Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 13L’odyssée d’une fille

Oui, le souvenir de ce soir-là ne s’effacera jamais. J’ai eu,pendant une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalitéinvincible ; j’ai éprouvé ce frisson qu’on a en descendant auxpuits des mines. J’ai touché ce fond noir de la misèrehumaine ; j’ai compris l’impossibilité de la vie honnête pourquelques-uns.

Il était minuit passé. J’allais du Vaudeville à la rue Drouot,suivant d’un pas pressé le boulevard où couraient des parapluies.Une poussière d’eau voltigeait plutôt qu’elle ne tombait, voilantles becs de gaz, attristant la rue. Le trottoir luisait, gluantplus que mouillé. Les gens pressés ne regardaient rien.

Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissantentrevoir un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne,attendaient dans l’ombre des portes, appelaient, ou bien passaientpressées, hardies, vous jetant à l’oreille deux mots obscurs etstupides. Elles suivaient l’homme quelques secondes, se serrantcontre lui, lui soufflant au visage leur haleine putride ;puis, voyant inutiles leurs exhortations, elles le quittaient d’unmouvement brusque et mécontent, et se remettaient à marcher enfrétillant des hanches.

J’allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé etsoulevé de dégoût. Tout à coup, j’en vis trois qui couraient commeaffolées, jetant aux autres quelques paroles rapides. Et les autresse mettaient à courir, à fuir, tenant à pleines mains leurs robespour aller plus vite. On donnait ce jour-là un coup de filet à laprostitution.

Et soudain je sentis un bras sous le mien, tandis qu’une voixéperdue me murmurait dans l’oreille : « Sauvez-moi, monsieur,sauvez-moi, ne me quittez pas. »

Je regardai la fille. Elle n’avait pas vingt ans, bien que fanéedéjà. Je lui dis : « Reste avec moi. » Elle murmura : « Oh !merci. »

Nous arrivions dans la ligne des agents. Elle s’ouvrit pour melaisser passer.

Et je m’engageai dans la rue Drouot.

Ma compagne me demanda : – Viens-tu chez moi ?

– Non.

– Pourquoi pas ? Tu m’as rendu un rude service que jen’oublierai pas.

Je répondis, pour me débarrasser d’elle : – Parce que je suismarié.

– Qu’est-ce que ça fait ?

– Voyons, mon enfant, ça suffit. Je t’ai tirée d’affaire.Laisse-moi tranquille maintenant.

La rue était déserte et noire, vraiment sinistre. Et cette femmequi me serrait le bras rendait plus affreuse encore cette sensationde tristesse qui m’avait envahi. Elle voulut m’embrasser. Je mereculai avec horreur, et d’une voix dure :

– Allons, f…-moi la paix, n’est-ce pas ?

Elle eut une sorte de mouvement de rage, puis, brusquement, semit à sangloter. Je demeurai éperdu, attendri, sans comprendre.

– Voyons, qu’est-ce que tu as ?

Elle murmura dans ses larmes : Si tu savais, ça n’est pas gai,va.

– Quoi donc ?

– C’te vie-là.

– Pourquoi l’as-tu choisie ?

– Est-ce que c’est ma faute ?

– À qui la faute, alors ?

– J’ sais-ti, moi !

Une sorte d’intérêt me prit pour cette abandonnée.

Je lui demandai :

– Dis-moi ton histoire ?

Elle me la conta.

– J’avais seize ans, j’étais en service à Yvetot, chez M.Lerable, un grainetier. Mes parents étaient morts. Je n’avaispersonne ; je voyais bien que mon maître me regardait d’unedrôle de façon et qu’il me chatouillait les joues ; mais je nem’en demandais pas plus long. Je savais les choses, certainement. Àla campagne, on est dégourdi ; mais M. Lerable était un vieuxdévot qu’allait à la messe chaque dimanche. Je l’en aurais jamaiscru capable, enfin !

V’là qu’un jour il veut me prendre dans ma cuisine. Je luirésiste. Il s’en va.

Y avait en face de nous un épicier, M. Dutan, qui avait ungarçon de magasin bien plaisant ; si tant est que je melaissai enjôler par lui. Ça arrive à tout le monde, n’est-cepas ? Donc je laissais la porte ouverte, les soirs, et ilvenait me retrouver.

Mais v’là qu’une nuit M. Lerable entend du bruit. Il monte et iltrouve Antoine qu’il veut tuer. Ça fait une bataille à coups dechaise, de pot à eau, de tout. Moi j’avais saisi mes hardes et jeme sauvai dans la rue. Me v’là partie.

J’avais une peur, une peur de loup. Je m’habillai sous uneporte. Puis je me mis à marcher tout droit. Je croyais pour sûrqu’il y avait quelqu’un de tué et que les gendarmes me cherchaientdéjà. Je gagnai la grand’route de Rouen. Je me disais qu’à Rouen jepourrais me cacher très bien.

Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j’entendais deschiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu’on entendla nuit ? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu’onégorge, des bêtes qui jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tantde choses que l’on ne comprend pas. J’en avais la chair de poule. Àchaque bruit, je faisais le signe de croix. On ne s’imagine pointce que ça vous émouve le cœur. Quand le jour parut, v’là que l’idéedes gendarmes me reprit, et que je me mis à courir. Puis je mecalmai.

Je me sentis faim tout de même, malgré ma confusion ; maisje ne possédais rien, pas un sou, j’avais oublié mon argent, toutce qui m’appartenait sur terre, dix-huit francs.

Me v’là donc à marcher avec un ventre qui chante. Il faisaitchaud. Le soleil piquait. Midi passe. J’allais toujours.

Tout à coup j’entends des chevaux derrière moi. Je me retourne.Les gendarmes ! Mon sang ne fait qu’un tour ; j’ai cruque j’allais tomber ; mais je me contiens. Ils me rattrapent.Ils me regardent. Il y en a un, le plus vieux, qui dit :

– Bonjour, mamzelle.

– Bonjour, monsieur.

– Ousque vous allez comme ça ?

– Je vas t’à Rouen, en service dans une place qu’on m’aofferte.

– Comme ça, pédestrement ?

– Oui, comme ça. Mon cœur battait, monsieur, à ce que je nepouvais plus parler. Je me disais : « Ils me tiennent. » Et j’avaisune envie de courir qui me frétillait dans les jambes. Mais ilsm’auraient rattrapée tout de suite, vous comprenez. Le vieuxrecommença : – Nous allons faire route ensemble jusqu’à Barantin,mamzelle, vu que nous suivons le même itinéraire.

– Avec satisfaction, monsieur. Et nous v’là causant. Je mefaisais plaisante autant que je pouvais, n’est-ce pas ; sibien qu’ils ont cru des choses qui n’étaient point. Or, comme jepassais dans un bois, le vieux dit : – Voulez-vous, mamzelle, quej’allions faire un repos sur la mousse ? Moi, je répondis sansy penser : – À votre désir, monsieur. Puis il descend et il donneson cheval à l’autre, et nous v’là partis dans le bois tous deux.Il n’y avait plus à dire non. Qu’est-ce que vous auriez fait à maplace ? Il en prit ce qu’il a voulu ; puis il me dit : «Faut pas oublier le camarade. » Et il retourna tenir les chevaux,pendant que l’autre m’a rejointe. J’en étais honteuse que j’enaurais pleuré, monsieur. Mais je n’osais point résister, vouscomprenez. Donc nous v’là repartis. Je ne parlions plus. J’avaistrop de deuil au cœur. Et puis je ne pouvais plus marcher tantj’avais faim. Tout de même, dans un village, ils m’ont offert unverre de vin, qui m’a r’donné des forces pour quelque temps. Etpuis ils ont pris le trot pour pas traverser Barantin de compagnie.Alors je m’assis dans le fossé et je pleurai tout ce que j’avais delarmes.

Je marchai encore plus de trois heures durant avant Rouen. Ilétait sept heures du soir quand j’arrivai. D’abord toutes ceslumières m’éblouirent. Et puis je ne savais point où m’asseoir. Surles routes, il y a les fossés et l’herbe ousqu’on peut même secoucher pour dormir. Mais dans les villes, rien.

Les jambes me rentraient dans le corps, et j’avais deséblouissements à croire que j’allais tomber. Et puis, il se mit àpleuvoir, une petite pluie fine, comme ce soir, qui vous traversesans que ça ait l’air de rien. J’ai pas de chance les jours qu’ilpleut. Je commençai donc à marcher dans les rues. Je regardaistoutes ces maisons en me disant : « Y a tant de lits et tant depain dans tout ça et je ne pourrai point seulement trouver unecroûte et une paillasse. » Je pris par des rues où il y avait desfemmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là,monsieur, on fait ce qu’on peut. Je me mis, comme elles, à inviterle monde. Mais on ne me répondait point. J’aurais voulu être morte.Ça dura bien jusqu’à minuit. Je ne savais même plus ce que jefaisais. À la fin, v’là un homme qui m’écoute. Il me demande : «Ousque tu demeures ? » On devient vite rusée dans lanécessité. Je répondis : « Je ne peux pas vous mener chez moi, vuque j’habite avec maman. Mais n’y a-t-il point de maisons où l’onpeut aller ? »

Il répondit : « Plus souvent que je vas dépenser vingt sous dechambre. »

Puis il réfléchit et ajouta : « Viens-t-en. Je connais unendroit tranquille ousque nous ne serons point interrompus. »

Il me fit passer un pont et puis il m’emmena au bout de laville, dans un pré qu’était près de la rivière. Je ne pouvais pusle suivre.

Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nousétions venus. Mais comme il était long dans son affaire, je metrouvai tant percluse de fatigue que je m’endormis.

Il s’en alla sans rien me donner. Je ne m’en aperçus seulementpas. Il pleuvait, comme je vous l’disais. C’est d’puis ce jour-làque j’ai des douleurs que je n’ai pas pu m’en guérir, vu que j’aidormi toute la nuit dans la crotte.

Je fus réveillée par deux sergots qui me mirent au poste, etpuis, de là, en prison, où je restai huit jours, pendant qu’oncherchait ce que je pouvais bien être et d’où je venais. Je nevoulus point le dire par peur des conséquences.

On le sut pourtant et on me lâcha, après un jugementd’innocence.

Il fallait recommencer à trouver du pain. Je tâchai d’avoir uneplace, mais je ne pus pas, à cause de la prison d’où je venais.

Alors je me rappelai d’un vieux juge qui m’avait tourné del’œil, pendant qu’il me jugeait, à la façon du père Lerable,d’Yvetot. Et j’allai le trouver. Je ne m’étais point trompée. Il medonna cent sous quand je le quittai, en me disant : « T’en aurasautant toutes les fois ; mais viens pas plus souvent que deuxfois par semaine. »

Je compris bien ça, vu son âge. Mais ça me donna une réflexion.Je me dis : « Les jeunes gens, ça rigole, ça s’amuse ; mais iln’y a jamais gras, tandis que les vieux, c’est autre chose. » Etpuis je les connaissais maintenant, les vieux singes, avec leursyeux en coulisse et leur petit simulacre de tête.

Savez-vous ce que je fis, monsieur ? Je m’habillai enbobonne qui vient du marché, et je courais les rues en cherchantmes nourriciers. Oh ! je les pinçais du premier coup. Je medisais : « En v’là un qui mord. »

Il s’approchait. Il commençait :

– Bonjour, mamzelle.

– Bonjour, monsieur.

– Ousque vous allez comme ça ?

– Je rentre chez mes maîtres.

– Ils demeurent loin, vos maîtres ?

– Comme ci, comme ça. Alors il ne savait plus quoi dire. Moi jeralentissais le pas pour le laisser s’expliquer. Alors ilprononçait, tout bas, quelques compliments, et puis il me demandaitde passer chez lui. Je me faisais prier, vous comprenez, puis jecédais. J’en avais de la sorte deux ou trois pour chaque matin, ettoutes mes après-midi libres. Ç’a été le bon temps de ma vie. Je neme faisais pas de bile. Mais voilà. On n’est jamais tranquillelongtemps. Le malheur a voulu que je fisse la connaissance d’ungrand richard du grand monde. Un ancien président qui avait biensoixante-quinze ans. Un soir, il m’emmena dîner dans un restaurantdes environs. Et puis, vous comprenez, il n’a pas su se modérer. Ilest mort au dessert.

J’ai eu trois mois de prison, vu que je n’étais point sous lasurveillance.

C’est alors que je vins à Paris.

Oh ! ici, monsieur, c’est dur de vivre. On ne mange pastous les jours, allez. Y en a trop. Enfin, tant pis, chacun sapeine, n’est-ce pas ?

Elle se tut. Je marchais à son côté, le cœur serré. Tout à coup,elle se remit à me tutoyer.

– Alors tu ne montes pas chez moi, mon chéri ?

– Non, je te l’ai déjà dit.

– Eh bien ! au revoir, merci tout de même, sans rancune.Mais je t’assure que tu as tort.

Et elle partit, s’enfonçant dans la pluie fine comme un voile.Je la vis passer sous un bec de gaz, puis disparaître dans l’ombre.Pauvre fille !

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