’aufauteuil, le força à s’asseoir dedans, s’assit elle-même sur sajambe droite, et baisant d’un petit baiser léger, d’un baiserrapide, ailé, le bout frisé de sa moustache :

– Si vous ne me dites rien, nous serons fâchés pour toujours. Ilmurmura, déchiré par le remords et torturé d’angoisse :

– Si je vous disais ce que j’ai fait, vous ne me le pardonneriezjamais.

– Au contraire, mon ami, je vous pardonnerai tout de suite.

– Non, c’est impossible.

– Je vous le promets.

– Je vous dis que c’est impossible.

– Je jure de vous pardonner.

– Non, ma chère Laurine, vous ne le pourriez pas.

– Que vous êtes naïf, mon ami, pour ne pas dire niais ! Enrefusant de me dire ce que vous avez fait, vous me laisserez croiredes choses abominables ; et j’y penserai toujours, et je vousen voudrai autant de votre silence que de votre forfait inconnu.Tandis que si vous parlez bien franchement, j’aurai oublié dèsdemain.

– C’est que…

– Quoi ?

Il rougit jusqu’aux oreilles, et d’une voix sérieuse :

– Je me confesse à vous comme je me confesserais à un prêtre,Laurine.

Elle eut sur les lèvres ce rapide sourire qu’elle prenaitparfois en l’écoutant, et d’un ton un peu moqueur :

– Je suis tout oreilles.

Il reprit :

– Vous savez, ma chère, comme je suis sobre. Je ne bois que del’eau rougie, et jamais de liqueurs, vous le savez.

– Oui, je le sais.

– Eh bien, figurez-vous que, vers la fin des grandes manœuvres,je me suis laissé aller à boire un peu, un soir, étant très altéré,très fatigué, très las, et…

– Vous vous êtes grisé ? Fi, que c’est laid !

– Oui, je me suis grisé.

Elle avait pris un air sévère :

– Mais là, tout à fait grisé, avouez-le, grisé à ne plusmarcher, dites ?

– Oh ! non, pas tant que ça. J’avais perdu la raison, maisnon l’équilibre. Je parlais, je riais, j’étais fou.

Comme il se taisait, elle demanda :

– C’est tout ?

– Non.

– Ah ! et… après ?

– Après… j’ai… j’ai commis une infamie. Elle le regardait,inquiète, un peu troublée, émue aussi.

– Quoi donc, mon ami ?

– Nous avons soupé avec… avec des actrices… et je ne saiscomment cela s’est fait, je vous ai trompée, Laurine ! Ilavait prononcé cela d’un ton grave, solennel. Elle eut une petitesecousse, et son œil s’éclaira d’une gaieté brusque, d’une gaietéprofonde, irrésistible. Elle dit : « Vous… vous… vous m’avez… »

Et un petit rire sec, nerveux, cassé, lui glissa entre les dentspar trois fois, qui lui coupait la parole.

Elle essayait de reprendre son sérieux ; mais chaque foisqu’elle allait prononcer un mot, le rire frémissait au fond de sagorge, jaillissait, vite arrêté, repartant toujours, repartantcomme le gaz d’une bouteille de champagne débouchée dont on ne peutretenir la mousse. Elle mettait la main sur ses lèvres pour secalmer, pour enfoncer dans sa bouche cette crise malheureuse degaieté ; mais le rire lui coulait entre les doigts, luisecouait la poitrine, s’élançait malgré elle. Elle bégayait : «Vous… vous… m’avez trompée… – Ah !… ah ! ah !ah !… Ah ! ah ! ah ! »

Et elle le regardait d’un air singulier, si railleur, malgréelle, qu’il demeurait interdit, stupéfait.

Et tout d’un coup, n’y tenant plus, elle éclata… Alors elle semit à rire, d’un rire qui ressemblait à une attaque de nerfs. Depetits cris saccadés lui sortaient de la bouche, venus,semblait-il, du fond de la poitrine ; et, les deux mainsappuyées sur le creux de son estomac, elle avait de longues quintesjusqu’à étouffer, comme les quintes de toux dans la coqueluche.

Et chaque effort qu’elle faisait pour se calmer amenait unnouvel accès, chaque parole qu’elle voulait dire la faisait setordre plus fort.

« Mon… mon… mon… pauvre ami… ah ! ah ! ah !…ah ! ah ! ah ! »

Il se leva, la laissant seule sur le fauteuil, et devenantsoudain très pâle, il dit :

– Laurine, vous êtes plus qu’inconvenante.

Elle balbutia, dans un délire de gaieté :

– Que… que voulez-vous… je… je… je ne peux pas… que… que vousêtes drôle… ah ! ah ! ah ! ah !

Il devenait livide et la regardait maintenant d’un œil fixe oùune pensée étrange s’éveillait. Tout d’un coup, il ouvrit la bouchecomme pour crier quelque chose, mais ne dit rien, tourna sur sestalons, et sortit en tirant la porte.

Laurine, pliée en deux, épuisée, défaillante, riait encore d’unrire mourant, qui se ranimait par moments comme la flamme d’unincendie presque éteint.

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