Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 8La Martine

Cela lui était venu, un dimanche, après la messe. Il sortait del’église et suivait le chemin creux qui le reconduisait chez lui,quand il se trouva derrière la Martine qui rentrait aussi chezelle.

Le père marchait à côté de sa fille, d’un pas important defermier riche. Dédaignant la blouse, il portait une sorte de vestonde drap gris et il était coiffé d’un chapeau melon à largesbords.

Elle, serrée dans un corset qu’elle ne laçait qu’une fois parsemaine, s’en allait droite, la taille étranglée, les épauleslarges, les hanches saillantes, en se dandinant un peu.

Coiffée d’un chapeau à fleurs, confectionné par une modisted’Yvetot, elle montrait tout entière sa nuque forte, ronde, souple,où ses petits cheveux follets voltigeaient, roussis par le grandair et le soleil.

Lui, Benoist, ne voyait que son dos ; mais il connaissaitbien le visage qu’elle avait, sans qu’il l’eût cependant jamaisremarqué plus que ça.

Et tout d’un coup, il se dit : « Nom d’un nom, c’est une bellefille tout de même que la Martine. » Il la regardait aller,l’admirant brusquement, se sentant pris d’un désir. Il n’avaitpoint besoin de revoir la figure, non. Il gardait les yeux plantéssur sa taille, se répétant à lui-même, comme s’il eût parlé : « Nond’un nom, c’est une belle fille. »

La Martine prit à droite pour entrer à « la Martinière », laferme de son père, Jean Martin ; et elle se retourna en jetantun regard derrière elle. Elle vit Benoist qui lui parut tout drôle.Elle cria : « Bonjour, Benoist ». Il répondit : « Bonjour, laMartine, bonjour, maît’ Martin », et il passa.

Quand il rentra chez lui, la soupe était sur la table. Ils’assit en face de sa mère, à côté du valet et du goujat, tandisque la servante allait tirer le cidre.

Il mangea quelques cuillerées, puis repoussa son assiette. Samère demanda :

– C’est-i que t’es indispos ? Il répondit : – Non, c’estcomme une bouillie que j’aurais dans l’ vent’e et qui m’ôte lafaim. Il regardait les autres manger, tout en coupant de temps àautre une bouchée de pain qu’il portait lentement à ses lèvres etmastiquait longtemps. Il pensait à la Martine : « C’est tout demême une belle fille. » Et dire qu’il ne s’en était pas aperçujusque-là, et que ça lui venait comme ça, tout d’un coup, et sifort qu’il n’en mangeait plus. Il ne toucha guère au ragoût. Samère disait :

– Allons, Benoist, efforce té un p’tieu ; c’est d’ la côtede mouton, ça te fera du bien. Quand on n’a point d’appétit, fauts’efforcer.

Il avalait quelque morceau, puis repoussait encore sonassiette ; – non, ça ne se passait point, décidément.

Sur la relevée, il alla faire un tour aux terres et donna congéau goujat, promettant de remuer les bêtes en passant.

La campagne était vide, vu le jour de repos. De place en place,dans un champ de trèfle, des vaches écroulées lourdement, le ventrerépandu, ruminaient sous le grand soleil. Des charrues dételéesattendaient au coin d’un labouré ; et les terres retournées,prêtes pour la semence, développaient leurs larges carrés bruns aumilieu de pièces jaunes où pourrissait le pied court des blés etdes avoines fauchés depuis peu.

Un vent d’automne un peu sec passait sur la plaine, annonçantune soirée fraîche après le coucher du soleil. Benoist s’assit surun fossé, mit son chapeau sur ses genoux, comme s’il eût besoin degarder la tête à l’air, et il prononça tout haut, dans le silencede la campagne : « Pour une belle fille, c’est une belle fille.»

Il y pensa encore le soir, dans son lit, et le lendemain ens’éveillant.

Il n’était pas triste, il n’était pas mécontent ; il n’eûtpu dire ce qu’il avait. C’était quelque chose qui le tenait,quelque chose d’accroché dans son âme, une idée qui ne s’en allaitpas et qui lui faisait au cœur une espèce de chatouillement.Parfois une grosse mouche se trouve enfermée dans une chambre. Onl’entend voler en ronflant, et ce bruit vous obsède, vous irrite.Soudain elle s’arrête ; on l’oublie ; mais tout à coupelle repart, vous forçant à relever la tête. On ne peut ni laprendre, ni la chasser, ni la tuer, ni la faire rester en place. Àpeine posée, elle se remet à bourdonner.

Or le souvenir de la Martine s’agitait dans l’esprit de Benoistcomme une mouche emprisonnée.

Puis un désir le prit de la revoir, et il passa plusieurs foisdevant la Martinière. Il l’aperçut enfin étendant du linge sur unecorde, entre deux pommiers.

Il faisait chaud ; elle n’avait gardé qu’une courte jupe,et sa seule chemise sur sa peau dessinait bien ses reins cambrésquand elle levait les bras pour accrocher ses serviettes.

Il resta blotti contre le fossé pendant plus d’une heure, mêmeaprès qu’elle fut partie. Il s’en revint plus hanté encorequ’auparavant.

Pendant un mois, il eut l’esprit plein d’elle, il tressaillaitquand on la nommait devant lui. Il ne mangeait plus, il avaitchaque nuit des sueurs qui l’empêchaient de dormir.

Le dimanche, à la messe, il ne la quittait pas des yeux. Elles’en aperçut et lui fit des sourires, flattée d’être appréciéeainsi.

Or, un soir, tout à coup, il la rencontra dans un chemin. Elles’arrêta en le voyant venir. Alors il marcha droit sur elle,suffoqué par la peur et le saisissement, mais aussi résolu à luiparler. Il commença en bredouillant :

– Voyez-vous, la Martine, ça ne peut plus durer comme ça.

Elle répondit, comme en se moquant de lui :

– Qu’est-ce qui ne peut plus durer, Benoist ?

Il reprit : – Que je pense à vous tant qu’il y a d’heures aujour.

Elle posa ses poings sur ses hanches : – C’est pas moi qui vousforce.

Il balbutia : – Oui, c’est vous ; je n’ai plus ni sommeil,ni repos, ni faim, ni rien.

Elle prononça très bas :

– Qu’est-ce qu’il faut, alors, pour vous guérir de ça ? Ilresta saisi, les bras ballants, les yeux ronds, la boucheouverte.

Elle lui tapa un grand coup de main dans l’estomac et s’enfuiten courant.

À partir de ce jour, ils se rencontrèrent le long des fossés,dans les chemins creux, ou bien, au jour tombant, au bord d’unchamp, alors qu’il rentrait avec ses chevaux et qu’elle ramenaitses vaches à l’étable.

Il se sentait porté, jeté vers elle par un grand élan de soncœur et de son corps. Il aurait voulu l’étreindre, l’étrangler, lamanger, la faire entrer en lui. Et il avait des frémissementsd’impuissance, d’impatience, de rage, de ce qu’elle n’était point àlui complètement, comme s’ils n’eussent fait qu’un seul être.

On en jasait dans le pays. On les disait promis l’un à l’autre.Il lui avait demandé, d’ailleurs, si elle voulait être sa femme, etelle lui avait répondu : « Oui. »

Ils attendaient une occasion pour en parler à leurs parents.

Or, brusquement, elle ne vint plus aux heures de rencontre. Ilne l’apercevait même point en rôdant autour de la ferme. Il nepouvait que l’entrevoir à la messe le dimanche. Et, justement undimanche, après le prône, le curé annonça du haut de la chairequ’il y avait promesse de mariage entre Victoire-Adélaïde Martin etJoséphin-Isidore Vallin.

Benoist sentit quelque chose dans ses mains, comme si on enavait enlevé le sang. Ses oreilles bourdonnaient ; iln’entendait plus rien, et il s’aperçut au bout de quelque tempsqu’il pleurait dans son livre de messe.

Pendant un mois il garda la chambre. Puis il se remit autravail.

Mais il n’était point guéri et il y pensait toujours. Il évitaitde passer par les chemins qui contournaient sa demeure, pour nepoint même apercevoir les arbres de sa cour, ce qui le forçait à ungrand circuit qu’il faisait matin et soir.

Elle était mariée maintenant avec Vallin, le plus riche fermierdu canton. Benoist et lui ne se parlaient plus, bien qu’ils fussentcamarades depuis l’enfance.

Or, un soir, comme Benoist passait devant la mairie, il appritqu’elle était grosse. Au lieu d’en ressentir une grande douleur, ilen éprouva au contraire une espèce de soulagement. C’était fini,maintenant, bien fini. Ils étaient plus séparés par cela que par lemariage. Vraiment, il aimait mieux ça.

Des mois passèrent, encore des mois. Il l’apercevaitquelquefois, s’en allant au village de sa démarche alourdie. Elledevenait rouge en le voyant, baissait la tête et hâtait le pas. Etlui se détournait de sa route pour ne la point croiser etrencontrer ses yeux.

Mais il songeait avec terreur qu’il pouvait au premier matin setrouver face à face avec elle et contraint de lui parler. Que luidirait-il maintenant, après tout ce qu’il lui avait dit autrefoisen lui tenant les mains et lui baisant les cheveux auprès desjoues ? Il pensait souvent encore à leurs rendez-vous le longdes fossés. C’était vilain ce qu’elle avait fait, après tant depromesses.

Peu à peu, cependant, le chagrin s’en allait de son cœur ;il n’y restait plus que de la tristesse. Et, un jour, pour lapremière fois, il reprit son ancien chemin contre la ferme qu’ellehabitait. Il regardait de loin le toit de la maison. C’était làdedans ! là dedans qu’elle vivait avec un autre ! Lespommiers étaient en fleur, les coqs chantaient sur le fumier. Toutela demeure semblait vide, les gens étant partis aux champs pour lestravaux printaniers. Il s’arrêta près de la barrière et regardadans la cour. Le chien dormait devant sa niche, trois veaux s’enallaient d’un pas lent, l’un derrière l’autre, vers la mare. Ungros dindon faisait la roue devant la porte, en paradant devant lespoules avec des manières de chanteur en scène.

Benoist s’appuya contre le pilier et il se sentit soudain reprispar une grosse envie de pleurer. Mais, tout à coup, il entendit uncri, un grand cri d’appel qui sortait de la maison. Il demeuraéperdu, les mains crispées sur les barres de bois, écoutanttoujours. Un autre cri, prolongé, déchirant, lui entra dans lesoreilles, dans l’âme et dans la chair. C’était elle qui criaitcomme ça ! Il s’élança, traversa la prairie, poussa la porteet il la vit, étendue par terre, crispée, la figure livide, lesyeux hagards, saisie par les douleurs de l’enfantement.

Alors il resta debout, plus pâle et plus tremblant qu’elle,balbutiant :

– Me v’là, me v’là, la Martine.

Elle répondit, en haletant :

– Oh ! ne me quittez point, ne me quittez point,Benoist.

Il la regardait, ne sachant plus que dire, que faire. Elle seremit à crier :

– Oh ! oh ! ça me déchire ! Oh !Benoist !

Et elle se tordait affreusement.

Soudain, un besoin furieux envahit Benoist de la secourir, del’apaiser, d’ôter son mal. Il se pencha, la prit, l’enleva, laporta sur son lit ; et, pendant qu’elle geignait toujours, illa dévêtit, enlevant son caraco, sa robe, sa jupe. Elle se mordaitles poings pour ne point crier. Alors il fit comme il avait coutumede faire aux bêtes, aux vaches, aux brebis, aux juments : il l’aidaet il reçut dans ses mains un gros enfant qui geignait.

Il l’essuya, l’enveloppa d’un torchon qui séchait devant le feuet le posa sur un tas de linge à repasser demeuré sur latable ; puis il revint à la mère.

Il la mit de nouveau par terre, changea le lit, la recoucha.Elle balbutiait : « Merci, Benoist, t’es un brave cœur. » Et ellepleurait un peu, comme si un regret l’eût envahie.

Lui, il ne l’aimait plus, plus du tout. C’était fini.Pourquoi ? Comment ? Il n’eût pas su le dire. Ce quivenait de se passer l’avait guéri mieux que n’auraient fait dix ansd’absence.

Elle demanda, épuisée et palpitante :

– Qué que c’est ?

Il répondit d’une voix calme :

– C’est une fille qu’est bien avenante.

Ils se turent de nouveau. Au bout de quelques secondes, la mère,d’une voix faible, prononça :

– Montre-la-moi, Benoist.

Il alla chercher la petite et il la présentait comme s’il eûttenu le pain bénit, quand la porte s’ouvrit et Isidore Vallinparut.

Il ne comprit point d’abord ; puis, soudain, il devina.

Benoist, consterné, balbutiait : – J’ passais, je passais commeça, quand j’ai entendu qu’elle criait et j’ suis v’nu… v’là t’n’éfant, Vallin !

Alors le mari, les larmes aux yeux, fit un pas, prit le frêlemoutard que lui tendait l’autre, l’embrassa, demeura quelquessecondes suffoqué, reposa l’enfant sur le lit, et présentant àBenoist ses deux mains :

– Tope là, tope là, Benoist, maintenant entre nous, vois-tu,tout est dit. Si tu veux, j’ s’rons une paire d’amis, mais là, unepaire d’amis !…

Et Benoist répondit : – J’ veux bien, pour sûr, j’ veuxbien.

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