Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 14La fenêtre

Je fis la connaissance de Mme de Jadelle à Paris, cet hiver.Elle me plut infiniment tout de suite. Vous la connaissezd’ailleurs autant que moi…, non… pardon… presque autant que moi…Vous savez comme elle est fantasque et poétique en même temps.Libre d’allures et de cœur impressionnable, volontaire, émancipée,hardie, entreprenante, audacieuse, enfin au-dessus de tout préjugé,et, malgré cela, sentimentale, délicate, vite froissée, tendre etpudique.

Elle était veuve, j’adore les veuves, par paresse. Je cherchaisalors à me marier, je lui fis la cour. Plus je la connaissais, pluselle me plaisait ; et je crus le moment venu de risquer mademande. J’étais amoureux d’elle et j’allais le devenir trop. Quandon se marie, il ne faut pas trop aimer sa femme, parce qu’alors onfait des bêtises ; on se trouble, on devient en même tempsniais et brutal. Il faut se dominer encore. Si on perd la tête lepremier soir, on risque fort de l’avoir boisée un an plus tard.

Donc, un jour, je me présentai chez elle avec des gants clairset je lui dis : « Madame, j’ai le bonheur de vous aimer et je viensvous demander si je puis avoir quelque espoir de vous plaire, en ymettant tous mes soins, et de vous donner mon nom. »

Elle me répondit tranquillement : « Comme vous y allez,monsieur ! J’ignore absolument si vous me plairez tôt outard ; mais je ne demande pas mieux que d’en faire l’épreuve.Comme homme, je ne vous trouve pas mal. Reste à savoir ce que vousêtes comme cœur, comme caractère et comme habitudes. La plupart desmariages deviennent orageux ou criminels, parce qu’on ne se connaîtpas assez en s’accouplant. Il suffit d’un rien, d’une manieenracinée, d’une opinion tenace sur un point quelconque de morale,de religion ou de n’importe quoi, d’un geste qui déplaît, d’un tic,d’un tout petit défaut ou même d’une qualité désagréable pour fairedeux ennemis irréconciliables, acharnés et enchaînés l’un à l’autrejusqu’à la mort, des deux fiancés les plus tendres et les pluspassionnés.

« Je ne me marierai pas, monsieur, sans connaître à fond, dansles coins et replis de l’âme, l’homme dont je partagerail’existence. Je le veux étudier à loisir, de tout près, pendant desmois.

« Voici donc ce que je vous propose. Vous allez venir passerl’été chez moi, dans ma propriété de Lauville, et nous verrons là,tranquillement, si nous sommes faits pour vivre côte à côte…

« Je vous vois rire ! Vous avez une mauvaise pensée.Oh ! monsieur, si je n’étais pas sûre de moi, je ne vousferais point cette proposition. J’ai pour l’amour, tel que vous lecomprenez, vous autres hommes, un tel mépris et un tel dégoûtqu’une chute est impossible pour moi. Acceptez-vous ? »

Je lui baisai la main.

– Quand partons-nous, madame ?

– Le 10 mai. C’est entendu ?

– C’est entendu.

Un mois plus tard, je m’installais chez elle. C’était vraimentune singulière femme. Du matin au soir, elle m’étudiait. Comme elleadore les chevaux, nous passions chaque jour des heures à nouspromener par les bois, en parlant de tout, car elle cherchait àpénétrer mes plus intimes pensées autant qu’elle s’efforçaitd’observer jusqu’à mes moindres mouvements.

Quant à moi, je devenais follement amoureux et je nem’inquiétais nullement de l’accord de nos caractères. Je m’aperçusbientôt que mon sommeil lui-même était soumis à une surveillance.Quelqu’un couchait dans une petite chambre à côté de la mienne, oùl’on n’entrait que fort tard et avec des précautions infinies. Cetespionnage de tous les instants finit par m’impatienter. Je voulushâter le dénouement, et je devins, un soir, entreprenant. Elle mereçut de telle façon que je m’abstins de toute tentativenouvelle ; mais un violent désir m’envahit de lui faire payer,d’une façon quelconque, le régime policier auquel j’étais soumis,et je m’avisai d’un moyen.

Vous connaissez Césarine, sa femme de chambre, une jolie fillede Granville, où toutes les femmes sont belles, mais aussi blondeque sa maîtresse est brune.

Donc un après-midi j’attirai la soubrette dans ma chambre, jelui mis cent francs dans la main et je lui dis :

– Ma chère enfant, je ne veux te demander rien de vilain, maisje désire faire envers ta maîtresse ce qu’elle fait envers moi.

La petite bonne souriait d’un air sournois. Je repris.

– On me surveille jour et nuit, je le sais. On me regardemanger, boire, m’habiller, me raser et mettre mes chaussettes, jele sais.

La fillette articula : – Dame, monsieur…, puis se tut. Jecontinuai :

– Tu couches dans la chambre à côté pour écouter si je souffleou si je rêve tout haut, ne le nie pas !… Elle se mit à riretout à fait et prononça :

– Dame, monsieur…, puis se tut encore. Je m’animai : – Eh bien,tu comprends, ma fille, qu’il n’est pas juste qu’on sache tout surmon compte et que je ne sache rien sur celui de la personne quisera ma femme. Je l’aime de toute mon âme. Elle a le visage, lecœur, l’esprit que je rêvais, je suis le plus heureux des hommessous ce rapport ; cependant il y a des choses que je voudraisbien savoir…

Césarine se décida à enfoncer dans sa poche mon billet debanque. Je compris que le marché était conclu.

– Écoute, ma fille, nous autres hommes, nous tenons beaucoup àcertains… à certains… détails… physiques, qui n’empêchent pas unefemme d’être charmante, mais qui peuvent changer son prix à nosyeux. Je ne te demande pas de me dire du mal de ta maîtresse, nimême de m’avouer ses défauts secrets si elle en a. Répondsseulement avec franchise aux quatre ou cinq questions que je vaiste poser. Tu connais Mme de Jadelle comme toi-même, puisque tul’habilles et que tu la déshabilles tous les jours. Eh bien,voyons, dis-moi cela. Est-elle aussi grasse qu’elle en al’air ?

La petite bonne ne répondit pas.

Je repris :

– Voyons, mon enfant, tu n’ignores pas qu’il y a des femmes quise mettent du coton, tu sais, du coton là où, là où… enfin du cotonlà où on nourrit les petits enfants, et aussi là où on s’assoit.Dis-moi, met-elle du coton ?

Césarine avait baissé les yeux. Elle prononça timidement :

– Demandez toujours, monsieur, je répondrai tout à la fois.

– Eh bien, ma fille, il y a aussi des femmes qui ont les genouxrentrés, si bien qu’ils s’entre-frottent à chaque pas qu’ellesfont. Il y en a d’autres qui les ont écartés, ce qui leur fait desjambes pareilles aux arches d’un pont. On voit le paysage aumilieu. C’est très joli des deux façons. Dis-moi comment sont lesjambes de ta maîtresse ?

La petite bonne ne répondit pas.

Je continuai :

– Il y en a qui ont la poitrine si belle qu’elle forme un grospli dessous. Il y en a qui ont des gros bras avec une taille mince.Il y en a qui sont très fortes par devant et pas du tout parderrière ; d’autres qui sont très fortes par derrière et pasdu tout par devant. Tout cela est très joli, très joli ; maisje voudrais bien savoir comment est faite ta maîtresse. Dis-le moifranchement et je te donnerai encore beaucoup d’argent…

Césarine me regarda au fond des yeux et répondit en riant detout son cœur :

– Monsieur, à part qu’elle est noire, madame est faite toutcomme moi. Puis elle s’enfuit. J’étais joué. Cette fois je metrouvai ridicule et je résolus de me venger au moins de cette bonneimpertinente.

Une heure plus tard, j’entrai avec précaution dans la petitechambre, d’où elle m’écoutait dormir, et je dévissai lesverrous.

Elle arriva vers minuit à son poste d’observation. Je la suivisaussitôt. En m’apercevant, elle voulut crier ; mais je luifermai la bouche avec ma main et je me convainquis, sans tropd’efforts, que, si elle n’avait pas menti, Mme de Jadelle devaitêtre très bien faite.

Je pris même grand goût à cette constatation, qui, d’ailleurs,poussée un peu loin, ne semblait plus déplaire à Césarine.

C’était, ma foi, un ravissant échantillon de la racebas-normande, forte et fine en même temps. Il lui manquaitpeut-être certaines délicatesses de soins qu’aurait méprisées HenriIV. Je les lui révélai bien vite, et comme j’adore les parfums, jelui fis cadeau, le soir même, d’un flacon de lavande ambrée.

Nous fûmes bientôt plus liés même que je n’aurais cru, presqueamis. Elle devint une maîtresse exquise, naturellement spirituelle,et rouée à plaisir. C’eût été, à Paris, une courtisane de grandmérite.

Les douceurs qu’elle me procura me permirent d’attendre sansimpatience la fin de l’épreuve de Mme de Jadelle. Je devins d’uncaractère incomparable, souple, docile, complaisant.

Quant à ma fiancée, elle me trouvait sans doute délicieux, et jecompris, à certains signes, que j’allais bientôt être agréé.J’étais certes le plus heureux des hommes du monde, attendanttranquillement le baiser légal d’une femme que j’aimais dans lesbras d’une jeune et belle fille pour qui j’avais de latendresse.

C’est ici, madame, qu’il faut vous tourner un peu ;j’arrive à l’endroit délicat.

Mme de Jadelle, un soir, comme nous revenions de notre promenadeà cheval, se plaignit vivement que ses palefreniers n’eussent pointpour la bête qu’elle montait certaines précautions exigées parelle. Elle répéta même plusieurs fois : « Qu’ils prennent garde,qu’ils prennent garde, j’ai un moyen de les surprendre. »

Je passai une nuit calme, dans mon lit. Je m’éveillai tôt, pleind’ardeur et d’entrain. Et je m’habillai.

J’avais l’habitude d’aller chaque matin fumer une cigarette surune tourelle du château où montait un escalier en limaçon, éclairépar une grande fenêtre à la hauteur du premier étage.

Je m’avançais sans bruit, les pieds en mes pantoufles demaroquin aux semelles ouatées, pour gravir les premières marches,quand j’aperçus Césarine, penchée à la fenêtre, regardant audehors.

Je n’aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement unemoitié de Césarine, la seconde moitié d’elle ; j’aimais autantcette moitié-là. De Mme de Jadelle j’eusse préféré peut-être lapremière. Elle était charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d’unpetit jupon blanc, cette moitié qui s’offrait à moi.

Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien.Je me mis à genoux ; je pris avec mille précautions les deuxbords du fin jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnusaussitôt, pleine, fraîche, grasse et douce, la face secrète de mamaîtresse, et j’y jetai, pardon, madame, j’y jetai un tendrebaiser, un baiser d’amant qui peut tout oser.

Je fus surpris. Cela sentait la verveine ! Mais je n’euspas le temps d’y réfléchir. Je reçus un grand coup ou plutôt unepoussée dans la figure qui faillit me briser le nez. J’entendis uncri qui me fit dresser les cheveux. La personne s’était retournée –c’était Mme de Jadelle !

Elle battit l’air de ses mains comme une femme qui perdconnaissance ; elle haleta quelques secondes, fit le geste deme cravacher, puis s’enfuit.

Dix minutes plus tard, Césarine, stupéfaite, m’apportait unelettre ; je lus : « Mme de Jadelle espère que M. de Brives ladébarrassera immédiatement de sa présence. »

Je partis.

Eh bien, je ne suis point encore consolé. J’ai tenté de tous lesmoyens et de toutes les explications pour me faire pardonner cetteméprise. Toutes mes démarches ont échoué.

Depuis ce moment, voyez-vous, j’ai dans… dans le cœur un goût deverveine qui me donne un désir immodéré de sentir encore cebouquet-là.

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