Les Paysans

Chapitre 2Les conspirateurs chez la reine

En débouchant là, vers cinq heures et demie, Rigou savaittrouver les habitués du salon de Soudry tous à leur poste. Chez lemaire, comme dans toute la ville, on dînait à trois heures, selonl’usage du dernier siècle. De cinq heures à neuf heures, lesnotables de Soulanges venaient échanger les nouvelles, faire leursspeech politiques, commenter les événements marquants de la vieprivée de toute la vallée, et parler des Aigues, qui défrayaient laconversation pendant une heure tous les jours. C’était lapréoccupation de chacun d’apprendre quelque chose sur ce qui s’ypassait, et l’on savait d’ailleurs faire ainsi sa cour aux maîtresdu logis.

Après cette revue obligée, on se mettait à jouer au boston, seuljeu que sût la reine. Quand le gros père Guerbet avait singé madameIsaure, la femme de Gaubertin, en se moquant de ses airs penchés,en imitant sa petite voix, sa petite bouche et ses façonsjeunettes ; quand le curé Taupin avait raconté l’une deshistoriettes de son répertoire ; quand Lupin avait rapportéquelque événement de La-Ville-aux-Fayes, et que madame Soudry avaitété criblée de compliments nauséabonds, l’on disait :  » Nous avonsfait un charmant boston.  »

Trop égoïste pour se donner la peine de faire douze kilomètres,au bout desquels il devait entendre les niaiseries dites par leshabitués de cette maison, et voir un singe déguisé en vieillefemme, Rigou, bien supérieur, comme esprit et comme instruction, àcette petite bourgeoisie, ne se montrait jamais que si ses affairesl’amenaient chez le notaire. Il s’était exempté de voisiner, enprétextant de ses occupations, de ses habitudes et de sa santé, quine lui permettaient pas, disait-il, de revenir la nuit par uneroute le long de laquelle brouillassait la Thune.

Ce grand usurier sec imposait d’ailleurs beaucoup à la sociétéde madame Soudry, qui flairait en lui ce tigre à griffes d’acier,cette malice de sauvage, cette sagesse née dans le cloître, mûrieau soleil de l’or, et avec lesquels Gaubertin n’avait jamais vouluse commettre.

Aussitôt que la carriole d’osier et le cheval dépassèrent leCafé de la Paix, Urbain, le domestique de Soudry, qui causait avecle limonadier, assis sur un banc placé sous les fenêtres de lasalle à manger, se fit un auvent de sa main pour bien voir quelétait cet équipage.

– V’là le père Rigou !… Faut ouvrir la porte. Tenez soncheval, Socquard, dit-il sans façon au limonadier.

Et Urbain, ancien cavalier qui, n’ayant pu passer gendarme,avait pris le service Soudry comme retraite, rentra dans la maisonpour aller manoeuvrer la porte de la cour.

Socquard, ce personnage si célèbre dans la vallée, était là,comme vous voyez, sans façon ; mais il en est ainsi de biendes gens illustres qui ont la complaisance de marcher, d’éternuer,de dormir, de manger absolument comme de simples mortels.

Socquard, alcide de naissance, pouvait porter onze centspesant ; son coup de poing, appliqué dans le dos d’un homme,lui cassait net la colonne vertébrale ; il tordait une barrede fer, il arrêtait une voiture attelée d’un cheval. Milon deCrotone de la vallée, sa réputation embrassait tout le département,où l’on faisait sur lui des contes ridicules comme sur toutes lescélébrités.

Ainsi, l’on racontait dans le Morvan, qu’un jour il avait portésur son dos une pauvre femme, son âne et son sac au marché, qu’ilavait mangé tout un boeuf et bu tout un quartaud de vin dans unejournée, etc. Doux comme une fille à marier, Socquard, gros petithomme, à figure placide, large des épaules, large de poitrine, oùses poumons jouaient comme des soufflets de forge, possédait unfilet de voix dont la limpidité surprenait ceux qui l’entendaientparler pour la première fois.

Comme Tonsard, que son renom dispensait de toute preuve deférocité, comme tous ceux qui sont gardés par une opinion publiquequelconque, Socquard ne déployait jamais sa triomphante forcemusculaire, à moins que des amis ne l’en priassent. Il prit donc labride du cheval quand le beau-père du procureur du roi tourna pourse ranger au perron.

– Vous allez bien par chez vous, monsieur Rigou ?… ditl’illustre Socquard.

– Comme ça, mon vieux, répondit Rigou. Plissoud et Bonnébault,Viollet et Amaury soutiennent-ils toujours tonétablissement ?

Cette demande, faite sur un ton de bonhomie et d’intérêt,n’était pas une de ces questions banales jetées au hasard par lessupérieurs à leurs inférieurs. A son temps perdu, Rigou songeaitaux moindres détails, et déjà l’accointance de Bonnébault, dePlissoud et du brigadier Viollet avait été signalée par Fourchon àRigou comme suspecte.

Bonnébault, pour quelques écus perdus au jeu, pouvait livrer aubrigadier les secrets des paysans, ou parler sans savoirl’importance de ses bavardages après avoir bu quelques bols depunch de trop. Mais les délations du chasseur à la loutre pouvaientêtre conseillées par la soif, et Rigou n’y fit attention que parrapport à Plissoud, à qui sa situation devait inspirer un certaindésir de contrecarrer les conspirations dirigées contre les Aigues,ne fût-ce que pour se faire graisser la patte par l’un ou l’autredes deux partis.

Correspondant des assurances, qui commençaient à se montrer enFrance, agent d’une société contre les chances du recrutement,l’huissier cumulait des occupations peu rétribuées qui luirendaient la fortune d’autant plus difficile à faire, qu’il avaitle vice d’aimer le billard et le vin cuit. De même que Fourchon, ilcultivait avec soin l’art de s’occuper à rien, et il attendait safortune d’un hasard problématique. Il haïssait profondément lapremière société, mais il en avait mesuré la puissance. Lui seulconnaissait à fond la tyrannie bourgeoise organisée parGaubertin ; il poursuivait de ses railleries les richards deSoulanges et La-Ville-aux-Fayes, en représentant à lui seull’opposition. Sans crédit, sans fortune, il ne paraissait pas àcraindre ; aussi Brunet, enchanté d’avoir un concurrentméprisé, le protégeait-il pour ne pas lui voir vendre son étude àquelque jeune homme ardent, comme Bonnac, par exemple, avec lequelil aurait fallu partager la clientèle du canton.

– Grâce à ces gens-là, ça boulotte, répondit Socquard ;mais on contrefait mon vin cuit !

– Faut poursuivre ! dit sentencieusement Rigou.

– Ca me mènerait trop loin, répondit le limonadier en jouant surles mots sans le savoir.

– Et vivent-ils bien ensemble, tes chalands ?

– Ils ont toujours quelques castilles ; mais des joueurs,ça se pardonne tout.

Toutes les têtes étaient à celle des croisées du salon quidonnait sur la place. En reconnaissant le père de sa belle-fille,Soudry vint le recevoir sur le perron.

– Eh bien ! mon compère, dit l’ex-gendarme en se servant dece mot selon sa primitive acception, Annette est-elle malade pourque vous nous accordiez votre présence pendant unesoirée ?…

Par un reste d’esprit-gendarme, le maire allait toujours droitau fait.

– Non, il y a du grabuge, répondit Rigou, en touchant de sonindex droit la main que lui tendit Soudry ; nous en causerons,car cela regarde un peu nos enfants…

Soudry, bel homme vêtu de bleu, comme s’il appartenait toujoursà la gendarmerie, le col noir, les bottes à éperons, amena Rigoupar le bras à son imposante moitié. La porte-fenêtre était ouvertesur la terrasse, où les habitués se promenaient en jouissant decette soirée d’été qui faisait resplendir le magnifique paysageque, sur l’esquisse qu’on a lue, les gens d’imagination peuventapercevoir.

– Il y a bien longtemps que nous ne vous avons vu, mon cherRigou, dit madame Soudry en prenant le bras de l’ex-bénédictin enl’emmenant sur la terrasse.

– Mes digestions sont si pénibles !.. répondit le vieilusurier. Voyez ! mes couleurs sont presque aussi vives que lesvôtres.

L’entrée de Rigou sur la terrasse détermina, comme on le pense,une explosion de salutations joviales parmi tous cespersonnages.

– Ris, goulu !… J’ai découvert celui-là de plus, s’écriamonsieur Guerbet le percepteur, en offrant la main à Rigou, qui ymit l’index de sa main droite.

– Pas mal ! pas mal ! dit le petit juge-de-paixSarcus, il est assez gourmand, notre seigneur de Blangy.

– Seigneur ? répondit amèrement Rigou, depuis bienlongtemps je ne suis plus le coq de mon village.

– Ce n’est pas ce que disent les poules, grand scélérat !fit la Soudry en donnant un petit coup d’éventail badin àRigou.

– Nous allons bien, mon cher maître ! dit le notaire ensaluant son principal client.

– Comme ça ! répondit Rigou, qui prêta de rechef son indexà la main du notaire.

Ce geste, par lequel Rigou restreignant la poignée de main à laplus froide des démonstrations, aurait peint l’homme tout entier àqui ne l’eût pas connu.

– Trouvons un coin où nous puissions parler tranquillement, ditl’ancien moine en regardant Lupin et madame Soudry.

– Revenons au salon, répondit la reine. Ces messieurs,ajouta-t-elle en montrant monsieur Gourdon, le médecin, et Guerbet,sont aux prises sur un point de côté …

Madame Soudry s’étant enquis du point en discussion, Guerbet,toujours si spirituel, lui avait dit : –  » C’est un point de côté. » La reine crut à un terme scientifique, et Rigou sourit enl’entendant répéter ce mot d’un air prétentieux.

– Qu’est-ce que le Tapissier a donc fait de nouveau ?demanda Soudry qui s’assit à côté de sa femme, en la prenant par lataille.

Comme toutes les vieilles femmes, la Soudry pardonnait bien deschoses en faveur d’un témoignage public de tendresse.

– Mais, répondit Rigou à voix basse pour donner l’exemple de laprudence, il est parti pour la préfecture, y réclamer l’exécutiondes jugements et demander main-forte.

– C’est sa perte, dit Lupin en se frottant les mains. On sebûchera.

– On se bûchera ! reprit Soudry, c’est selon. Si le préfetet le général, qui sont ses amis, envoient un escadron decavalerie, les paysans ne bûcheront rien… On peut, à la rigueur,avoir raison des gendarmes de Soulanges ; mais essayez donc derésister à une charge de cavalerie !

– Sibilet lui a entendu dire quelque chose de plus dangereux queça, et c’est ce qui m’amène, reprit Rigou.

– Oh ! ma pauvre Sophie ! s’écria sentimentalementmadame Soudry, dans quelles mains les Aigues sont-ils tombés !Voilà ce que nous a valu la révolution ! des sacripants àgraines d’épinards… On aurait bien dû s’apercevoir que quand onrenverse une bouteille, la lie monte et gâte le vin !…

– Il a l’intention d’aller à Paris, et d’intriguer auprès dugarde-des-sceaux pour tout changer au tribunal.

– Ah ! dit Lupin, il a reconnu son danger.

– Si l’on nomme mon gendre avocat général, il n’y a rien à dire,et il le remplacera par quelque Parisien à sa dévotion, repritRigou. S’il demande un siége à la cour pour monsieur Gendrin, s’ilfait nommer monsieur Guerbet, notre juge d’instruction, président àAuxerre, il renversera nos quilles !… Il a déjà la gendarmeriepour lui ; s’il a encore le tribunal, et s’il conserve près delui des conseillers comme l’abbé Brossette et Michaud, nous neserons pas à la noce ; il pourrait nous susciter de bienméchantes affaires.

– Comment, depuis cinq ans, vous n’avez pas su vous défaire del’abbé Brossette, dit Lupin.

– Vous ne le connaissez pas ; il est défiant comme unmerle, répondit Rigou. Ce n’est pas un homme, ce prêtre-là, il nefait pas attention aux femmes ; je ne lui vois aucunepassion ; il est inattaquable. Le général, lui, prête le flancà tout par sa colère. Un homme qui a un vice est toujours le valetde ses ennemis, quand ils savent se servir de cette ficelle. Il n’ya de forts que ceux qui mènent leurs vices au lieu de se laissermener par eux. Les paysans vont bien, on tient notre monde enhaleine contre l’abbé, mais on ne peut encore rien contre lui.C’est comme Michaud ; des hommes comme ceux-là, c’est tropparfait, il faut que le bon Dieu les rappelle à lui…

– Il faut leur procurer des servantes qui savonnent bien leursescaliers, dit madame Soudry, qui fit faire à Rigou le léger bondque font les gens très-fins en apprenant une finesse.

– Le Tapissier a un autre vice ; il aime sa femme, et l’onpeut encore le prendre par là…

– Voyons, il faut savoir s’il donne suite à ses idées, ditmadame Soudry.

– Comment ! demanda Lupin, mais c’est là le hic !

– Vous, Lupin, reprit Rigou d’un ton d’autorité, vous allezfiler à la préfecture y voir la belle madame Sarcus, et dès cesoir ! Vous vous arrangerez pour obtenir d’elle de fairerépéter à son mari tout ce que le Tapissier a dit et fait à lapréfecture.

– Je serai forcé d’y coucher, répondit Lupin.

– Tant mieux pour Sarcus-le-Riche, il y gagnera, répondit Rigou.Elle n’est pas encore trop croûte , madame Sarcus…

– Oh ! monsieur Rigou, fit madame Soudry en minaudant, lesfemmes sont-elles jamais croûtes ?

– Vous avez raison pour celle-là ! Elle ne se peint rien aumiroir, répliqua Rigou, que l’exhibition des vieux trésors de laCochet révoltait toujours.

Madame Soudry, qui croyait ne mettre qu’un soupçon de rouge, necomprit pas cet à-propos épigrammatique et demanda :

– Est-ce que les femmes peuvent donc se peindre ?

– Quant à vous, Lupin, dit Rigou sans répondre à cette naïveté,demain matin revenez chez le papa Gaubertin ; vous lui direzque le compère et moi, dit-il en frappant sur la cuisse de Soudry,nous viendrons casser une croûte chez lui, lui demander à déjeunersur le midi. Dites-lui les choses, afin que chacun de nous aitruminé ses idées, car il s’agit d’en finir avec ce damné Tapissier.En venant vous trouver, je me suis dit qu’il faudrait brouiller leTapissier avec le Tribunal, de manière à ce que le garde-des-sceauxlui rie au nez quand il viendra lui demander des changements dansle personnel de La-Ville-aux-Fayes…

– Vivent les gens d’Eglise !.. s’écria Lupin en frappantsur l’épaule de Rigou.

Madame Soudry fut aussitôt frappée d’une idée qui ne pouvaitvenir qu’à l’ancienne femme de chambre d’une fille d’Opéra.

– Si, dit-elle, nous pouvions attirer le Tapissier à la fête deSoulanges, et lui lâcher une fille d’une beauté à lui faire perdrela tête, il s’arrangerait peut-être de cette fille, et nous lebrouillerions avec sa femme, à qui l’on apprendrait que le filsd’un ébéniste en revient toujours à ses premières amours…

– Ah ! ma belle, s’écria Soudry, tu as plus d’esprit à toiseule que la Préfecture de police à Paris !

– C’est une idée qui prouve que madame est aussi bien notrereine par l’intelligence que par la beauté, dit Lupin.

Lupin fut récompensé par une grimace qui s’acceptait sansprotêt, comme un sourire, dans la première société.

– Il y aurait mieux, reprit Rigou qui resta pendant longtempspensif. Si ça pouvait tourner au scandale…

– Procès-verbal et plainte, une affaire en policecorrectionnelle, s’écria Lupin. Oh ! ce serait tropbeau !

– Quel plaisir, dit Soudry naïvement, de voir le comte deMontcornet, grand-croix de la Légion-d’honneur, commandeur deSaint-Louis, lieutenant-général, accusé d’avoir attenté, dans unlieu public, à la pudeur, par exemple…

– Il aime trop sa femme !… dit judicieusement Lupin ;on ne l’amènera jamais là.

– Ce n’est pas un obstacle ; mais je ne vois dans toutl’arrondissement aucune fille capable de faire pécher un saint, jela cherche pour mon abbé, s’écria Rigou.

– Que dites-vous de la belle Gatienne Giboulard d’Auxerre dontest fou le fils Sarcus ?… s’écria Lupin.

– Ce serait la seule, répondit Rigou ; mais elle n’est pascapable de nous servir ; elle croit qu’elle n’a qu’à semontrer pour être admirée ; elle n’est pas assez accorte, etil faut une lutine, une finaude… C’est égal, elle viendra.

– Oui, dit Lupin, plus il verra de jolies filles, plus il y aurade chances.

– Il sera bien difficile de faire venir le Tapissier à lafoire ! Et s’il vient à la fête, irait-il à notre bastringuede Tivoli ? dit l’ex-gendarme.

– La raison qui l’empêchait de venir n’existe plus cette année,mon coeur, répondit madame Soudry.

– Quelle raison donc, ma belle ?… demanda Soudry.

– Le Tapissier a tâché d’épouser mademoiselle de Soulanges, ditle notaire, il lui fut répondu qu’elle était trop jeune, et ils’est piqué. Voilà pourquoi messieurs de Soulanges et Montcornet,ces deux anciens amis, car ils ont servi tous deux dans la Gardeimpériale, se sont refroidis au point de ne plus se voir. LeTapissier n’a pas voulu rencontrer les Soulanges à la foire ;mais cette année ils n’y viendront pas.

Ordinairement la famille Soulanges séjournait au château enjuillet, août, septembre et octobre ; mais le généralcommandait alors l’artillerie en Espagne, sous le duc d’Angoulême,et la comtesse l’avait accompagné. Au siège de Cadix, le comte deSoulanges gagna, comme on le sait, le bâton de maréchal qu’il euten 1826. Les ennemis de Montcornet pouvaient donc croire que leshabitants des Aigues ne dédaigneraient pas toujours les fêtes deNotre-Dame d’août, et qu’il serait facile de les attirer àTivoli.

– C’est juste, s’écria Lupin. Hé ! bien, c’est à vous,papa, dit-il en s’adressant à Rigou, de manoeuvrer de manière à lefaire venir à la foire, nous saurons bien l’enclauder …

La foire de Soulanges, qui se célèbre au 15 août, est une desparticularités de cette ville, et l’emporte sur toutes les foires àtrente lieues à la ronde, même sur celles du chef-lieu dedépartement. La-Ville-aux-Fayes n’a pas de foire, car sa fête, laSaint-Sylvestre, tombe en hiver.

Du 12 au 15 août, les marchands abondaient à Soulanges etdressaient, sur deux lignes parallèles, ces baraques en bois, cesmaisons en toile grise qui donnent alors une physionomie animée àcette place ordinairement déserte. Les quinze jours que durent lafoire et la fête produisent une espèce de moisson à la petite villede Soulanges. Cette fête a l’autorité, le prestige d’une tradition.Les paysans, comme disait le père Fourchon, quittent peu leurscommunes où les clouent leurs travaux. Par toute la France, lesétalages fantastiques des magasins improvisés sur les champs defoire, la réunion de toutes les marchandises, objets des besoins oude la vanité des paysans, qui d’ailleurs n’ont pas d’autresspectacles, exerc(en)t des séductions périodiques sur l’imaginationdes femmes et des enfants. Aussi, dès le 12 août, la mairie deSoulanges faisait-elle apposer dans toute l’étendue del’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes, des affiches signées Soudryqui promettaient protection aux marchands, aux saltimbanques, auxartistes en tout genre, en annonçant la durée de la foire, et lesspectacles les plus attrayants.

Sur ces affiches, que l’on a vu réclamées par la Tonsard àVermichel, on lisait toujours cette ligne finale :

TIVOLI SERA ILLUMINE EN VERRES DE COULEUR.

La Ville avait en effet adopté pour salle de bal public leTivoli créé par Socquard dans un jardin caillouteux comme la buttesur laquelle est bâtie la ville de Soulanges, où presque tous lesjardins sont composés de terres rapportées.

Cette nature de terroir explique le goût particulier du vin deSoulanges, vin blanc, sec, liquoreux, presque semblable à du vin deMadère, au vin de Vouvray, à celui de Johannisberg, trois crusquasi-semblables, et consommé tout entier dans le Département.

La description de ce Tivoli si fameux, faite en temps et lieujustifiera les prodigieux effets produits par le Bal-Socquard surl’imagination des habitants de cette vallée, tous fiers de leurTivoli. Ceux du pays qui s’étaient aventurés jusqu’à Paris,disaient que le Tivoli de Paris ne l’emportait sur celui deSoulanges que par l’étendue. Gaubertin, lui, préférait hardiment leBal-Socquard au bal de Tivoli.

– Pensons tous à cela, reprit Rigou, le Parisien, ce rédacteurde journaux, finira bien par s’ennuyer de son plaisir, et, par lesdomestiques, on pourra les attirer tous à la Foire. J’y songerai.Sibilet, quoique son crédit baisse diablement, pourrait insinuer àson bourgeois que c’est une manière de se populariser…

– Sachez donc si la belle comtesse est cruelle pour monsieur,tout est là pour la farce à lui jouer à Tivoli, dit Lupin àRigou.

– Cette petite femme, s’écria madame Soudry, est trop Parisiennepour ne pas savoir ménager la chèvre et le chou.

– Fourchon a lâché sa petite-fille Catherine Tonsard à Charles,le second valet de chambre ; nous aurons bientôt une oreilledans les appartements des Aigues, répondit Rigou. Etes-vous sûr del’abbé Taupin ?… dit-il en voyant entrer le curé.

– L’abbé Mouchon et lui, nous les tenons comme je tiensSoudry !… dit madame Soudry en caressant le menton de sonmari, à qui elle dit : – Pauvre chat !…

– Si je puis organiser un scandale contre Brossette, je comptesur eux !… dit tout bas Rigou qui se leva ; mais je nesais pas si l’esprit du pays l’emportera sur l’esprit prêtre. Vousne savez pas ce que c’est. Moi-même, qui ne suis pas un imbécile,je ne répondrai pas de moi, quand je me verrai malade. Je meréconcilierai sans doute avec l’Eglise.

– Permettez-nous de l’espérer, dit le curé pour qui Rigou venaità dessein d’élever la voix.

– Hélas ! la faute que j’ai faite en me mariant empêchecette réconciliation, répondit Rigou ; je ne peux pas tuermadame Rigou.

– En attendant, pensons aux Aigues, dit madame Soudry.

– Oui, répondit l’ex-Bénédictin. Savez-vous que je trouve notrecompère de La-Ville-aux-Fayes plus fort que nous ? J’ai dansl’idée que Gaubertin veut les Aigues à lui seul, et qu’il nousmettra dedans, répondit Rigou, qui, pendant le chemin, avait frappéavec le bâton de la prudence aux endroits obscurs qui, chezGaubertin, sonnaient le creux.

– Mais les Aigues ne seront à personne de nous trois, il fautles démolir de fond en comble, répondit Soudry.

– D’autant plus, que je ne serais pas étonné qu’il s’y trouvâtde l’or caché, dit finement Rigou.

– Bah !

– Oui, durant les guerres d’autrefois, les seigneurs, souventassiégés, surpris, enterraient leurs écus pour pouvoir lesretrouver, et vous savez que le marquis de Soulanges-Hautemer, enqui la branche cadette a fini, a été l’une des victimes de laconspiration Biron. La comtesse de Moret a eu la terre parconfiscation…

– Ce que c’est que de savoir l’histoire de France ! dit legendarme. Vous avez raison, il est temps de convenir de nos faitsavec Gaubertin.

– Et, s’il biaise, dit Rigou, nous verrons à le fumer .

– Il est maintenant assez riche, dit Lupin, pour être honnêtehomme.

– Je répondrais de lui comme de moi, répondit madame Soudry,c’est le plus honnête homme du royaume.

– Nous croyons à son honnêteté, reprit Rigou : mais il ne fautrien négliger entre amis… A propos, je soupçonne quelqu’un àSoulanges de vouloir se mettre en travers…

– Et qui ? demanda Soudry.

– Plissoud, répondit Rigou.

– Plissoud ! reprit Landry, la pauvre rosse ! Brunetle tient par la longe, et sa femme par la mangeoire ; demandezà Lupin ?

– Que peut-il faire ? dit Lupin.

– Il veut, reprit Rigou, éclairer le Montcornet, avoir saprotection et se faire placer…

– Ca ne lui rapportera jamais autant que sa femme à Soulanges,dit madame Soudry.

– Il dit tout à sa femme, quand il est gris, fit observerLupin ; nous le saurions à temps.

– La belle madame Plissoud n’a pas de secrets pour vous, luirépondit Rigou ; allons, nous pouvons être tranquilles.

– Elle est d’ailleurs aussi bête qu’elle est belle, repritmadame Soudry. Je ne changerais pas avec elle, car si j’étais hommej’aimerais mieux une femme laide et spirituelle, qu’une belle quine sait pas dire deux.

– Ah ! répondit le notaire en se mordant les lèvres, ellesait faire dire trois.

– Fat ! s’écria Rigou en se dirigeant vers la porte.

– Eh bien ! dit Soudry en reconduisant son compère, àdemain, de bonne heure.

– Je viendrai vous prendre… Ah çà ! Lupin, dit-il aunotaire qui sortit avec lui pour aller faire seller son cheval,tâchez que madame Sarcus sache tout ce que notre Tapissier feracontre nous à la Préfecture…

– Si elle ne peut pas le savoir, qui le saura ?… réponditLupin.

– Pardon, dit Rigou qui sourit avec finesse en regardant Lupin,je vois là tant de niais, que j’oubliais qu’il s’y trouve un hommed’esprit.

– Le fait est que je ne sais pas comment je ne m’y suis pasencore rouillé, répondit naïvement Lupin.

– Est-il vrai que Soudry ait pris une femme de chambre…

– Mais, oui ! répondit Lupin ; depuis huit jours,monsieur le maire a voulu faire ressortir le mérite de sa femme, enla comparant à une petite bourguignotte de l’âge d’un vieux boeuf,et nous ne devinons pas encore comment il s’arrange avec madameSoudry, car il a l’audace de se coucher de très-bonne heure…

– Je verrai cela demain, dit le Sardanapale villageois enessayant de sourire.

Les deux profonds politiques se donnèrent une poignée de main ense quittant.

Rigou, qui ne voulait pas se trouver à la nuit sur le chemin,car, malgré sa popularité récente, il était toujours prudent, dit àson cheval : –  » Allez, citoyen !  » Une plaisanterie que cetenfant de 1793 décochait toujours contre la révolution. Lesrévolutions populaires n’ont pas d’ennemis plus cruels que ceuxqu’elles ont élevés.

– Il ne fait pas de longues visites, le père Rigou, dit Gourdonle greffier à madame Soudry.

– Il les fait bonnes, s’il les fait courtes, répondit-elle.

– Comme sa vie, répondit le médecin ; il abuse de tout, cethomme-là.

– Tant mieux, répliqua Soudry, mon fils jouira plutôt dubien…

– Il vous a donné des nouvelles des Aigues ? demanda lecuré.

– Oui, mon cher abbé, dit madame Soudry. Ces gens-là sont lefléau de ce pays-ci. Je ne comprend pas que madame de Montcornet,qui cependant est une femme comme il faut, n’entende pas mieux sesintérêts.

– Ils ont cependant un modèle sous les yeux, répliqua lecuré.

– Qui donc ? demanda madame Soudry en minaudant.

– Les Soulanges…

– Ah ! oui, répondit la reine après une pause.

– Tant pire ! me voilà ! cria madame Vermut enentrant, et sans mon réactif, car Vermut est trop inactif à monégard, pour que je l’appelle un actif quelconque.

– Que diable fait donc ce sacré père Rigou, dit alors Soudry àGuerbet en voyant la carriole arrêtée à la porte de Tivoli. C’estun de ces chats-tigres dont tous les pas ont un but.

– Sacré lui va ! répondit le gros petit percepteur.

– Il entre au Café de la Paix !… dit Gourdon lemédecin.

– Soyez paisibles, reprit Gourdon le greffier, il s’y donne desbénédictions à poings fermés, car on entend japper d’ici.

– Ce café-là, reprit le curé, c’est comme le temple deJanus ; il s’appelait le Café de la Guerre du temps del’Empire, et on y vivait dans un calme parfait ; les plushonorables bourgeois s’y réunissaient pour causer amicalement…

– Il appelle cela causer ! dit le juge-de-paix.Tudieu ! quelles conversations que celles dont il reste despetits Bourniers.

– Mais depuis qu’en l’honneur des Bourbons, on l’a nommé le caféde la Paix, on s’y bat tous les jours… dit l’abbé Taupin enachevant sa phrase que le juge-de-paix avait pris la libertéd’interrompre.

Il en était de cette idée du curé comme des citations de laBilboquéide, elle revenait souvent.

– Cela veut dire, répondit le père Guerbet, que la Bourgognesera toujours le pays des coups de poing.

– Ce n’est pas si mal, dit le curé, ce que vous dites là !c’est presque l’histoire de notre pays.

– Je ne sais pas l’histoire de France, s’écria Soudry, maisavant de l’apprendre je voudrais bien savoir pourquoi mon compèreentre avec Socquard dans le café ?

– Oh ! reprit le curé, s’il y entre et s’y arrête, vouspouvez être certain que ce n’est pas pour des actes de charité.

– C’est un homme qui me donne la chair de poule quand je levois, dit madame Vermut.

– Il est tellement à craindre, reprit le médecin, que s’il m’envoulait, je ne serais pas encore rassuré par sa mort ; il esthomme à se relever de son cercueil pour vous jouer quelque mauvaistour.

– Si quelqu’un peut nous envoyer le Tapissier ici, le 15 août,et le prendre dans quelque traquenard, c’est Rigou, dit le maire àl’oreille de sa femme.

– Surtout, répondit-elle à haute voix, si Gaubertin et toi, moncoeur, vous vous en mêlez…

– Tiens, quand je le disais ! s’écria monsieur Guerbet enpoussant le coude à monsieur Sarcus, il a trouvé quelque joliefille chez Socquard, et il la fait monter dans sa voiture…

– En attendant que… répondit le greffier.

– En voilà un de dit sans malice, s’écria monsieur Guerbet eninterrompant le poète.

– Vous êtes dans l’erreur, messieurs, dit madame Soudry, le pèreRigou ne pense qu’à nos intérêts, car, si je ne me trompe, cettefille est une fille à Tonsard.

– C’est le pharmacien qui s’approvisionne de vipères, s’écria lepère Guerbet.

– On dirait, répondit monsieur Gourdon le médecin, que vous avezvu venir monsieur Vermut notre pharmacien, à la manière dont vousparlez.

Et il montra le petit apothicaire de Soulanges qui traversait laplace.

– Le pauvre bonhomme ! dit le greffier, soupçonné de fairesouvent de l’esprit avec madame Vermut ; voyez quelle dégaineil a ?… et on le croit savant.

– Sans lui, répondit le juge-de-paix, on serait bien embarrassépour les autopsies ; il a si bien retrouvé le poison dans lecorps de ce pauvre Pigeron, que les chimistes de Paris ont dit à laCour d’Assises, à Auxerre, qu’ils n’auraient pas mieux fait…

– Il n’a rien trouvé du tout, répondit Soudry ; mais, commedit le président Gendrin, il faut qu’on croie que les poisons seretrouvent toujours…

– Madame Pigeron a bien fait de quitter Auxerre, dit madameVermut. C’est un petit esprit et une grande scélérate que cettefemme-là, reprit-elle. Est-ce qu’on doit recourir à des droguespour annuler un mari. Je voudrais bien qu’un homme trouvât à redireà ma conduite. Voyez madame de Montcornet ; elle se promènedans ses chalets, dans ses Chartreuses avec ce Parisien qu’elle afait venir de Paris à ses frais, et qu’elle dorelote sous les yeuxdu général !

– A ses frais ? s’écria madame Soudry, est-ce sûr ? Sinous pouvions en avoir une preuve, quel joli sujet pour une lettreanonyme au général…

– Le général, reprit madame Vermut… Mais vous ne l’empêcherez derien, le Tapissier fait son état.

– Quel état, ma belle ? demanda madame Soudry.

– Eh ! bien, il fournit le coucher.

– Si le pauvre petit père Pigeron, au lieu de tracasser safemme, avait eu cette sagesse, il vivrait encore !… dit legreffier.

– En voilà de la morale ! répliqua le curé.

Sur cette double épigramme, on proposa de faire la partie deboston. Et voilà pourtant la vie comme elle est à tous les étagesde la Société ! Changez les termes, il ne se dit rien demoins, rien de plus dans les salons les plus dorés de Paris.

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