Chapitre 14
Depuis ce jour, Georges ne venait plus chezmoi ; il me criait seulement en passant :
« Bonjour, monsieurFlorence ! »
Je pense qu’il se méfiait de quelque chose,qu’il me croyait d’accord avec son père ; mais que sachant maposition difficile à la mairie, et les ménagements que j’avais àgarder, il ne m’en voulait pas.
Je continuais aussi d’aller de loin en loinchez M. Jean faire de la musique, car après son invitation jene pouvais m’en abstenir tout à fait. M. Lebel ne me plaisaitpas, il était fier et me regardait toujours d’un air d’ennui,lorsque j’entrais. Il traitait nos plus beaux morceaux d’église devieilles rengaines, et cela m’indisposait contre lui.
Ce jeune homme chantait des duos, desromances, en s’accompagnant d’accords plaqués, qui ne montraientpas une grande science de la fugue ni du contrepoint ; mais ilavait une assez jolie voix, et sans ses mines hautaines, j’auraisété plus souvent l’entendre chez M. Jean.
Louise, elle, était toujours heureuse de mevoir ; elle me paraissait triste et un peu pâle. Elle mereconduisait chaque fois à mon départ, jusqu’au bout de l’allée, enme serrant les mains, comme pour me retenir, en me disant avec uneexpression de prière :
« Ah ! monsieur Florence, venez,venez plus souvent ; venez, je vous en prie ; si voussaviez combien vous me faites plaisir ! »
Ces paroles et sa voix me donnaient àpenser ; je me disais qu’elle n’était pas heureuse, que celal’ennuyait de chanter avec M. Lebel ; je n’en étais passûr, mais ces réflexions me suivaient en quelque sorte malgrémoi.
Ainsi se passa l’hiver.
Au commencement du printemps, mon fils Paul,qui venait d’obtenir une place de sous-maître à Dieuze, connaissantmon goût pour les bons livres, m’en envoya deux, que j’ai lus etrelus depuis plus de cent fois.
C’étaient d’abord les Mélanges de moraleet d’économie de Benjamin Franklin, président de laPennsylvanie, dans les États-Unis d’Amérique ; ensuite leDiscours de Georges Cuvier, membre de l’Institut, surles révolutions de notre globe.
J’étais tellement heureux de m’asseoir au fondde mon petit cabinet en haut, pour lire ces deux ouvrages, que j’enoubliais tout le reste ; c’est à peine si je m’aperçus cetteannée-là du retour de la belle saison ; la côte, les jardins,les vergers avaient des fleurs depuis longtemps, que mes jeudis etmes dimanches se passaient encore tout entiers à cette lecture.
Quel bon sens avait ce BenjaminFranklin ! Est-ce qu’on peut voir rien de plus juste, de plusraisonnable que ses préceptes aux ouvriers ? Par exemplelorsqu’il dit :
« L’expérience tient une école dont lesleçons coûtent cher ; mais c’est la seule où les imbécilespuissent s’instruire.
« Les bons ouvriers veulent tous seperfectionner dans leur état ; ils sentent tous le besoin devoyager ; mais pour voyager avec fruit, il ne faut jamais rienlaisser passer sans le bien voir, et sans se demander : – Àquoi cela sert-il ?
« Si tu ne voyages pas comme cela, autantrester dans ton village ; tu verras partout des arbres verts,des maisons blanches et des animaux à quatre pattes.
« Lorsque dans un village tu trouverasbeaucoup de cabarets, sois sûr d’y trouver aussi beaucoup defainéants.
« Quand tu ne rencontreras pas lespaysans aux champs dès l’aurore, sois sûr qu’ils sont à boirejusque minuit.
« Quand tu verras beaucoup de jeunesfilles pâles et maigres, c’est qu’il y a beaucoup de salles dedanse et peu de travail.
« Quand tu verras les marchands faire desparties de plaisir pendant la semaine, gare auxbanqueroutes !
« Quand tu entendras souvent sonner lescloches, mets beaucoup de liards dans ta poche, les mendiants nemanqueront pas.
« Un pays où les routes sont malentretenues n’annonce rien de bon à celui qui cherche del’ouvrage ; passe ton chemin.
« Où tu verras les paysans saluer lesmessieurs jusqu’à terre, ne t’arrête pas : il y a dans lesenvirons un tyran de village ; si tu ne tombes pas sous sagriffe, ses valets te duperont.
« Où tu verras beaucoup d’avocats et demédecins, prends garde d’être malade ou d’avoir des procès.
« Si tu arrives dans un pays où lesroutes sont belles, où l’on ne voit pas de champs en friche, où lesmendiants n’encombrent pas les carrefours, où les étrangers sontreçus cordialement, où les écoles et les hôpitaux sont les plusbeaux bâtiments de la ville, arrête-toi là, mon fils, tu es dans unpays habité par de braves gens, qui ont la tête et le cœur bienplacés.
« Si tu vois au contraire de pauvrescabanes autour d’un beau château, passe vite !… On y pleuresouvent. »
On voudrait pouvoir citer ce livre d’un bout àl’autre !
Quant au Discours de Georges Cuviersur les révolutions du globe, c’est tellement grand ettellement clair, qu’après l’avoir lu, j’en devins pensif pendantdes semaines et des mois. Cela renversait toutes mes idées sur lacréation du monde en six jours. L’Éternel me parut alors encoremille fois plus sublime, puisqu’il n’avait pas créé le monde uneseule fois, mais un grand nombre de fois, en le renouvelant de fonden comble dans sa terre, dans ses rochers, dans ses plantes, dansses animaux, dans ses milliards d’astres, depuis la cime des airs,jusqu’au fond des abîmes, tantôt par le feu, tantôt par ledébordement des mers, tantôt par celui des fleuves et des lacs,tantôt par les glaces ou d’autres moyens inconnus.
Et comme les plantes anéanties, les débris detoute sorte, les ossements des animaux disparus sont restés danschaque couche de terre ou de sable, pour marquer ces révolutionsprodigieuses, personne ne peut nier qu’elles aient eu lieu. Lespreuves en sont encore là, chacun peut les voir.
Aussitôt je résolus de compléter mescollections de plantes par celles des différentes floresantédiluviennes dans notre pays. Le printemps était là, toutbrillant de soleil ; et les montagnes de la Sarre-Blanche etde la Sarre-Rouge, déchirées par des centaines de petits torrents,qui découvrent les couches géologiques jusqu’à mille et douze centsmètres de profondeur au-dessous des sommets, me promettaient uneriche moisson.
Depuis la construction des routes on ouvraitaussi de tous les côtés des carrières ; mes anciens élèves ytravaillaient, j’étais sûr d’être bien reçu par eux.
Tout de suite une longue table de sapin futdisposée dans mon cabinet pour recevoir les trouvailles quej’allais faire. J’avais recouvré toute l’ardeur de ma jeunesse pourla science ; et le jeudi, de grand matin, à la fraîcheur, macroûte de pain et ma petite fiole de kirsch dans le sac, ma boîtede fer-blanc pendue sous le bras, je partais comme à vingt ans.J’allais au loin, dans les gorges de la Sarre et du Blanc-Ru,suivant les ravins, les torrents desséchés, sous le soleil demidi ; car alors ce n’était plus à l’ombre des bois que jepouvais faire mes recherches, sous les mousses, les genêts et lesbruyères, c’était dans les endroits arides, où chaque couche semontre selon sa nature : calcaire, sablonneuse ougranitique.
J’en suais à grosses gouttes ; etsouvent, accablé de fatigue, voyant combien d’habits et de souliersj’usais dans cette rocaille, j’étais forcé de me traiter moi-mêmede vieux fou qui ne sait pas mesurer ses forces et qui s’abandonneà l’entraînement de ses passions.
Tout le pays savait que je cherchais despierres ; et malgré l’amitié que me portaient les gens depuistant d’années, en me voyant revenir avec mon grand chapeau depaille tout usé, le dos courbé, les jambes pliées, les mains, lecou et la figure hâlés comme un pain d’épice, ils se mettaient àrire et s’arrêtaient de faucher en me criant :
« Mon Dieu, monsieur Florence, qu’est-ceque vous cherchez donc à cette heure dans les rochers ?Qu’est-ce que vous font donc toutes ces petites pierres et cescailloux ?… Venez donc vous asseoir, monsieur Florence ;tenez, reposez-vous là, rafraîchissez-vous. »
Ils m’arrangeaient un tas de foin, et mepassaient le pot de lait caillé, qui rafraîchissait dans la sourcevoisine ; cela me faisait du bien.
Pour les récompenser, je leur montrais mespierres, en leur expliquant d’après les différentes empreintes defougères, ou d’autres plantes des créations éteintes, à combien demilliers de siècles cette végétation se rapportait.
Ils m’écoutaient ; ils avaient l’air deme comprendre et finissaient par me dire :
« Vous êtes bien curieux, monsieurFlorence ; qu’est-ce que nous fait tout ça ? Cent milleans avant nous, cent mille ans après, ça revient au même !…Ceux de ce temps-là n’ont plus mal aux dents. »
Ils riaient et se remettaient au travail, sanspenser plus loin.
De mon côté, les histoires du village, lesprocès-verbaux, les discussions de MM. Jean et JacquesRantzau, tous ces événements qui me paraissaient si gravesautrefois, n’avaient plus la moindre importance à mes yeux ;les soulèvements terrestres, les éboulements, les inondations, lescataclysmes absorbaient toute mon attention ; et c’est à peinesi de temps en temps il m’arrivait encore de prêter l’oreille à ceque me racontait ma femme des affaires de ce monde.
Il paraît que Georges, ennuyé des remontrancesde son père, qui voulait lui faire continuer ses études, nerentrait plus régulièrement à la maison ; il ne voyait pluspersonne au pays ; il errait dans les bois et vivait comme uneespèce de sauvage.
La seule chose qui lui restât encore de lafamille, c’était l’âpreté des Rantzau pour leurs affairesd’intérêt ; il allait d’une coupe à l’autre, veillant àl’exécution du cahier des charges, et chassait impitoyablementbûcherons, ségares, schlitteurs, tous les employés de son père,lorsqu’ils osaient lui désobéir ou seulement lui répondre. Voilà ceque ce garçon était devenu depuis quelques mois. Tout le villagecriait contre lui, tout le monde le craignait ; ondisait :
« C’est un Rantzau ; le plus dur, leplus mauvais des Rantzau. »
Dans mes instants de tranquillité pendantl’école, en réfléchissant à cela, j’en devenais tout triste, nepouvant m’expliquer un pareil changement chez ce jeune homme ;car dans le fond Georges m’avait toujours paru bon, généreux ;sa dureté pour les pauvres gens me saignait le cœur.
Ma femme me parlait aussi quelquefois le soirde musique, de concerts, de grands dîners donnés parM. Jean ; un bruit vague de prochain mariage entreM. le garde général et Mlle Louise couraitpartout ; c’est toujours ainsi que cela commence ; lesgens n’y pensaient pas et puis ils sont engagés. Rien n’étaitarrêté sans doute, mais le bruit s’en répandait, et j’en étaisfâché pour Louise ; M. Lebel ne m’aurait pas convenu dutout à sa place, enfin à chacun son goût ; je me disais queles belles manières de M. le garde général et sa jolie voixl’avaient peut-être séduite.
En ce temps, un jour vers la fin de juillet,j’étais allé jusqu’aux carrières de marbre de Frâmont, dontl’exploitation se trouvait alors dirigée par Baptiste Lachambre, unde mes anciens élèves. Il avait mis de côté pour moi, dans le fondde la carrière, tous les débris ayant conservé quelques empreintesde plantes ou de coquilles.
Après avoir admiré ces fouilles profondes, larégularité des couches s’élevant les unes au-dessus des autres àplus de cinquante mètres et qui témoignaient clairement du séjourdes eaux pendant des siècles, dans la haute montagne ; aprèsm’être ensuite reposé longtemps à regarder les travailleurssoulevant des masses de marbre avec leurs crics et leviers, jem’étais remis en route vers une heure, ma boîte toute pleine depétrifications curieuses. Le temps était très chaud, surtout sur leplateau découvert du Chemin-des-Bornes. Ma charge me pesait, jen’en pouvais plus, et je marchais lentement, appuyé sur mon bâtonpour gagner la lisière du bois.
Le soleil descendait du côté de laLorraine ; le ciel au-delà des montagnes était rouge comme dela braise ; pas un insecte, pas même un grillon, – celui detous qui se plaît le plus à la chaleur, – pas un ne bruissait surla terre sèche et crevassée. La sueur me baignait le corps ;et je suivais le sentier aride, la tête penchée, sans avoir plusmême la force de rêver, tant la chaleur m’accablait et me donnaitd’éblouissements. Cela durait depuis une grande heure, lorsqu’enfinj’entrai dans l’ombre des sapins. Le sentier descendait alors àtravers les ronces et les myrtilles ; j’entendais bourdonnerau loin la rivière ; la cime des grands arbres était pourpre,les taillis au-dessous semblaient transparents ; et jedescendais toujours, me réjouissant d’avance à l’idée de boire.
Telles étaient mes pensées et mon désir,lorsqu’au tournant du sentier j’aperçus, à trente pas au-dessous demoi, un homme assis au bord de l’eau, la tête couverte d’un largechapeau de paille roussi par la pluie et le soleil, les épaulescarrées, et le grand bâton ferré entre ses genoux. La vue de cethomme m’inquiéta ; je regardai bien : c’étaitGeorges ! Il était là comme assoupi dans l’ombre du feuillage.À quoi pensait-il ? Dieu seul le sait ! mais il fallaitque sa rêverie fût profonde, car il ne m’avait pas entenduvenir.
Je restai plus d’une minute à l’observer,ensuite je fis du bruit pour attirer son attention. Aussitôt il seretourna brusquement et regarda en l’air, ses grands cheveux crépussur la nuque et le bâton serré dans la main ; ses yeux, sousle large bord du chapeau, brillaient comme ceux d’un loup.
« C’est vous, monsieur Florence ?cria-t-il au bout d’une seconde.
– Oui, Georges, c’est moi. J’arrive descarrières de Frâmont ; je suis bien las. »
Et je descendis. Il me tendit la main ;et comme je me penchais pour boire, il me dit :
« Attendez !… L’eau est trop froide…Vous êtes en sueur… voici du vin. »
Il détacha sa gourde, la plongea dans lasource, puis il me l’offrit et je bus.
« Est-ce que vous voulez vous asseoir,monsieur Florence ? dit-il.
– Non, il faut que je marche, sans celames jambes se raidiraient, je ne pourrais plus avancer.
– Eh bien, donnez ! dit-il enm’enlevant ma boîte et la passant sur son épaule ; ça pèsebien vingt livres.
– Au moins, Georges ; ce sont desfossiles, si je n’y tenais pas tant, je les aurais vidés sur leChemin-des-Bornes ; c’est trop lourd pour moi. »
Il m’écoutait tout rêveur. Nous avions reprisnotre route et je lui racontais la magnifique collection depétrifications que j’étais en train de faire. Il ne répondait pas,et me dit seulement à la fin :
« Vous êtes bien heureux, monsieurFlorence, vous aimez toujours quelque chose.
– Oui, j’ai d’abord eu mes fleurs, luirépandis-je, et puis mes insectes ; maintenant, j’ai mesfossiles. »
Je souriais, réjoui par l’ombre et par le vinque je venais de boire.
« Vous êtes heureux ! »,reprit-il tout pensif.
Nous allions à travers les mille lueurs dusoir tremblotant sur le feuillage. Ce qu’il disait de mon bonheurme faisait réfléchir, et tout à coup je m’écriai :
« Sans doute je suis heureux !… Jene me plains pas, au contraire. Mais toi, Georges, à ton âge, avecta fortune, ton instruction, voilà ce qui s’appelle une existenceagréable.
– Moi, dit-il d’un ton bourru, je n’aimerien, et personne ne m’aime.
– Comment ? comment ?m’écriai-je en le regardant d’un air de reproche, personne net’aime ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et ton père !et ta mère ! et moi ! et tous tes amis !…
– Oui, je crois bien que vous avez del’affection pour moi, fit-il, je ne dis pas le contraire, mais…
– Mais quoi ?
– Mais tout ça ne vaut pas l’attachementqu’on a pour une brave femme, pour de bons enfants…
– Ah ! voilà de singulières raisons,lui dis-je, étonné ; parce que j’aime ma femme et mes enfants,je ne peux pas en aimer d’autres ! Qu’est-ce qui t’empêche dete marier et d’avoir ces affections-là comme tout le monde ?Mon Dieu, les jeunes gens veulent tout avoir à la fois ; lavie est pourtant assez longue pour leur donner de lapatience. »
J’étais étonné de son peu de bon sens,lorsqu’il dit :
« Je ne me marierai jamais… Je serai ledernier des Rantzau… quand une race produit des monstres, il vautmieux la laisser finir.
– Des monstres !… De qui parles-tudonc, Georges ? lui dis-je stupéfait.
– Hé !… s’écria-t-il, vous le savezbien !… Je parle du vieux bandit qui cherche à nousruiner ; qui nous en veut à mort, et qui n’aurait pas honte dedonner sa fille, son propre sang, à ce misérable garde général,pour nous faire écraser de procès-verbaux, et nous réduire à lamisère, mon père et moi. Est-ce que vous n’avez pas entendu parlerde cela ?
– Oui, lui dis-je ; et toi-même tum’en as déjà parlé ; mais je ne croirai jamais qu’un pèresacrifie son enfant, sa fille unique, à sa haine, à savengeance ; c’est contre nature, c’est impossible.
– Impossible ?… Mais tous les jourscette espèce de comédien arrive ; tous les jours il fait de lamusique ; tous les jours le vieux l’attend et lui fait degrands saluts. « Bonjour, monsieur le garde général… J’ai bienl’honneur, monsieur le garde général… Asseyez-vous, monsieur legarde général !… Louise… Hé… Louise… arrive bien vite !…Louise, où donc es-tu, Louise ? M. le garde général estlà… »
Il criait, il imitait les saluts deM. Jean et les airs ridicules du garde général.
« Mais, lui dis-je avec douceur, siLouise aime ce jeune homme !…
– Louise !… s’écria-t-il ens’arrêtant et me regardant d’un air furieux, Louise aimer un pareilfreluquet, un être minable, sec, le nez pointu, qui s’habille deblanc comme une femme, qui chante en roulant ses yeux au plafond,la main sur le cœur, allons donc, est-ce que vous perdez latête ? Une Rantzau, une fille de bon sens… Allons donc !…allons donc !… »
Il levait les épaules et s’était remis àmarcher. Et comme je le suivais tout pensif, au bout d’un instantil reprit :
« Quand elle meurt de chagrin ; maistous les jours, quand l’autre arrive, elle se sauve ; il fautque le vieux coure après elle ; qu’il l’appelle, qu’il luiparle, pendant qu’elle fait semblant d’arroser ses fleurs aujardin, et qu’elle regarde par-dessus la haie, comme pour appelerau secours ! Vous ne voyez pas cela, vous !… C’est unehonte, une abomination ; je voudrais descendre étrangler levieux et jeter le comédien par la fenêtre… Ah ! si je lestenais… comme je les serrerais… C’est le vieux qui ne rirait pas…et l’autre, le beau merle… c’est lui qui ne sifflerait pluslongtemps… Ah ! malheur !… »
Je le regardais du coin de l’œil, et je voyaisses mâchoires se serrer, son nez se courber, ses yeux reluire etson gros poing serrer le bâton ; je pensais :
« Oui… Oui… si tu les tenais, il neferait pas bon être à leur place ! »
Et puis j’avais des idées étranges ; jem’étonnais de sa colère terrible à propos de Louise, qu’il décriaittant autrefois. Et comme le silence était revenu :
« Tu crois donc qu’elle estmalheureuse ? lui demandais-je.
– Malheureuse ! fit-il, ditesqu’elle est malade, très malade ; elle dépérit, elle devientblanche comme de la cire ; elle si fraîche, si gaie, les yeuxsi vifs, les lèvres si roses l’année dernière en revenant ducouvent ; elle ne vit plus, elle s’en va !… Mais,monsieur Florence, par charité, rien que par charité, vous devriezaller de temps en temps la voir !… Depuis que vous avez votrecollection de fossiles, vous oubliez tout le reste. Elle était sicontente de vous voir arriver ; ça la débarrassait un instantdu chagrin d’être seule avec son père et le comédien ; elleavait le temps de respirer… Vous n’êtes pas fort, mais vous êtes unbon homme, et devant un honnête homme des êtres pareils sont gênés.Vous devriez bien encore aller faire de la musique d’église,chanter des kyrie, des alleluia…
– C’est bon, c’est bon, Georges, luidis-je vraiment attendri et le cœur serré, j’irai et pas plus tardque demain après l’école ; j’irai, sois-en sûr. Comment leschoses en sont venues à ce point ? Mais c’est terrible ce quetu me racontes.
– Ah ! dit-il, moi je vois tout… Etsi cela continue !… »
Il n’ajouta pas un mot.
Nous sortions alors de la forêt, au mêmeendroit où l’année précédente nous avions vu Louise se jeter dansla Sarre pour soutenir seule avec sa fourche la voiture de regain.Ce souvenir revint sans doute aussi à Georges, car il s’arrêta pourbattre le briquet et regarda longtemps la rivière, sans riendire ; ensuite nous continuâmes notre chemin. Mille idées metraversaient l’esprit. Il faisait nuit quand nous arrivâmes auxChaumes. Sur le seuil de ma porte, Georges, me montrant la maisonde M. Jean toute sombre et sans lumière au fond de la rue, medit :
« Regardez comme on s’amuselà-dedans ! C’est l’oncle Jean qui rend sa filleheureuse !… Allons, bonne nuit, monsieurFlorence ! »
Puis il s’éloigna. Je montai. On m’attendaitdepuis longtemps.
« Mon Dieu, Florence, me dit ma femme, enme débarrassant des fossiles, comme tu reviens tard !…Mlle Louise sort d’ici ; elle t’a attendujusqu’à sept heures.
– Louise Rantzau ?
– Oui.
– Ah !… Qu’est-ce qu’elle mevoulait ?
– Je ne sais pas… elle avait quelquechose à te dire… Elle reviendra demain. »
Nous soupâmes ; je n’en pouvais plus defatigue et de sommeil. – Une heure après nous dormions tous à lagrâce de Dieu.
