Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 4Le modèle

Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Étretat, avecses falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposaitsous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de cecroissant, les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche,avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autresa jambe de colosse ; et l’aiguille, presque aussi haute quela falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le cielsa tête aiguë.

Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait lesbaigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise oumarchant, étalait sous le ciel plein de lumière un jardin detoilettes où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec degrandes fleurs brodées en soie dessus.

Sur la promenade, au bout de la terrasse, d’autres gens, lescalmes, les tranquilles, allaient d’un pas lent, loin de la cohueélégante.

Un jeune homme, connu, célèbre, un peintre, Jean Summer,marchait d’un air morne, à côté d’une petite voiture de malade oùreposait une jeune femme, sa femme. Un domestique poussaitdoucement cette sorte de fauteuil roulant, et l’estropiéecontemplait d’un œil triste la joie du ciel, la joie du jour, et lajoie des autres.

Ils ne parlaient point. Ils ne se regardaient pas.

– Arrêtons-nous un peu, dit la femme.

Ils s’arrêtèrent, et le peintre s’assit sur un pliant, que luiprésenta le valet.

Ceux qui passaient derrière le couple immobile et muet leregardaient d’un air attristé. Toute une légende de dévouementcourait. Il l’avait épousée malgré son infirmité, touché par sonamour, disait-on.

Non loin de là, deux jeunes hommes causaient, assis sur uncabestan, et le regard perdu vers l’horizon.

– Non, ce n’est pas vrai ; je te dis que je connaisbeaucoup Jean Summer.

– Mais alors, pourquoi l’a-t-il épousée ? Car elle étaitdéjà infirme, lors de son mariage, n’est-ce pas ?

– Parfaitement. Il l’a épousée… il l’a épousée… comme on épouse,parbleu, par sottise !

– Mais encore ?…

– Mais encore… mais encore, mon ami. Il n’y a pas d’encore. Onest bête, parce qu’on est bête. Et puis, tu sais bien que lespeintres ont la spécialité des mariages ridicules ; ilsépousent presque tous des modèles, des vieilles maîtresses, enfindes femmes avariées sous tous les rapports. Pourquoi cela ? Lesait-on ? Il semblerait, au contraire, que la fréquentationconstante de cette race de dindes qu’on nomme les modèles aurait dûles dégoûter à tout jamais de ce genre de femelles. Pas du tout.Après les avoir fait poser, ils les épousent. Lis donc ce petitlivre, si vrai, si cruel et si beau, d’Alphonse Daudet : les Femmesd’artistes.

Pour le couple que tu vois là, l’accident s’est produit d’unefaçon spéciale et terrible. La petite femme a joué une comédie ouplutôt un drame effrayant. Elle a risqué le tout pour le tout,enfin. Était-elle sincère ? Aimait-elle Jean ? Sait-onjamais cela ? Qui donc pourra déterminer d’une façon précisece qu’il y a d’âpreté et ce qu’il y a de réel dans les actes desfemmes ? Elles sont toujours sincères dans une éternellemobilité d’impressions. Elles sont emportées, criminelles,dévouées, admirables, et ignobles, pour obéir à d’insaisissablesémotions. Elles mentent sans cesse, sans le vouloir, sans lesavoir, sans comprendre, et elles ont, avec cela, malgré cela, unefranchise absolue de sensations et de sentiments qu’ellestémoignent par des résolutions violentes, inattendues,incompréhensibles, folles, qui déroutent nos raisonnements, noshabitudes de pondération et toutes nos combinaisons égoïstes.L’imprévu et la brusquerie de leurs déterminations font qu’ellesdemeurent pour nous d’indéchiffrables énigmes. Nous nous demandonstoujours : « Sont-elles sincères ? Sont-elles fausses ?»

Mais, mon ami, elles sont en même temps sincères et fausses,parce qu’il est dans leur nature d’être les deux à l’extrême et den’être ni l’un ni l’autre.

Regarde les moyens qu’emploient les plus honnêtes pour obtenirde nous ce qu’elles veulent. Ils sont compliqués et simples, cesmoyens. Si compliqués que nous ne les devinons jamais à l’avance,si simples qu’après en avoir été les victimes, nous ne pouvons nousempêcher de nous en étonner et de nous dire : « Comment ! ellem’a joué si bêtement que ça ? »

Et elles réussissent toujours, mon bon, surtout quand il s’agitde se faire épouser.

Mais voici l’histoire de Summer.

La petite femme est un modèle, bien entendu. Elle posait chezlui. Elle était jolie, élégante surtout, et possédait, paraît-il,une taille divine. Il devint amoureux d’elle, comme on devientamoureux de toute femme un peu séduisante qu’on voit souvent. Ils’imagina qu’il l’aimait de toute son âme. C’est là un singulierphénomène. Aussitôt qu’on désire une femme, on croit sincèrementqu’on ne pourra plus se passer d’elle pendant tout le reste de savie. On sait fort bien que la chose vous est déjà arrivée ;que le dégoût a toujours suivi la possession ; qu’il faut,pour pouvoir user son existence à côté d’un autre être, non pas unbrutal appétit physique, bien vite éteint, mais une accordanced’âme, de tempérament et d’humeur. Il faut savoir démêler, dans laséduction qu’on subit, si elle vient de la forme corporelle, d’unecertaine ivresse sensuelle ou d’un charme profond de l’esprit.

Enfin, il crut qu’il l’aimait ; il lui fit un tas depromesses de fidélité et il vécut complètement avec elle.

Elle était vraiment gentille, douée de cette niaiserie élégantequ’ont facilement les petites Parisiennes. Elle jacassait, ellebabillait, elle disait des bêtises qui semblaient spirituelles parla manière drôle dont elles étaient débitées. Elle avait à toutmoment des gestes gracieux bien faits pour séduire un œil depeintre. Quand elle levait les bras, quand elle se penchait, quandelle montait en voiture, quand elle vous tendait la main, sesmouvements étaient parfaits de justesse et d’à-propos.

Pendant trois mois, Jean ne s’aperçut point qu’au fond elleressemblait à tous les modèles.

Ils louèrent pour l’été une petite maison à Andressy.

J’étais là, un soir, quand germèrent les premières inquiétudesdans l’esprit de mon ami.

Comme il faisait une nuit radieuse, nous voulûmes faire un tourau bord de la rivière. La lune versait dans l’eau frissonnante unepluie de lumière, émiettait ses reflets jaunes dans les remous,dans le courant, dans tout le large fleuve lent et fuyant.

Nous allions le long de la rive, un peu grisés par cette vagueexaltation que jettent en nous ces soirs de rêve. Nous aurionsvoulu accomplir des choses surhumaines, aimer des êtres inconnus,délicieusement poétiques. Nous sentions frémir en nous des extases,des désirs, des aspirations étranges. Et nous nous taisions,pénétrés par la sereine et vivante fraîcheur de la nuit charmante,par cette fraîcheur de la lune qui semble traverser le corps, lepénétrer, baigner l’esprit, le parfumer et le tremper debonheur.

Tout à coup Joséphine (elle s’appelle Joséphine) poussa un cri:

– Oh ! as-tu vu le gros poisson qui a sautélà-bas ?

Il répondit sans regarder, sans savoir :

– Oui, ma chérie.

Elle se fâcha.

– Non, tu ne l’as pas vu, puisque tu avais le dos tourné. Ilsourit :

– Oui, c’est vrai. Il fait si bon que je ne pense à rien.

Elle se tut ; mais, au bout d’une minute, un besoin deparler la saisit, et elle demanda :

– Iras-tu demain à Paris ?

Il prononça :

– Je n’en sais rien.

Elle s’irritait de nouveau :

– Si tu crois que c’est amusant, ta promenade sans riendire ! On parle, quand on n’est pas bête.

Il ne répondit pas. Alors, sentant bien, grâce à son instinctpervers de femme, qu’elle allait l’exaspérer, elle se mit à chantercet air irritant dont on nous a tant fatigué les oreilles etl’esprit depuis deux ans :

Je regardais en l’air.

Il murmura :

– Je t’en prie, tais-toi.

Elle prononça, furieuse :

– Pourquoi veux-tu que je me taise ?

Il répondit :

– Tu nous gâtes le paysage.

Alors la scène arriva, la scène odieuse, imbécile, avec lesreproches inattendus, les récriminations intempestives, puis leslarmes. Tout y passa. Ils rentrèrent. Il l’avait laissée aller,sans répliquer, engourdi par cette soirée divine, et atterré parcet orage de sottises.

Trois mois plus tard, il se débattait éperdument dans ces liensinvincibles et invisibles, dont une habitude pareille enlace notrevie. Elle le tenait, l’opprimait, le martyrisait. Ils sequerellaient du matin au soir, s’injuriaient et se battaient.

À la fin, il voulut en finir, rompre à tout prix. Il vendittoutes ses toiles, emprunta de l’argent aux amis, réalisa vingtmille francs (il était encore peu connu) et il les laissa un matinsur la cheminée avec une lettre d’adieu.

Il vint se réfugier chez moi.

Vers trois heures de l’après-midi, on sonna. J’allai ouvrir. Unefemme me sauta au visage, me bouscula, entra et pénétra dans monatelier : c’était elle.

Il s’était levé en la voyant paraître.

Elle lui jeta aux pieds l’enveloppe contenant les billets debanque, avec un geste vraiment noble, et, d’une voix brève :

– Voici votre argent. Je n’en veux pas.

Elle était fort pâle, tremblante, prête assurément à toutes lesfolies. Quant à lui, je le voyais pâlir aussi, pâlir de colère etd’exaspération, prêt, peut-être, à toutes les violences. Il demanda:

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Elle répondit :

– Je ne veux pas être traitée comme une fille. Vous m’avezimplorée, vous m’avez prise. Je ne vous demandais rien.Gardez-moi !

Il frappa du pied :

– Non, c’est trop fort ! Si tu crois que tu vas…Je luiavais saisi le bras :

– Tais-toi, Jean. Laisse-moi faire. J’allai vers elle, etdoucement, peu à peu, je lui parlai raison, je vidai le sac desarguments qu’on emploie en pareille circonstance. Elle m’écoutait,immobile, l’œil fixe, obstinée et muette. À la fin, ne sachant plusque dire, et voyant que la scène allait mal finir, je m’avisai d’undernier moyen. Je prononçai :

– Il t’aime toujours, ma petite ; mais sa famille veut lemarier, et tu comprends !… Elle eut un sursaut :

– Ah !… ah !… je comprends alors…

Et, se tournant vers lui :

– Tu vas… tu vas… te marier ?

Il répondit carrément :

– Oui.

Elle fit un pas :

– Si tu te maries, je me tue… tu entends.

Il prononça en haussant les épaules :

– Eh bien… tue-toi !

Elle articula deux ou trois fois, la gorge serrée par uneangoisse effroyable :

– Tu dis ?… tu dis ?… tu dis ?… répète !

Il répéta :

– Eh bien, tue-toi, si cela te fait plaisir !

Elle reprit, toujours effrayante de pâleur :

– Il ne faudrait pas m’en défier. Je me jetterais par lafenêtre.

Il se mit à rire, s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, et,saluant comme une personne qui fait des cérémonies pour ne pointpasser la première :

– Voici la route. Après vous !

Elle le regarda une seconde d’un œil fixe, terrible,affolé ; puis, prenant son élan comme pour sauter une haiedans les champs, elle passa devant moi, devant lui, franchit labalustrade et disparut…

Je n’oublierai jamais l’effet que me fit cette fenêtre ouverte,après l’avoir vu traverser par ce corps qui tombait ; elle meparut en une seconde grande comme le ciel et vide comme l’espace.Et je reculai instinctivement, n’osant pas regarder, comme sij’allais tomber moi-même.

Jean, éperdu, ne faisait pas un geste.

On rapporta la pauvre fille avec les deux jambes brisées. Ellene marchera plus jamais.

Son amant, fou de remords et peut-être aussi touché dereconnaissance, l’a reprise et épousée.

Voilà, mon cher.

Le soir venait. La jeune femme, ayant froid, voulutpartir ; et le domestique se remit à rouler vers le village lapetite voiture d’invalide. Le peintre marchait à côté de sa femme,sans qu’ils eussent échangé un mot, depuis une heure.

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