Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 6Une vente

Les nommés Brument (Césaire-Isidore) et Cornu (Prosper-Napoléon)comparaissaient devant la cour d’assises de la Seine-Inférieuresous l’inculpation de tentative d’assassinat, par immersion, sur lafemme Brument, épouse légitime du premier des prévenus.

Les deux accusés sont assis côte à côte sur le banctraditionnel. Ce sont deux paysans. Le premier est petit, gros,avec des bras courts, des jambes courtes et une tête ronde, rougebourgeonnante, plantée directement sur le torse, rond aussi, courtaussi, sans une apparence de cou. Il est éleveur de porcs etdemeure à Cacheville-la-Goupil, canton de Criquetot.

Cornu (Prosper-Napoléon) est maigre, de taille moyenne, avec desbras démesurés. Il a la tête de travers, la mâchoire torse et illouche. Une blouse bleue, longue comme une chemise, lui tombe auxgenoux, et ses cheveux jaunes, rares et collés sur le crâne,donnent à sa figure un air usé, un air sale, un air abîmé tout àfait affreux. On l’a surnommé « le curé » parce qu’il sait imiterdans la perfection les chants d’église et même le bruit du serpent.Ce talent attire en son café, car il est cabaretier à Criquetot, ungrand nombre de clients qui préfèrent la « messe à Cornu » à lamesse au bon Dieu.

Mme Brument, assise au banc des témoins, est une maigre paysannequi semble toujours endormie. Elle demeure immobile, les mainscroisées sur ses genoux, le regard fixe, l’air stupide.

Le président continue l’interrogatoire :

– Ainsi donc, femme Brument, ils sont entrés dans votre maisonet ils vous ont jetée dans un baril plein d’eau. Dites-nous lesfaits par le détail. Levez-vous.

Elle se lève. Elle semble haute comme un mât avec son bonnet quila coiffe d’une calotte blanche. Elle s’explique d’une voixtraînante :

– J’écossais d’z’haricots. V’là qu’ils entrent. Je m’ dis « quéqu’ils ont. Ils sont pas naturels, ils sont malicieux ». Ils meguettaient comme ça, de travers, surtout Cornu, vu qu’il louche.J’aime point à les voir ensemble, car c’est deux pas grand’chose ensociété. J’ leur dis : « Qué qu’ vous m’ voulez ? » Ilsrépondent point. J’avais quasiment une méfiance…

Le prévenu Brument interrompt avec vivacité la déposition etdéclare :

– J’étais bu.

Alors Cornu, se tournant vers son complice, prononce d’une voixprofonde comme une note d’orgue :

– Dis qu’ j’étions bus tous deux et tu n’ mentiras point.

Le président, avec sévérité. – Vous voulez dire que vous étiezivres ?

Brument. – Ça n’ se demande pas.

Cornu. – Ça peut arriver à tout l’ monde.

Le président, à la victime. – Continuez votre déposition, femmeBrument.

– Donc, v’là Brument qui m’dit : « Veux-tu gagner centsous ? » – Oui, que j’dis, vu qu’ cent sous, ça s’ trouvepoint dans l’ pas d’un cheval. Alors i m’ dit : « Ouvre l’œil etfais comme mé », et le v’là qui s’en va quérir l’ grand barildéfoncé qu’est sous la gouttière du coin ; et pi qu’il lerenverse, et pi qu’il l’apporte dans ma cuisine, et pi qu’il leplante droit au milieu, et pi qu’il me dit : « Va quérir d’ l’iaujusqu’à tant qu’il sera plein. »

Donc me v’là que j’ vas à la mare avec deux siaux et qu’j’apporte de l’iau, et pi encore de l’iau pendant ben une heure, vuque çu baril il était grand comme une cuve, sauf vot’ respect,m’sieu l’ président.

Pendant çu temps-là, Brument et Cornu ils buvaient un coup, etpi encore un coup, et pi encore un coup. Ils se complétaient decompagnie que je leur dis : « C’est vous qu’êtes pleins, pu pleinsqu’ çu baril. » Et v’là Brument qui m’ répond : – « Ne te tracassepoint, va ton train, ton tour viendra, chacun son comptant. » Mé jem’occupe point d’ son propos, vu qu’il était bu.

Quand l’ baril fut empli rasibus, j’ dis :

– V’là, c’est fait.

Et v’là Cornu qui m’ donne cent sous. Pas Brument., Cornu ;c’est Cornu qui m’ les a donnés. Et Brument m’ dit : « Veux-tugagner encore cent sous ? » – « Oui, que j’ dis, vu que j’suis pas accoutumée à des étrennes comme ça. » Alors il me dit:

– Débille té.

– Que j’ me débille ?

– Oui, qu’il m’ dit.

– Jusqu’où qu’ tu veux que j’ me débille ?

Il me dit :

– Si ça te dérange, garde ta chemise, ça ne nous opposepoint.

Cent sous, c’est cent sous, v’là que je m’ débille, mais qu’ çane m’allait point de m’ débiller d’vant ces deux propre-à-rien.J’ôte ma coiffe, et pi mon caraco, et pi ma jupe, et pi mes sabots.Brument m’ dit : « Garde tes bas itou ; j’ sommes bonsenfants. »

Et Cornu qui réplique : « J’ sommes bons enfants. »

Donc me v’là quasiment comme not’ mère Eve. Et qu’ils se lèvent,qu’ils ne tenaient pu debout, tant ils étaient bus, sauf vot’respect, m’sieu l’ président.

Je m’ dis : « Qué qui manigancent ? »

Et Brument dit : « Ça y est ? »

Cornu dit : «Ça y est !»

Et v’là qu’ils me prennent, Brument par la tête et Cornu par lespieds, comme on prendrait, comme qui dirait un drap de lessive. Mé,v’là que j’ gueule.

Et Brument m’ dit : « Tais-té, misère. »

Et qu’ils me lèvent au-dessus d’ leurs bras, et qu’ils mepiquent dans le baril qu’était plein d’iau, que je n’ai eu unerévolution des sangs, une glaçure jusqu’aux boyaux.

Et Brument dit : « Rien que ça ? »

Cornu dit : « Rien de pu. »

Brument dit : « La tête y est point, ça compte. »

Cornu dit : « Mets-y la tête. »

Et v’là Brument qui m’pousse la tête quasiment pour me néyer,que l’iau me faufilait dans l’ nez, que j’ véyais déjà l’ Paradis.Et v’là qu’il pousse. Et j’ disparais.

Et pi qu’il aura eu eune peurance. Il me tire de là et il me dit: « Va vite te sécher, carcasse. »

Mé, je m’ensauve, et j’ m’en vas courant chez m’sieu l’ curé quim’ prête une jupe d’ sa servante, vu qu’ j’étais en naturel, et iva quérir maît’ Chicot l’ garde champêtre qui s’en va ta Criquetotquérir les gendarmes qui vont ta la maison m’accompagnant.

V’là que j’ trouvons Brument et Cornu qui s’ tapaient comme deuxbéliers.

Brument gueulait : « Pas vrai, j’ te dis qu’y en a t’au moins unmètre cube. C’est l’ moyen qu’est pas bon. »

Cornu gueulait : « Quatre siaux, ça fait pas quasiment undemi-mètre cube. T’as pas ta répliquer, ça y est. »

Le brigadier leur y met la main sur le poil. J’ai pu rien. »

Elle s’assit. Le public riait. Les jurés stupéfaits seregardaient. Le président prononça :

– Prévenu Cornu, vous paraissez être l’instigateur de cetteinfâme machination. Expliquez-vous !

Et Cornu, à son tour, se leva :

– Mon président, j’étions bus.

Le président répliqua gravement :

– Je le sais. Continuez !

– J’y vas.

Donc, Brument vint à mon établissement vers les neuf heures, etil se fit servir deux fil-en-dix, et il me dit : « Y en a pour toi,Cornu. » Et je m’assieds vis-à-vis, et je bois, et par politesse,j’en offre un autre. Alors, il a réitéré, et moi aussi, si bien quede fil en fil, vers midi, nous étions toisés.

Alors Brument se met à pleurer ; ça m’attendrit. Je luidemande ce qu’il a. Il me dit : « Il me faut mille francs pourjeudi. » Là-dessus, je deviens froid, vous comprenez. Et il mepropose à brûle tout le foin : « J’ te vends ma femme. »

J’étais bu, et j’ suis veuf. Vous comprenez, ça me remue. Je nela connaissais point, sa femme ; mais une femme, c’est unefemme, n’est-ce pas ? Je lui demande : « Combien ça que tu mela vends ?

Il réfléchit ou bien il fait semblant. Quand on est bu, on n’estpas clair, et il me répond : « Je te la vends au mètre cube. »

Moi, ça n’ m’étonne pas, vu que j’étais autant bu que lui, etque le mètre cube ça me connaît dans mon métier. Ça fait millelitres, ça m’allait.

Seulement, le prix restait à débattre. Tout dépend de laqualité. Je lui dis : « Combien ça, le mètre cube ?

Il me répond : « Deux mille francs. »

Je fais un saut comme un lapin, et puis je réfléchis qu’unefemme ça ne doit pas mesurer plus de trois cents litres. J’ distout de même : « C’est trop cher. »

Il répond : « J’ peux pas à moins. J’y perdrais. »

Vous comprenez : on n’est pas marchand de cochons pour rien. Onconnaît son métier. Mais s’il est ficelle, le vendeux de lard, moije suis fil, vu que j’en vends. Ah ! ah ! ah ! Doncje lui dis : « Si elle était neuve, j’ dis pas ; mais a t’aservi, pas vrai, donc c’est du r’tour. J’ t’en donne quinze centsfrancs l’ mètre cube, pas un sou de plus. Ça va-t-il ? »

Il répond : « Ça va. Tope là ! »

J’ tope et nous v’là partis, bras dessus, bras dessous. Fautbien qu’on s’entr’aide dans la vie.

Mais eune peur me vint : « Comment qu’ tu vas la litrer à moinsd’ la mettre en liquide ? »

Alors i m’explique son idée, pas sans peine, vu qu’il était bu.Il me dit : « J’ prends un baril, j’ l’emplis d’eau rasibus. Je lamets d’dans. Tout ce qui sortira d’eau, je l’ mesurerons, ça faitl’ compte. »

Je lui dis : « C’est vu, c’est compris. Mais c’ t’eau quisortira, a coulera ; comment que tu feras pour lareprendre ? »

Alors i me traite d’andouille, et il m’explique qu’il n’y auraqu’à remplir le baril du déficit une fois qu’ sa femme en serapartie. Tout ce qu’on remettra d’eau, ça f’ra la mesure. Je supposedix seaux : ça donne un mètre cube. Il n’est pas bête tout de mêmequand il est bu, c’te rosse-là !

Bref, nous v’là chez lui, et j’ contemple la particulière. Pourune belle femme, c’est pas une belle femme. Tout le monde peut levoir, vu que la v’là. Je me dis : « J’ suis r’fait, n’importe, çacompte ; belle ou laide, ça fait pas moins le même usage, pasvrai, monsieur le président ? Et pi je constate qu’elle estmaigre comme une gaule. Je me dis : « Y en a pas quatre centslitres. » Je m’y connais, étant dans les liquides.

L’opération, elle vous l’a dite. J’y avons même laissé les baset la chemise à mon détriment.

Quand ça fut fait, v’là qu’elle se sauve. Je dis : «Attention ! Brument, elle s’écape. »

Il réplique : « As pas peur, j’ la rattraperons toujours. Faudrabien qu’elle revienne gîter. J’allons mesurer l’ déficit. »

J’ mesurons. Pas quatre seaux. Ah ! ah ! ah !ah !

Le prévenu se met à rire avec tant de persistance qu’un gendarmeest obligé de lui taper dans le dos. S’étant calmé, il reprend:

Bref Brument déclare : « Rien de fait, c’est pas assez. » Moi jegueule, il gueule, je surgueule, il tape, je cogne. Ça dure autantque le jugement dernier, vu que j’étions bus.

V’là les gendarmes ! Ils nous sacréandent, ils nouscarottent. En prison. Je demande des dommages. »

Il s’assit.

Brument déclara vrais en tous points les aveux de son complice.Le jury, consterné, se retira pour délibérer.

Il revint au bout d’une heure et acquitta les prévenus avec desconsidérants sévères appuyés sur la majesté du mariage, etétablissant la délimitation précise des transactionscommerciales.

Brument s’achemina en compagnie de son épouse vers le domicileconjugal.

Cornu retourna à son commerce.

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