Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 3Enragée ?

Ma chère Geneviève, tu me demandes de te raconter mon voyage denoces. Comment veux-tu que j’ose ? Ah ! sournoise, qui nem’avais rien dit, qui ne m’avais même rien laissé deviner, mais là,rien de rien !… Comment ! tu es mariée depuis dix-huitmois, oui, depuis dix-huit mois, toi qui te dis ma meilleure amie,toi qui ne me cachais rien, autrefois, et tu n’as pas eu la charitéde me prévenir ? Si tu m’avais seulement donné l’éveil, si tum’avais mise en garde, si tu avais laissé entrer un simple soupçondans mon âme, un tout petit, tu m’aurais empêchée de faire unegrosse bêtise dont je rougis encore, dont mon mari rira jusqu’à samort, et dont tu es seule coupable !

Je me suis rendue affreusement ridicule à tout jamais ;j’ai commis une de ces erreurs dont le souvenir ne s’efface pas,par ta faute, par ta faute, méchante !… Oh ! si j’avaissu !

Tiens, je prends du courage en écrivant et je me décide à toutdire. Mais promets-moi de ne pas trop rire.

Ne t’attends pas à une comédie. C’est un drame.

Tu te rappelles mon mariage. Je devais partir le soir même pourmon voyage de noces. Certes, je ne ressemblais guère à la Paulette,dont Gyp nous a si drôlement conté l’histoire dans un spirituelroman : Autour du mariage. Et si ma mère m’avait dit, comme Mmed’Hautretan à sa fille : – « Ton mari te prendra dans ses bras… et…», je n’aurais certes pas répondu comme Paulette en éclatant derire : « Ne va pas plus loin, maman… je sais tout ça aussi bien quetoi, va… »

Moi je ne savais rien du tout, et maman, ma pauvre maman quetout effraye, n’a pas osé effleurer ce sujet délicat.

Donc, à cinq heures du soir, après la collation, on nous aprévenus que la voiture nous attendait. Les invités étaient partis,j’étais prête. Je me rappelle encore le bruit des malles dansl’escalier et la voix de nez de papa, qui ne voulait pas avoirl’air de pleurer. En m’embrassant, le pauvre homme m’a dit : « Boncourage ! » comme si j’allais me faire arracher une dent.Quant à maman, c’était une fontaine. Mon mari me pressait pouréviter ces adieux difficiles, j’étais moi-même tout en larmes,quoique bien heureuse. Cela ne s’explique guère, et pourtant c’estvrai. Tout à coup, je sentis quelque chose qui tirait ma robe.C’était Bijou, tout à fait oublié depuis le matin. La pauvre bêteme disait adieu à sa manière. Cela me donna comme un petit coupdans le cœur, et un grand désir d’embrasser mon chien. Je le saisis(tu sais qu’il est gros comme le poing), et me mis à le dévorer debaisers. Moi, j’adore caresser les bêtes. Cela me fait un plaisirdoux, ça me donne des sortes de frissons, c’est délicieux.

Quant à lui, il était comme fou ; il remuait ses pattes, ilme léchait, il mordillait comme il fait quand il est très content.Tout à coup, il me prit le nez dans ses crocs et je sentis qu’il mefaisait mal. Je poussai un petit cri et je reposai le chien parterre. Il m’avait vraiment mordue en voulant jouer. Je saignais.Tout le monde fut désolé. On apporta de l’eau, du vinaigre, deslinges, et mon mari voulut lui-même me soigner. Ce n’était rien,d’ailleurs, deux petits trous qu’on eût dit faits avec desaiguilles. Au bout de cinq minutes, le sang était arrêté et jepartis.

Il était décidé que nous ferions un voyage en Normandie, de sixsemaines environ.

Le soir, nous arrivions à Dieppe. Quand je dis « le soir »,j’entends à minuit.

Tu sais comme j’aime la mer. Je déclarai à mon mari que je ne mecoucherais pas avant de l’avoir vue. Il parut très contrarié. Jelui demandai en riant : « Est-ce que vous avez sommeil ? »

Il répondit : « Non, mon amie, mais vous devriez comprendre quej’ai hâte de me trouver seul avec vous. »

Je fus surprise : « Seul avec moi ? Mais nous sommes seulsdepuis Paris dans le wagon. »

Il sourit : « Oui… mais… dans le wagon, ce n’est pas la mêmechose que si nous étions dans notre chambre. »

Je ne cédai pas : « Eh bien, monsieur, nous sommes seuls sur laplage, et voilà tout. »

Décidément, cela ne lui plaisait pas. Il dit pourtant : « Soit,puisque vous le désirez. »

La nuit était magnifique, une de ces nuits qui vous font passerdans l’âme des idées grandes et vagues, plutôt des sensations quedes pensées, avec des envies d’ouvrir les bras, d’ouvrir les ailes,d’embrasser le ciel, que sais-je ? On croit toujours qu’on vacomprendre des choses inconnues.

Il y a dans l’air du Rêve, de la Poésie pénétrante, du bonheurd’autre part que de la terre, une sorte d’ivresse infinie qui vientdes étoiles, de la lune, de l’eau argentée et remuante. Ce sont làles meilleurs instants qu’on ait dans la vie. Ils font voirl’existence différente, embellie, délicieuse ; ils sont commela révélation de ce qui pourrait être… ou de ce qui sera.

Cependant mon mari paraissait impatient de rentrer. Je luidisais : « As-tu froid ? – Non. – Alors regarde donc ce petitbateau là-bas, qui semble endormi sur l’eau. Peut-on être mieuxqu’ici ? J’y resterais volontiers jusqu’au jour. Dis, veux-tuque nous attendions l’aurore ? »

Il crut que je me moquais de lui, et il m’entraîna presque deforce jusqu’à l’hôtel ! Si j’avais su ! Oh ! lemisérable !

Quand nous fûmes seuls, je me sentis honteuse, gênée, sanssavoir pourquoi, je te le jure. Enfin je le fis passer dans lecabinet de toilette et je me couchai.

Oh ! ma chère, comment dire ça ? Enfin voici. Il pritsans doute mon extrême innocence pour de la malice, mon extrêmesimplicité pour de la rouerie, mon abandon confiant et niais pourune tactique, et il ne garda point les délicats ménagements qu’ilfaut pour expliquer, faire comprendre et accepter de pareilsmystères à une âme sans défiance et nullement préparée.

Et tout à coup, je crus qu’il avait perdu la tête. Puis, la peurm’envahissant, je me demandai s’il me voulait tuer. Quand laterreur vous saisit, on ne raisonne pas, on ne pense plus, ondevient fou. En une seconde, je m’imaginai des choses effroyables.Je pensai aux faits divers des journaux, aux crimes mystérieux, àtoutes les histoires chuchotées de jeunes filles épousées par desmisérables ! Est-ce que je le connaissais, cet homme ? Jeme débattais, le repoussant, éperdue d’épouvante. Je lui arrachaimême une poignée de cheveux et un côté de la moustache, et,délivrée par cet effort, je me levai en hurlant « au secours !» Je courus à la porte, je tirai les verrous et je m’élançai,presque nue, dans l’escalier.

D’autres portes s’ouvrirent. Des hommes en chemise apparurentavec des lumières à la main. Je tombai dans les bras de l’un d’euxen implorant sa protection. Il se jeta sur mon mari.

Je ne sais plus le reste. On se battait, on criait ; puison a ri, mais ri comme tu ne peux pas croire. Toute la maisonriait, de la cave au grenier. J’entendais dans les corridors degrandes fusées de gaieté, d’autres dans les chambres au-dessus. Lesmarmitons riaient sous les toits, et le garçon de garde se tordaitsur son matelas, dans le vestibule !

Songe donc : dans un hôtel !

Je me retrouvai ensuite seule avec mon mari, qui me donnaquelques explications sommaires, comme on explique une expériencede chimie avant de la tenter. Il n’était pas du tout content. Jepleurai jusqu’au jour, et nous sommes partis dès l’ouverture desportes.

Ce n’est pas tout.

Le lendemain, nous arrivions à Pourville, qui n’est encore qu’unembryon de station de bains. Mon mari m’accablait de petits soins,de tendresses. Après un premier mécontentement il paraissaitenchanté. Honteuse et désolée de mon aventure de la veille, je fusaussi aimable qu’on peut l’être, et docile. Mais tu ne te figurespas l’horreur, le dégoût, presque la haine qu’Henry m’inspiralorsque je sus cet infâme secret qu’on cache si soigneusement auxjeunes filles. Je me sentais désespérée, triste à mourir, revenuede tout et harcelée du besoin de retourner auprès de mes pauvresparents. Le surlendemain, nous arrivions à Étretat. Tous lesbaigneurs étaient en émoi : une jeune femme, mordue par un petitchien, venait de mourir enragée. Un grand frisson me courut dans ledos quand j’entendis raconter cela à table d’hôte. Il me semblatout de suite que je souffrais dans le nez et je sentis des chosessingulières tout le long des membres.

Je ne dormis pas de la nuit ; j’avais complètement oubliémon mari. Si j’allais aussi mourir enragée ! Je demandai desdétails le lendemain au maître d’hôtel. Il m’en donna d’affreux. Jepassai le jour à me promener sur la falaise. Je ne parlais plus, jesongeais. La rage ! quelle mort horrible ! Henry medemandait : « Qu’as-tu ? Tu sembles triste. » Je répondais : «Mais rien, mais rien. » Mon regard effaré se fixait sur la mer sansla voir, sur les fermes, sur les plaines, sans que j’eusse pu direce que j’avais sous les yeux. Pour rien au monde je n’aurais vouluavouer la pensée qui me torturait. Quelques douleurs, de vraiesdouleurs, me passèrent dans le nez. Je voulus rentrer.

À peine revenue à l’hôtel, je m’enfermai pour regarder la plaie.On ne la voyait plus. Et pourtant, je n’en pouvais douter, elle mefaisait mal.

J’écrivis tout de suite à ma mère une courte lettre qui dut luiparaître étrange. Je demandais une réponse immédiate à desquestions insignifiantes. J’écrivis, après avoir signé : « Surtoutn’oublie pas de me donner des nouvelles de Bijou. »

Le lendemain, je ne pus manger, mais je refusai de voir unmédecin. Je demeurai assise toute la journée sur la plage àregarder les baigneurs dans l’eau. Ils arrivaient gros ou minces,tous laids dans leurs affreux costumes ; mais je ne songeaisguère à rire. Je pensais : « Sont-ils heureux, ces gens ! ilsn’ont pas été mordus. Ils vivront, eux ! ils ne craignentrien. Ils peuvent s’amuser à leur gré. Sont-ils tranquilles !»

À tout instant je portais la main à mon nez pour le tâter.N’enflait-il pas ? Et à peine rentrée à l’hôtel, jem’enfermais pour le regarder dans la glace. Oh ! s’il avaitchangé de couleur, je serais morte sur le coup.

Le soir, je me sentis tout à coup une sorte de tendresse pourmon mari, une tendresse de désespérée. Il me parut bon, jem’appuyai sur son bras. Vingt fois je faillis lui dire monabominable secret, mais je me tus.

Il abusa odieusement de mon abandon et de l’affaissement de monâme. Je n’eus pas la force de lui résister, ni même la volonté.J’aurais tout supporté, tout souffert ! Le lendemain, je reçusune lettre de ma mère. Elle répondait à mes questions, mais ne meparlait pas de Bijou. Je pensai sur-le-champ : « Il est mort et onme le cache. » Puis je voulus courir au télégraphe pour envoyer unedépêche. Une réflexion m’arrêta : « S’il est vraiment mort, on neme le dira pas. » Je me résignai donc encore à deux joursd’angoisses. Et j’écrivis de nouveau. Je demandais qu’on m’envoyâtle chien qui me distrairait, car je m’ennuyais un peu.

Des tremblements me prirent dans l’après-midi. Je ne pouvaislever un verre plein sans en répandre la moitié. L’état de mon âmeétait lamentable. J’échappai à mon mari vers le crépuscule et jecourus à l’église. Je priai longtemps.

En revenant, je sentis de nouvelles douleurs dans le nez etj’entrai chez le pharmacien dont la boutique était éclairée. Je luiparlai d’une de mes amies qui aurait été mordue, et je lui demandaides conseils. C’était un aimable homme, plein d’obligeance. Il merenseigna abondamment. Mais j’oubliais les choses à mesure qu’il meles disait, tant j’avais l’esprit troublé. Je ne retins que ceci :« Les purgations étaient souvent recommandées. » J’achetaiplusieurs bouteilles de je ne sais quoi, sous prétexte de lesenvoyer à mon amie.

Les chiens que je rencontrais me faisaient horreur et medonnaient envie de fuir à toutes jambes. Il me sembla plusieursfois que j’avais aussi envie de les mordre.

Ma nuit fut horriblement agitée. Mon mari en profita. Dès lelendemain, je reçus la réponse de ma mère. – Bijou, disait-elle, seportait bien. Mais on l’exposerait trop en l’expédiant ainsi toutseul par le chemin de fer. Donc on ne voulait pas me l’envoyer. Ilétait mort.

Je ne pus encore dormir. Quant à Henry, il ronfla. Il seréveilla plusieurs fois. J’étais anéantie.

Le lendemain, je pris un bain de mer. Je faillis me trouver malen entrant dans l’eau, tant je fus saisie par le froid. Je demeuraiplus ébranlée encore par cette sensation de glace. J’avais dans lesjambes des tressaillements affreux ; mais je ne souffrais plusdu tout du nez.

On me présenta, par hasard, le médecin inspecteur des bains, uncharmant homme. Je mis une habileté extrême à l’amener sur monsujet. Je dis alors que mon jeune chien m’avait mordue quelquesjours auparavant et je lui demandai ce qu’il faudrait faire s’ilsurvenait quelque inflammation. Il se mit à rire et répondit : «Dans votre situation, je ne verrais qu’un moyen, madame, ce seraitde vous faire un nouveau nez. »

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta : « Cela d’ailleursregarde votre mari. »

Je n’étais pas plus avancée ni mieux renseignée en lequittant.

Henry, ce soir-là, semblait très gai, très heureux. Nous vînmesle soir au Casino, mais il n’attendit pas la fin du spectacle pourme proposer de rentrer. Rien n’avait plus d’intérêt pour moi, je lesuivis.

Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes nerfs étaient ébranléset vibrants. Lui, non plus, ne dormait pas. Il m’embrassait, mecaressait, devenu doux et tendre comme s’il eût deviné enfincombien je souffrais. Je subissais ses caresses sans même lescomprendre, sans y songer.

Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire, foudroyante,me saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant mon mari quis’attachait à moi, je m’élançai dans la chambre et j’allaim’abattre sur la face, contre la porte. C’était la rage, l’horriblerage. J’étais perdue.

Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus. J’étaisrésignée maintenant. J’attendais la mort. Je savais qu’aprèsquelques heures de répit, une autre crise me saisirait, puis uneautre, puis une autre, jusqu’à la dernière qui serait mortelle.

Je me laissai reporter dans le lit. Au point du jour, lesirritantes obsessions de mon mari déterminèrent un nouvel accès,qui fut plus long que le premier. J’avais envie de déchirer, demordre, de hurler ; c’était terrible, et cependant moinsdouloureux que je n’aurais cru.

Vers huit heures du matin, je m’endormis pour la première foisdepuis quatre nuits.

À onze heures, une voix aimée me réveilla. C’était maman que meslettres avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elletenait à la main un grand panier d’où sortirent soudain desaboiements. Je le saisis, éperdue, folle d’espoir. Je l’ouvris, etBijou sauta sur le lit, m’embrassant, gambadant, se roulant sur monoreiller, pris d’une frénésie de joie.

Eh bien, ma chérie, tu me croiras si tu veux… Je n’ai encorecompris que le lendemain !

Oh ! l’imagination ! comme ça travaille ! Etpenser que j’ai cru ?… Dis, n’est-ce pas trop bête ?…

Je n’ai jamais avoué à personne, tu le comprendras, n’est-cepas, les tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari l’avaitsu ?… Il se moque déjà assez de moi avec mon aventure dePourville. Du reste, je ne me fâche pas trop de ses plaisanteries.J’y suis faite. On s’accoutume à tout dans la vie…

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