Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 7L’assassin

Le coupable était défendu par un tout jeune avocat, un débutantqui parla ainsi :

« Les faits sont indéniables, messieurs les jurés. Mon client,un honnête homme, un employé irréprochable, doux et timide, aassassiné son patron dans un mouvement de colère qui paraîtincompréhensible. Voulez-vous me permettre de faire la psychologiede ce crime, si je puis ainsi parler, sans rien atténuer, sans rienexcuser ? Vous jugerez ensuite.

« Jean-Nicolas Lougère est fils de gens très honorables qui ontfait de lui un homme simple et respectueux.

« Là est son crime : le respect ! C’est un sentiment,messieurs, que nous ne connaissons plus guère aujourd’hui, dont lenom seul semble exister encore et dont toute la puissance adisparu. Il faut entrer dans certaines familles arriérées etmodestes, pour y retrouver cette tradition sévère, cette religionde la chose ou de l’homme, du sentiment ou de la croyance revêtusd’un caractère sacré, cette foi qui ne supporte ni le doute ni lesourire, ni l’effleurement d’un soupçon.

« On ne peut être un honnête homme, vraiment un honnête homme,dans toute la force de ce terme, que si on est un respectueux.L’homme qui respecte a les yeux fermés. Il croit. Nous autres, dontles yeux sont grands ouverts sur le monde, qui vivons ici, dans cepalais de la justice qui est l’égout de la société, où viennentéchouer toutes les infamies, nous autres qui sommes les confidentsde toutes les hontes, les défenseurs dévoués de toutes lesgredineries humaines, les soutiens, pour ne pas dire souteneurs, detous les drôles et de toutes les drôlesses, depuis les princesjusqu’aux rôdeurs de barrière, nous qui accueillons avecindulgence, avec complaisance, avec une bienveillance souriantetous les coupables pour les défendre devant vous, nous qui, si nousaimons vraiment notre métier, mesurons notre sympathie d’avocat àla grandeur du forfait, nous ne pouvons plus avoir l’âmerespectueuse. Nous voyons trop ce fleuve de corruption qui va deschefs du Pouvoir aux derniers des gueux, nous savons trop commenttout se passe, comment tout se donne, comment tout se vend. Places,fonctions, honneurs, brutalement en échange d’un peu d’or,adroitement en échange de titres et de parts dans les entreprisesindustrielles, ou plus simplement contre un baiser de femme. Notredevoir et notre profession nous forcent à ne rien ignorer, àsoupçonner tout le monde, car tout le monde est suspect ; etnous demeurons surpris quand nous nous trouvons en face d’un hommequi a, comme l’assassin assis devant vous, la religion du respectassez puissante pour en devenir un martyr.

« Nous autres, messieurs, nous avons de l’honneur comme on a dessoins de propreté, par dégoût de la bassesse, par un sentiment dedignité personnelle et d’orgueil ; mais nous n’en portons pasau fond du cœur la foi aveugle, innée, brutale, comme cethomme.

« Laissez-moi vous raconter sa vie.

« Il fut élevé, comme on élevait autrefois les enfants, enfaisant deux parts de tous les actes humains : ce qui est bien etce qui est mal. On lui montra le bien avec une autoritéirrésistible qui le lui fit distinguer du mal, comme on distinguele jour de la nuit. Son père n’appartenait pas à la race desesprits supérieurs qui, regardant de très haut, voient les sourcesdes croyances et reconnaissent les nécessités sociales d’où sontnées ces distinctions.

« Il grandit donc, religieux et confiant, enthousiaste etborné.

« À vingt-deux ans il se maria. On lui fit épouser une cousine,élevée comme lui, simple comme lui, pure comme lui. Il eut cettechance inestimable d’avoir pour compagne une honnête femme au cœurdroit, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus rare et de plusrespectable au monde. Il avait pour sa mère la vénération quientoure les mères dans les familles patriarcales, ce culte profondqu’on réserve aux divinités. Il reporta sur sa femme un peu decette religion, à peine atténuée par les familiarités conjugales.Et il vécut dans une ignorance absolue de la fourberie, dans unétat de droiture obstinée et de bonheur tranquille qui fit de luiun être à part. Ne trompant personne, il ne soupçonnait pas qu’onpût le tromper, lui.

« Quelque temps avant son mariage, il était entré comme caissierchez M. Langlais, assassiné par lui dernièrement.

« Nous savons, messieurs les jurés, par les témoignages de MmeLanglais, de son frère M. Perthuis, associé de son mari, de toutela famille et de tous les employés supérieurs de cette banque, queLougère fut un employé modèle, comme probité, comme soumission,comme douceur, comme déférence envers ses chefs et commerégularité.

« On le traitait d’ailleurs avec la considération méritée par saconduite exemplaire. Il était habitué à cet hommage et à l’espècede vénération témoignée à Mme Lougère, dont l’éloge était surtoutes les bouches.

« Elle mourut d’une fièvre typhoïde en quelques jours.

« Il ressentit assurément une douleur profonde, mais une douleurfroide et calme de cœur méthodique. On vit seulement à sa pâleur età l’altération de ses traits jusqu’à quel point il avait étéblessé.

« Alors, messieurs, il se passa une chose bien naturelle.

« Cet homme était marié depuis dix ans. Depuis dix ans il avaitl’habitude de sentir une femme près de lui, toujours. Il étaitaccoutumé à ses soins, à cette voix familière quand on rentre, àl’adieu du soir, au bonjour du matin, à ce doux bruit de robe sicher aux féminins, à cette caresse tantôt amoureuse et tantôtmaternelle qui rend légère l’existence, à cette présence aimée quifait moins lentes les heures. Il était aussi accoutumé aux gâteriesmatérielles de la table peut-être, à toutes les attentions qu’on nesent pas et qui nous deviennent peu à peu indispensables. Il nepouvait plus vivre seul. Alors, pour passer les interminablessoirées, il prit l’habitude d’aller s’asseoir une heure ou deuxdans une brasserie voisine. Il buvait un bock et restait là,immobile, suivant d’un œil distrait les billes du billard courantl’une après l’autre sous la fumée des pipes, écoutant sans y songerles disputes des joueurs, les discussions de ses voisins sur lapolitique et les éclats de rire que soulevait parfois une lourdeplaisanterie à l’autre bout de la salle. Il finissait souvent pars’endormir de lassitude et d’ennui. Mais il avait au fond du cœuret au fond de la chair le besoin irrésistible d’un cœur et d’unechair de femme ; et, sans y songer, il se rapprochait un peu,chaque soir, du comptoir où trônait la caissière, une petiteblonde, attiré vers elle invinciblement parce qu’elle était unefemme.

« Bientôt ils causèrent, et il prit l’habitude, très douce pourlui, de passer toutes ses soirées à ses côtés. Elle était gracieuseet prévenante comme il convient dans ces commerces à sourires, etelle s’amusait à renouveler sa consommation le plus souventpossible, ce qui faisait aller les affaires. Mais chaque jourLougère s’attachait davantage à cette femme qu’il ne connaissaitpas, dont il ignorait toute l’existence et qu’il aima uniquementparce qu’il n’en voyait pas d’autre.

« La petite, qui était rusée, s’aperçut bientôt qu’elle pourraittirer parti de ce naïf et elle chercha quelle serait la meilleurefaçon de l’exploiter. La plus fine assurément était de se faireépouser.

« Elle y parvint sans aucune peine.

« Ai-je besoin de vous dire, messieurs les jurés, que laconduite de cette fille était des plus irrégulières et que lemariage, loin de mettre un frein à ses écarts, sembla au contraireles rendre plus éhontés ?

« Par un jeu naturel de l’astuce féminine, elle sembla prendreplaisir à tromper cet honnête homme avec tous les employés de sonbureau. Je dis : avec tous. Nous avons des lettres, messieurs. Cefut bientôt un scandale public, que le mari seul, comme toujours,ignorait.

« Enfin cette gueuse, dans un intérêt facile à concevoir,séduisit le fils même du patron, jeune homme de dix-neuf ans, surl’esprit et sur les sens duquel elle eut bientôt une influencedéplorable. M. Langlais, qui avait jusque-là fermé les yeux parbonté, par amitié pour son employé, ressentit en voyant son filsentre les mains, je devrais dire entre les bras de cette dangereusecréature, une colère bien légitime.

« Il eut le tort d’appeler immédiatement Lougère et de luiparler sous le coup de son indignation paternelle.

« Il ne me reste, messieurs, qu’à vous lire le récit du crime,fait par les lèvres mêmes du moribond, et recueilli parl’instruction.

« – Je venais d’apprendre que mon fils avait donné, la veillemême, dix mille francs à cette femme, et ma colère a été plus forteque ma raison. Certes, je n’ai jamais soupçonné l’honorabilité deLougère, mais certains aveuglements sont plus dangereux que desfautes.

« Je le fis donc appeler près de moi et je lui dis que je mevoyais obligé de me priver de ses services.

« Il restait debout devant moi, effaré, ne comprenant pas. Ilfinit par demander des explications avec une certaine vivacité.

« Je refusai de lui en donner, en affirmant que mes raisonsétaient d’ordre tout intime. Il crut alors que je le soupçonnaisd’indélicatesse, et, très pâle, m’adjura, me somma de m’expliquer.Parti sur cette idée, il était fort et prenait le droit de parlerhaut.

« Comme je me taisais toujours, il m’injuria, m’insulta, arrivéà un tel degré d’exaspération que je craignais des voies defait.

« Or, soudain, sur un mot blessant qui m’atteignit en pleincœur, je lui jetai à la face la vérité.

« Il demeura debout quelques secondes, me regardant avec desyeux hagards ; puis je le vis prendre sur mon bureau les longsciseaux dont je me sers pour émarger certains registres, puis je levis tomber sur moi le bras levé, et je sentis entrer quelque chosedans ma gorge, au sommet de la poitrine, sans éprouver aucunedouleur. »

« Voici, messieurs les jurés, le simple récit de ce meurtre, quedire de plus pour sa défense ? Il a respecté sa seconde femmeavec aveuglement parce qu’il avait respecté la première avecraison. »

Après une courte délibération, le prévenu fut acquitté.

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