Chapitre 11
Maintenant tout allait bien. Après vingt-cinqans de travail, je commençais à récolter le fruit de mespeines ; Paul finissait ses études à l’École normale, il nepouvait manquer d’obtenir une bonne place ; Juliette avaitplus d’ouvrage en broderie qu’elle n’en pouvait faire ; mafemme et moi nous nous portions toujours bien, Dieu merci !mes deux meilleurs élèves étaient revenus ; tout le mondem’aimait, qu’est-ce que je pouvais souhaiter de plus ? Je meregardais comme le plus heureux des hommes.
Mais il arriva dans ce temps une chose biendésagréable.
Le jeudi suivant, ayant cherché dans les vieuxcahiers du père Labadie, j’avais découvert plusieurs jolis morceauxde Mozart, et j’allais les porter à Louise, lorsqu’en arrivantlà-bas je trouvai M. Jean dans une indignation extraordinaire.Il était debout auprès de ses fenêtres, et me voyant entrer il medit en écartant les rideaux :
« Venez ici, monsieur Florence,regardez-moi cette figure ; est-ce que vous en avez jamais vude plus abominable ? »
Il me montrait son frère Jacques,tranquillement assis, en manches de chemise, sur un tas de gerbes,au coin de sa grange, et qui prenait une prise de tabac d’un airsouriant.
Je ne savais pas ce que M. Jean pouvaitencore lui vouloir, quand se mettant à marcher dans la salle, ils’écria :
« L’année passée, le gueux faisait battreson grain dans son autre grange, derrière sa maison ; il avaitson évent du même côté, sur le jardin, pour ne pas être étouffé parla poussière, car la poussière entre aussi bien chez lui que cheznous ; mais cette année, pour empêcher ma fille de faire de lamusique, il ordonne de battre trois semaines avant le tempsordinaire, et sa grange est ouverte sur la rue ; il veut nousrendre sourds et nous forcer de fermer nos fenêtres ! Est-cequ’un gueux pareil ne mériterait pas d’aller à Toulon ? Est-cequ’il ne mériterait pas d’avoir le dos pelé tous les jours à coupsde trique ? »
Jamais M. Jean ne m’avait paru plusfurieux, ses joues tremblaient ; et comme malheureusement letic-tac allait toujours son train, comme le bruit et la poussièreremplissaient la rue, il n’y avait rien à répondre.
Au bout d’un instant la réflexion me vint, etje dis :
« Monsieur Rantzau, c’est bienennuyeux ; mais peut-être que M. Jacques ne songe pas àtout cela ; peut-être a-t-il d’autres raisons pour battre songrain sur la rue. Mon Dieu, on ne peut pas savoir ; il fauttoujours penser pour le mieux et ne pas voir les choses du plusmauvais côté…
– Vous êtes un bon homme, interrompitM. Jean, vous voulez être bien avec tout le monde ; dansvotre position vous n’avez pas tort, le bandit serait capable devous retirer votre place à la mairie ; mais je vous dis, moi,que c’est comme cela. Depuis assez longtemps je le connais, il nerêve qu’au mal, il n’a de plaisir qu’à nuire, il ne rumine qued’ennuyer les honnêtes gens ; il est trop bête pour faire ungrand coup, et puis il a peur des galères ; mais s’il avaitaussi bien le courage que la méchanceté, vous en verriez encored’autres, jusqu’au moment, bien entendu, où le coquin se feraitpincer. Ah ! misérable… Et dire que le bon Dieu vous donne desfrères pareils ! Voyez… voyez… est-ce qu’on ne jurerait pas unvieux juif, un vieil usurier qui cherche dans son esprit un moyende ruiner les gens ? »
M. Jean ne pensait pas qu’il ressemblaità son frère, sauf qu’il était chauve et que l’autre avait descheveux gris ; la colère l’aveuglait.
Enfin, voyant cela, et ne voulant pas me mêlerde ces affaires, je posai mon cahier sur le piano et je dis àLouise :
« Écoute, mon enfant, ne te chagrine pastrop ; je t’avais apporté de la musique, mais puisqu’on nepeut pas jouer à cause du bruit, eh bien, je reviendrai dimanche,après vêpres ; M. Jacques ne pourra pas faire battre engrange le saint jour du dimanche, et nous essayerons alors cesnouveaux morceaux. »
Et saluant M. Jean je sortis par la portede derrière, dans la crainte de rencontrer M. Jacques, quim’aurait demandé des nouvelles de ma santé et peut-être donné lamain devant son frère.
Je sortis donc par la ruelle des jardins, enréfléchissant aux extrémités abominables où nous poussent souventles dissensions de famille. Je voyais bien M. Jacques, quiriait, assis sur les gerbes devant sa grange ; oui, je voyaisla mauvaise satisfaction peinte sur sa figure, et pourtant jen’osais croire à tout ce que M. Jean pensait de lui, cela meparaissait trop fort !…
Le même jeudi soir, Georges, revenant devisiter les scieries de son père, du côté de la Sarre-Rouge, entrachez nous après souper et me dit joyeusement :
« Voici quelque chose pour vous, monsieurFlorence, c’est une bruyère blanche de la haute montagne ;elle est rare, j’ai pensé qu’elle vous ferait plaisir.
– Ah ! oui, tu me fais plaisir,Georges, lui répondis-je. Assieds-toi. J’ai déjà plusieurs de cesbruyères ; mais pas la même, celle-ci est une variété trèsrare de la famille. Marie-Anne, va donc chercher nos cerises àl’eau-de-vie ; Georges prendra bien une cerise avec moi.
– Avec plaisir, monsieur Florence, »dit-il en s’asseyant.
Et ma femme ayant servi les cerises, tout encausant des hauts plateaux où croissent les bruyères blanches, enparlant de scieries, de coupes, de ventes de bois, d’estimations,finalement je tombai sur le chapitre de la grange.
« Ah ! çà, lui dis-je, vous faitesbattre maintenant vos avoines et votre seigle sur la rue ;figure-toi que ton oncle Jean croit que c’est pour empêcher Louisede faire de la musique. Tu penses bien que de pareilles idées nepeuvent m’entrer dans la tête : mais lui… »
Alors il éclata de rire tout haut etdit :
« Ma foi, monsieur Florence, écoutez,c’est bien ennuyeux d’entendre crier du matin au soir et tapotersur un piano.
– Comment, Georges, lui dis-je, toi quias appris la musique au collège et qui joues si bien de la flûte,tu peux dire que Louise crie !… Elle chante… elle a beaucoupde goût et même de talent… Sa voix est admirable… »
Ma femme, dans le coin de la fenêtre, mefaisait signe de me taire, mais la vérité m’emportait et je nepouvais entendre cela sans me fâcher.
Georges était devenu tout rouge.
« Hé ! fit-il d’un air embarrassé,c’est possible… je ne dis pas le contraire ! Mais quevoulez-vous, mon père n’aime pas le piano… Chacun fait la musiquequi lui convient… »
Et comme je secouais la tête pour dire :– Tout cela ce sont de mauvaises raisons ! – ilcontinua :
« Cet homme-là depuis longtemps nousennuie… Est-ce que vous croyez que c’est agréable, monsieurFlorence, de voir un gueux pareil, dans la maison du grand-pèrequ’il nous a volée, acheter des pianos de deux mille francs avecnotre argent ?
– Allons, allons, m’écriai-je, malgré lessignes de ma femme, c’est trop fort, ne parlons plus de cela, nousne pourrions nous entendre. Louise ne vous a rien volé dutout ; elle n’est cause de rien… Depuis son retour j’aireconnu en elle toutes les bonnes qualités ; elle estcharmante, je l’aime bien, et cela me chagrine de voir que ton pèreet toi vous lui faites de la peine ! »
Ma femme paraissait tout inquiète, maisj’avais le cœur trop plein pour me taire ; Georges m’écoutaiten me regardant, et je dis encore :
« Je voudrais bien savoir si dans toutl’arrondissement de Sarrebourg on trouverait une jeune fille mieuxélevée que ta cousine et plus jolie. Moi je ne suis pas un Rantzau,je ne veux pas flatter les Rantzau, mais si j’avais l’honneurd’appartenir à la première famille du pays, je ne serais pastoujours à crier contre mon propre sang ; au contraire, jeserais fier de tous ceux qui feraient honneur à ma race. Voilà ceque je pense, et ce que je dirais aussi à Louise, si je l’entendaisparler contre toi ! »
J’étais vraiment désolé.
Tout à coup, Georges, me tendant la main,s’écria :
« Vous ne m’en voulez pas, monsieurFlorence ?
– T’en vouloir, à toi ? non,non ! lui dis-je. J’aime tous mes anciens élèves, surtoutquand je les estime, et je t’estime beaucoup. Voilà pourquoi je mefâche contre ton injustice ; si c’était un autre, ça ne meferait rien. »
Il me regardait comme attendri ; et meserrant la main :
« Eh bien, dit-il, vous avez raison… Jevous en aime encore plus, si c’est possible ; tous les gensdevraient être comme vous. »
Puis se levant :
« Bonsoir, monsieur et madame Florence.Bonne nuit, Juliette. ».
Et s’adressant encore à moi :
« Si vous voulez, nous irons un de cesjours dans la haute montagne, mon cher maître, vous verrez quelbeau pays aux sources de la Sarre !
– Oui, Georges, nous irons, lui dis-je,j’aime toujours causer avec toi. »
Je l’avais accompagné sur la porte. Il meserra la main, en criant :
« Bonne nuit ! » etdescendit.
Alors me rasseyant, j’éprouvai comme unesatisfaction d’avoir dit ce que j’avais sur le cœur ; mais mafemme me faisait des reproches, soutenant qu’à la fin je seraisentre M. Jacques et M. Jean, comme entre l’enclume et lemarteau.
« Eh bien, tant pis, m’écriai-je, celam’est égal ! »
J’avais trop pris de cerises à l’eau-de-vie,et je ne voyais pas le danger.
« Tant pis ! Si ces gens me font dumal parce que je les aime, ça les regarde ; ils s’enrepentiront… le bon Dieu les punira ! »
Voilà ce que c’est que de se laisser séduirepar ses goûts, cela vous pousse aux plus grandes imprudences.
Toute cette nuit-là je me donnai raison ;même en rêvant je m’approuvais moi-même ; mais le lendemain jevis bien que j’avais eu tort, et j’aurais voulu retirer mes parolesimprudentes.
Il ne m’arriva pourtant aucun mal ; et lejeudi suivant, Georges, en blouse et grand chapeau de paille, lebâton à la main vint me prendre pour aller aux scieries. Je nedemandais pas mieux que de courir un peu la montagne. Je mis unecroûte de pain et une petite gourde d’eau-de-vie dans mon sac, etnous partîmes tout joyeux.
Malgré mes cinquante ans, étant d’untempérament sec et même assez nerveux, je marchais encore bien. Labeauté du pays, les grands arbres, les lierres, les mousses, lavive lumière dans le feuillage, la fraîcheur des petits torrentsqui galopent entre les rochers, sur le gravier, les mille insectesqui tourbillonnent dans un rayon de soleil, les papillons veloutésdes bois : tout cela me réveillait, me rendait attentif commeà vingt ans.
Et puis, après une bonne trotte, montant etdescendant à travers les bruyères et les myrtilles desséchées, quelplaisir de découvrir tout à coup au fond de la vallée sombre, oùserpente la rivière, une vieille scierie couverte de bardeauxmoussus : son petit pont, sa roue pesante, son étang, ses tasde planches en éventail, son ségare en train de dégrossir lestroncs à coups de hache, et qui vous regarde venir de loin, le nezen l’air, pendant que le bruit de la scie, le bourdonnement del’eau sous l’écluse remplissent la solitude, et que les éperviers àla chasse tourbillonnent en rond dans le ciel au-dessus dessapinières !
Voilà ce que j’aimais le plus et qui mefaisait oublier mes fatigues.
Quant à Georges, son affaire étaitl’estimation des bois ; il avait un coup d’œil d’estimateurextraordinaire.
« Combien ce sapin peut-il donner deplanches et de stères de bois de chauffage ?
– Tant !
– Et ce vieux hêtre ?
– Tant ! »
Il ne se trompait jamais, ayant reçu dès sapremière jeunesse les leçons de son père, et puis étant aidé par lecalcul et les tables de logarithmes. On voyait que ce serait unfameux marchand de bois, un véritable homme de commerce ; jem’en réjouissais pour lui, songeant pourtant à toute autrechose.
Nous étions partis à cinq heures du matin, àneuf heures nous arrivions au pied de la grande côte de Langin,tout près des sources de la Sarre-Rouge, dans une gorge étroiteremplie de larges places noires, annonçant qu’on venait de faire ducharbon dans cet endroit. Du reste pas une âme aux environs, lesdernières bannes étaient descendues vers les forges de lavallée ; il ne restait que la hutte des charbonniers au borddu ruisseau plein de cresson sauvage.
Georges passa la main dans les fentes de laporte et ouvrit le loquet à l’intérieur ; puis jetant son sacà terre, il entassa sur l’âtre le restant des bûches noircies, avecdes branches de sapin ; ensuite battant le briquet, il secoual’amadou dans une poignée de bruyères desséchées, qui prirent feupresque aussitôt ; et la flamme monta dans l’âtre, la fumée sedéroula sur la solitude des bois.
C’est ainsi qu’ont fait les premiershommes ; mais alors cette fumée montant sur les forêts viergesannonçait que l’âme humaine venait de s’éveiller et que les brutessauvages avaient un maître. – J’ai lu cela quelque part, je ne mesouviens plus où.
Cela fait, Georges tira de son sac deux bonnessaucisses bien fumées, qu’il enterra dans la cendre chaude sous lebrasier ; moi je sortis ma gourde, et nous nous assîmes biencontents. La bonne odeur des saucisses se répandait dans lahutte ; dehors chantaient les grives et les petites mésangesbleues, qui se tiennent volontiers autour des habitationsforestières. Et les saucisses étant cuites à point, nous nous mîmesà manger de bon appétit, chacun ayant son couteau pour fourchette.Une petite brise s’était levée, agitant les feuilles ; cettefraîcheur nous faisait du bien, rien ne nous manquait.
Je ne me souhaiterais pas une autre existenceque celle-là ; ce serait la plus belle, la plus agréable, sil’accomplissement de nos devoirs ne nous rappelait pas auvillage.
Enfin nous nous reposâmes ainsi jusque versonze heures ; puis il fallut reprendre le bâton, et nousredescendîmes tout joyeux vers la première scierie, où Georges fitle relevé des planches, des madriers, des bois en stère et en grumede leur entreprise.
Quelques chargements arrivaient encore de lacoupe voisine : des troncs entiers, couverts de leur écorce etsuspendus par des chaînes sous les chariots, les petits bœufs rouxdevant, l’œil hagard, les pieds cramponnés dans le gravier, tirantde toutes leurs forces. On entendait gémir les essieux et grincerles roues dans le chemin creux, plein de roches, où l’eau de millepetites sources vives courait comme du vif-argent, à l’ombre dessapins. Cette eau rafraîchissait les pieds des pauvresanimaux ; et tout autour de la gorge, les montagnes bleues sedressaient dans le ciel.
On ne pouvait rien voir de plus beau. Leclic-clac des fouets au fond de la vallée, les cris prolongés desschlitteurs et des bûcherons se hélant d’une montagne à l’autre,les grands coups de hache à la cime des airs et de temps en tempsla clochette d’une bête errant à la pâture, tous ces bruits semêlaient au grand murmure de la solitude, au bruissement desfeuilles, au bourdonnement monotone de la rivière.
Quelle existence et quel mouvement, même dansces lieux qu’on croirait abandonnés ! Il faut travailler,toujours travailler… C’est la vie ! Charbonniers, schlitteurs,bûcherons, ségares, bétail, tout travaille, été comme hiver. Maisce grand spectacle donne l’idée du repos, il vous élève l’âme versles choses éternelles.
Tandis que je me faisais ces réflexions, assissur le petit pont, les jambes pendantes et regardant plus loin levieil étang à moitié rempli de sciure de bois, où les flotteursconstruisaient un de ces grands trains de planches qui descendentla Sarre, jusque Sarrebrück, en Prusse, Georges, ayant fini sonouvrage et pris ses notes, me fit signe de la main et nousrepartîmes un peu reposés.
Nous suivions alors le sentier plein deracines qui longe la côte, au-dessus du chemin de voitures. Ilfaisait bien chaud ; les sauterelles, les cigales se levaientde la bruyère par nuages et se croisaient sous nos pieds ;quelques gros lézards verts se pâmaient sur le sable brûlant, ilsavaient peine à traîner leur gros ventre gonflé d’insectes jusqu’àla broussaille voisine. Nous, la sueur nous baignait lefront ; nous marchions en silence sous le feuillage sombre dessapins ; nous rêvions ! Les jours lointains de lajeunesse me revenaient ; je me rappelais les premiers temps demon arrivée dans ce pays, mes premières admirations ; mapremière amitié pour le grand-père Labadie ; mon amourrespectueux pour sa fille, qui travaillait toujours à coudre etréparer les vieux vêtements, me jetant de temps en temps un regardtimide ; et puis les premières paroles, les premièresquestions, lorsqu’elle me retirait doucement sa main et me disaittremblante :
« Monsieur Florence, parlez à monpère. »
Elle se détournait ; j’étais craintif ettremblant comme elle. Et puis les aveux, les promesses, lespromenades solitaires, les rêveries au loin sur la côte :« Que fait-elle ? Pense-t-elle à moi ? »l’amour, le mariage !
Ces bois, où j’avais passé tant de jeudis, merappelaient tout cela.
Quant à Georges, je ne sais pas à quoi ilpensait, il était aussi grave ; et tout à coup de loin, voyantles premières lueurs de la lisière des forêts, il me dit :
« Vous marchez encore bien, monsieurFlorence ; vous n’êtes pas fatigué ?
– Non ! je ne me fatigue pas quandje rêve.
– À quoi rêvez-vous ?
– Ah !… À bien des choses… Aux jourspassés, à la vie… Plus tard, Georges, tu sauras à quoi l’on rêve,quand l’âge arrive. Maintenant tu es encore dans toute la force deta jeunesse, je ne peux pas t’expliquer cela, les jours passés nete regardent pas encore. Mais toi-même à quoi penses-tu ?
– Moi, je n’en saisrien !… »
Et comme nous causions ainsi, nous arrivâmesdans le chemin de notre vallée, bordé d’un côté par la forêt, et del’autre par de grandes haies qui le séparent des prairies, car plusbas, à cent pas coule la rivière, au milieu du grand pré deM. Jean. Et cette année-là étant très chaude, on faisaitencore les regains. Nous entendions depuis longtemps rire etchanter les faneuses. Bientôt à travers les aunes, nous découvrîmesune haute voiture de regain toute chargée, qui se mettait en routede l’autre rive, descendant le chemin sablonneux, pour traverser àgué la rivière alors très basse à cause de la sécheresse, ellen’avait guère plus d’un pied d’eau ; et la voiture descendaitlentement, se balançant à droite et à gauche, à mesure que sesroues s’enfonçaient davantage dans les graviers humides, et que lesornières devenaient plus profondes.
Tout autour, les femmes, le râteau surl’épaule, la regardaient descendre ; les grands bœufs noir etblanc de M. Jean allaient devant d’un pas majestueux ; etplus loin derrière, Louise, en petite robe d’indienne, son grandchapeau de paille à bords souples flottant sur son cou, ses beauxcheveux blonds un peu défaits et les joues animées par l’ardeur dutravail, regardait.
Elle parlait, elle semblait dire auxfaneuses :
« Le chemin est mauvais… la voiturepenche ! »
Mais nous ne l’entendions pas, et nousobservions à travers le feuillage ce beau coup d’œil encadré par laprairie verdoyante et les hautes montagnes.
Georges semblait aussi très attentif, jel’entendais dire :
« C’est mal chargé… çaversera !… »
Il souriait, quand, la voiture une fois dansl’eau, le sable me parut céder.
Alors partit un grand cri de tous les côtés,un cri de femmes épouvantées, levant les mains au ciel ; etdans la même seconde nous eûmes un étrange spectacle : Louiseétait descendue comme le vent ; elle tenait une longuefourche, et, sans s’inquiéter de rien, elle était entrée dans larivière, appuyant sa fourche du côté où penchait la voiture, etcriant :
« Par ici !… par ici !… N’ayezpas peur !… »
Mais les autres voyaient le danger et ne sedépêchaient pas d’accourir.
Son faible effort ne pouvait relever cettemasse ; la voiture risquait de l’écraser, j’enfrémissais !… Quand Georges d’un bond franchit lesbroussailles, et puis en trois ou quatre autres bonds pareils ildescendit la prairie en talus, et, tombant dans l’eau jusqu’auxgenoux, il saisit la fourche des mains de Louise, et d’un effortterrible releva cette avalanche prête à fondre sur eux. Il poussaiten même temps un cri de colère :
« Hue !… hue !… donc, milletonnerres !… Hue !… Tapez donc sur vos bêtes… qu’ellesavancent !… »
Les faneuses, voyant qu’il n’y avait plus rienà craindre, étaient aussi arrivées, appuyant leurs râteaux à lamasse du regain, et le vieux Dominique, devant, tirait ses bœufs etles tapait avec le manche de son fouet.
Les animaux, troublés d’abord par tout cebruit, s’étaient remis à marcher ; la grande voiture,doucement, doucement se redressa et gagna le bord de larivière : le regain était sauvé ! Aussitôt le vallonretentit de cris joyeux, et Georges, tendant la fourche à Louise,lui dit avec un sourire étrange :
« Hein ! il était temps quej’arrive !…
– Oui ! lui répondit Louise, touterouge. Merci, Georges ! »
Puis montrant aux autres le bas de sa robemouillée, et riant comme une folle, elle s’écria :
« Voyez donc comme je suis faite !…mes souliers sont pleins de sable. »
Toutes les autres, autour d’elle, riaient debon cœur.
Alors regardant Georges qui revenait à grandspas, je le vis tout pâle, ses cheveux crépus ébouriffés.
« Eh bien, lui dis-je, que penses-tu,garçon, de cette joueuse de piano ? Elle n’a paspeur !…
– Non, fit-il, c’est uneRantzau. »
Et ramassant son chapeau, qui était tombé dansles broussailles, il dit avec un air de rire :
« Je croyais que tout leur regain allaitdescendre la rivière ; c’est si mal chargé !… On voitbien que la cousine revient du couvent. Est-ce que la grande perchene devrait pas être au milieu et liée plus solidementderrière ? Mais au couvent on n’apprend pas ça… Onchante !…
– Oui, lui dis-je, on chante, et même onchante très bien, ce qui ne vous empêche pas d’avoir ducourage ! »
Je voyais que cela le contrariait, et je nedis plus rien.
Nous reprîmes le chemin du village. La voiturenous suivait à trois ou quatre cents pas ; après avoir replacéla perche au milieu et serré la corde au moyen de la poulie, lefourrage étant bien en équilibre, les faneuses étaient montéesdessus, et je voyais de loin Louise attacher le bouquet de branchesau haut de l’échelle.
Georges, la tête penchée, marchait devant sansrien dire. Je me retournai deux ou trois fois ; lui continuaittoujours son chemin ; mais au détour de la vallée, il laissatomber quelque chose, et s’arrêta cherchant dans les hautes herbes.Plus loin, en me rejoignant il dit :
« J’avais laissé tomber mon couteau… Jel’ai retrouvé… le voici ! »
Nous entrions au village.
« Allons, bonsoir, monsieur Florence, medit-il devant notre porte ; si vous désirez m’accompagner uneautre fois…
– Oui, Georges, nous avons fait un bontour, lui répondis-je, et j’espère que ce ne sera pas ledernier. »
Il s’éloigna et je montai notre escalier. Mafemme et Juliette furent bien contentes de me revoir. J’entrai dansmon cabinet changer de chemise et d’habits ; et comme l’heuredu souper était venue, on se mit à table.
Dehors nous entendîmes un instant le chant desfaneuses qui rentraient ; ma fille courut les voir à lafenêtre, puis elle revint en disant :
« C’est la dernière voiture, elles ont lebouquet ; Mlle Louise est avec les faneuses.Maintenant tous les regains sont au sec, il peutpleuvoir ! »
