Le Rosier de Mme Husson

Chapitre 5La baronne

– Tu pourras voir là des bibelots intéressants, me dit mon amiBoisrené, viens avec moi.

Il m’emmena donc au premier étage d’une belle maison, dans unegrande rue de Paris. Nous fûmes reçus par un homme fort bien, demanières parfaites, qui nous promena de pièce en pièce en nousmontrant des objets rares dont il disait le prix avec négligence.Les grosses sommes, dix, vingt, trente, cinquante mille francs,sortaient de ses lèvres avec tant de grâce et de facilité qu’on nepouvait douter que des millions ne fussent enfermés dans lecoffre-fort de ce marchand homme du monde.

Je le connaissais de renom depuis longtemps. Fort adroit, fortsouple, fort intelligent, il servait d’intermédiaire pour toutessortes de transactions. En relations avec tous les amateurs lesplus riches de Paris, et même de l’Europe et de l’Amérique, sachantleurs goûts, leurs préférences du moment, il les prévenait par unmot ou par une dépêche, s’ils habitaient une ville lointaine, dèsqu’il connaissait un objet à vendre pouvant leur convenir.

Des hommes de la meilleure société avaient eu recours à lui auxheures d’embarras, soit pour trouver de l’argent de jeu, soit pourpayer une dette, soit pour vendre un tableau, un bijou de famille,une tapisserie, voire même un cheval ou une propriété dans lesjours de crise aiguë.

On prétendait qu’il ne refusait jamais ses services quand ilprévoyait un espoir de gain.

Boisrené semblait intime avec ce curieux marchand. Ils avaientdû traiter ensemble plus d’une affaire. Moi je regardais l’hommeavec beaucoup d’intérêt.

Il était grand, mince, chauve, fort élégant. Sa voix douce,insinuante, avait un charme particulier, un charme tentateur quidonnait aux choses une valeur spéciale. Quand il tenait un bibeloten ses doigts, il le tournait, le retournait, le regardait avectant d’adresse, de souplesse, d’élégance et de sympathie quel’objet paraissait aussitôt embelli, transformé par son toucher etpar son regard. Et on l’estimait immédiatement beaucoup plus cherqu’avant d’avoir passé de la vitrine entre ses mains.

– Et votre Christ, dit Boisrené, ce beau Christ de laRenaissance que vous m’avez montré l’an dernier ? L’hommesourit et répondit :

– Il est vendu, et d’une façon fort bizarre. En voici unehistoire parisienne, par exemple. Voulez-vous que je vous ladise ?

– Mais oui.

– Vous connaissez la baronne Samoris ?

– Oui et non. Je l’ai vue une fois, mais je sais ce quec’est !

– Vous le savez… tout à fait ?

– Oui.

– Voulez-vous me le dire, afin que je voie si vous ne voustrompez point ?

– Très volontiers. Mme Samoris est une femme du monde qui a unefille sans qu’on ait jamais connu son mari. En tout cas, si ellen’a pas eu de mari, elle a des amants d’une façon discrète, car onla reçoit dans une certaine société tolérante ou aveugle.

Elle fréquente l’église, reçoit les sacrements avecrecueillement, de façon à ce qu’on le sache, et ne se comprometjamais. Elle espère que sa fille fera un beau mariage. Est-cecela ?

– Oui, mais je complète vos renseignements : c’est une femmeentretenue qui se fait respecter de ses amants plus que si elle necouchait pas avec eux. C’est là un rare mérite ; car, de cettefaçon, on obtient ce qu’on veut d’un homme. Celui qu’elle a choisi,sans qu’il s’en doute, lui fait la cour longtemps, la désire aveccrainte, la sollicite avec pudeur, l’obtient avec étonnement et lapossède avec considération. Il ne s’aperçoit point qu’il la paye,tant elle s’y prend avec tact ; et elle maintient leursrelations sur un tel ton de réserve, de dignité, de comme il faut,qu’en sortant de son lit il souffletterait l’homme capable desuspecter la vertu de sa maîtresse. Et cela de la meilleure foi dumonde.

J’ai rendu à cette femme, à plusieurs reprises, quelquesservices. Et elle n’a point de secrets pour moi.

Or, dans les premiers jours de janvier, elle est venue metrouver pour m’emprunter trente mille francs. Je ne les lui aipoint prêtés, bien entendu ; mais comme je désirais l’obliger,je l’ai priée de m’exposer très complètement sa situation afin devoir ce que je pourrais faire pour elle.

Elle me dit les choses avec de telles précautions de langagequ’elle ne m’aurait pas conté plus délicatement la premièrecommunion de sa fillette. Je compris enfin que les temps étaientdurs et qu’elle se trouvait sans un sou.

La crise commerciale, les inquiétudes politiques que legouvernement actuel semble entretenir à plaisir, les bruits deguerre, la gêne générale avaient rendu l’argent hésitant, mêmeentre les mains des amoureux. Et puis elle ne pouvait, cettehonnête femme, se donner au premier venu.

Il lui fallait un homme du monde, du meilleur monde, quiconsolidât sa réputation tout en fournissant aux besoinsquotidiens. Un viveur, même très riche, l’eût compromise à toutjamais et rendu problématique le mariage de sa fille. Elle nepouvait non plus songer aux agences galantes, aux intermédiairesdéshonorants qui auraient pu, pour quelque temps, la tirerd’embarras.

Or elle devait soutenir son train de maison, continuer àrecevoir à portes ouvertes pour ne point perdre l’espérance detrouver, dans le nombre des visiteurs, l’ami discret et distinguéqu’elle attendait, qu’elle choisirait.

Moi je lui fis observer que mes trente mille francs avaient peude chance de me revenir ; car, lorsqu’elle les aurait mangés,il faudrait qu’elle en obtînt, d’un seul coup, au moins soixantemille pour m’en rendre la moitié.

Elle semblait désolée en m’écoutant. Et je ne savais qu’inventerquand une idée, une idée vraiment géniale, me traversal’esprit.

Je venais d’acheter ce Christ de la Renaissance que je vous aimontré, une admirable pièce, la plus belle, dans ce style, quej’aie jamais vue.

– Ma chère amie, lui dis-je, je vais faire porter chez vous cetivoire-là. Vous inventerez une histoire ingénieuse, touchante,poétique, ce que vous voudrez, pour expliquer votre désir de vousen défaire. C’est, bien entendu, un souvenir de famille hérité devotre père.

Moi, je vous enverrai des amateurs, et je vous en amèneraimoi-même. Le reste vous regarde. Je vous ferai connaître leursituation par un mot, la veille. Ce Christ-là vaut cinquante millefrancs ; mais je le laisserais à trente mille. La différencesera pour vous.

Elle réfléchit quelques instants d’un air profond et répondit :« Oui, c’est peut-être une bonne idée. Je vous remercie beaucoup.»

Le lendemain, j’avais fait porter mon Christ chez elle, et lesoir même je lui envoyais le baron de Saint-Hospital.

Pendant trois mois je lui adressai des clients, tout ce que j’aide mieux, de plus posé dans mes relations d’affaires. Mais jen’entendais plus parler d’elle.

Or, ayant reçu la visite d’un étranger qui parlait fort mal lefrançais, je me décidai à le présenter moi-même chez la Samoris,pour voir.

Un valet de pied tout en noir nous reçut et nous fit entrer dansun joli salon, sombre, meublé avec goût, où nous attendîmesquelques minutes. Elle apparut, charmante, me tendit la main, nousfit asseoir ; et quand je lui eus expliqué le motif de mavisite, elle sonna.

Le valet de pied reparut.

– Voyez, dit-elle, si Mlle Isabelle peut laisser entrer dans sachapelle.

La jeune fille apporta elle-même la réponse. Elle avait quinzeans, un air modeste et bon, toute la fraîcheur de sa jeunesse.

Elle voulait nous guider elle-même dans sa chapelle.

C’était une sorte de boudoir pieux où brûlait une lampe d’argentdevant le Christ, mon Christ, couché sur un lit de velours noir. Lamise en scène était charmante et fort habile.

L’enfant fit le signe de la croix, puis nous dit : « Regardez,messieurs, est-il beau ? »

Je pris l’objet, je l’examinai et je le déclarai remarquable.L’étranger aussi le considéra, mais il semblait beaucoup plusoccupé par les deux femmes que par le Christ.

On sentait bon dans leur logis, on sentait l’encens, les fleurset les parfums. On s’y trouvait bien. C’était là vraiment unedemeure confortable qui invitait à rester.

Quand nous fûmes rentrés dans le salon, j’abordai, avec réserveet délicatesse, la question de prix. Mme Samoris demanda, enbaissant les yeux, cinquante mille francs.

Puis elle ajouta : « Si vous désiriez le revoir, monsieur, je nesors guère avant trois heures ; et on me trouve tous lesjours. »

Dans la rue, l’étranger me demanda des détails sur la baronnequ’il avait trouvée exquise. Mais je n’entendis plus parler de luini d’elle.

Trois mois encore se passèrent.

Un matin, voici quinze jours à peine, elle arriva chez moi àl’heure du déjeuner, et posant un portefeuille entre mes mains : «Mon cher, vous êtes un ange. Voici cinquante mille francs ;c’est moi qui achète votre Christ, et je le paye vingt mille francsde plus que le prix convenu, à la condition que vous m’enverreztoujours… toujours des clients… car il est encore à vendre… monChrist…

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