Les Paysans

Chapitre 9De la médiocratie

– Eh ! bien, Michaud, qu’y a-t-il de nouveau ? demandale général quand la comtesse eut quitté la salle à manger.

– Mon général, si vous m’en croyez, nous ne parlerons pasd’affaires ici, les murs ont des oreilles, et je veux avoir lacertitude que ce que nous dirons ne tombera que dans lesnôtres.

– Eh ! bien, répondit le général, allons en nous promenantjusqu’à la Régie par le sentier qui partage la prairie, nous seronscertains de ne pas être écoutés…

Quelques instants après, le général traversait la prairie,accompagné de Sibilet et Michaud, pendant que la comtesse allait,entre l’abbé Brossette et Blondet, vers la Porte d’Avonne. Michaudraconta la scène qui s’était passée au Grand-I-Vert.

– Vatel a eu tort, dit Sibilet.

– On le lui a bien prouvé, reprit Michaud, en l’aveuglant ;mais ceci n’est rien. Vous savez, mon général, notre projet desaisir les bestiaux de tous nos délinquants condamnés ;eh ! bien, nous ne pourrons jamais y arriver. Brunet, toutcomme son confrère Plissoud, ne nous prêtera jamais un loyalconcours ; ils sauront toujours prévenir les gens de la saisieprojetée. Vermichel, le praticien de Brunet, est venu chercher lepère Fourchon au Grand-I-Vert, et Marie Tonsard, la bonne amie deBonnébault, est allée donner l’alarme à Couches. J’étais sous lepont d’Avonne à pêcher en guettant un drôle qui médite un mauvaiscoup, et j’ai entendu Marie Tonsard criant la nouvelle àBonnébault, qui, voyant la fille à Tonsard fatiguée d’avoir couru,l’a relayée en s’élançant à Couches. Enfin, les dégâtsrecommencent.

– Un grand coup d’autorité devient de jour en jour plusnécessaire, dit Sibilet.

– Que vous disais-je, s’écria le général. Il faut réclamerl’exécution des jugements qui portent des condamnations à laprison, qui prononcent la contrainte par corps pour lesdommages-intérêts et pour les frais qui me sont dus.

– Ces gens-là regardent la loi comme impuissante, et se disentles uns aux autres qu’on n’osera pas les arrêter, répliqua Sibilet.Ils s’imaginent vous faire peur ! Ils ont des complices àLa-Ville-aux-Fayes, car le procureur du roi semble avoir oublié lescondamnations.

– Je crois, dit Michaud en voyant le général pensif, qu’endépensant beaucoup d’argent, vous pouvez encore sauver vospropriétés.

– Il vaut mieux dépenser de l’argent que de sévir, réponditSibilet.

– Quel est donc votre moyen ? demanda le général à songarde-général.

– Il est bien simple, dit Michaud, il s’agit d’entourer votreforêt de murs, comme votre parc, et nous serons tranquilles, lemoindre délit devient un crime et mène en Cour d’Assises.

– A neuf francs la toise superficielle, rien que pour lesmatériaux, monsieur le comte dépenserait le tiers du capital desAigues… , dit Sibilet en riant.

– Allons ! dit Montcornet, je pars à l’instant, je vaisvoir le procureur-général.

– Le procureur-général, répliqua doucement Sibilet, serapeut-être de l’avis de son procureur du roi, car une pareillenégligence annonce un accord entre eux.

– Eh ! bien, il faut le savoir, s’écria Montcornet. S’ils’agit de faire sauter juges, ministère public, tout jusqu’auProcureur-général, j’irai trouver alors le garde-des-sceaux, etmême le Roi.

Sur un signe énergique que lui fit Michaud, le général dit àSibilet, en se retournant, un : –  » Adieu, mon cher !  » que lerégisseur comprit.

– Monsieur le comte est-il d’avis, comme Maire, dit le régisseuren saluant, d’exécuter les mesures nécessaires pour réprimer lesabus du glanage ? La moisson va commencer, et s’il faut fairepublier les arrêtés sur les certificats d’indigence, et surl’interdiction du glanage aux indigents des communes voisines, nousn’avons pas de temps à perdre.

– Faites, entendez-vous avec Groison ! dit le comte. Avecde pareilles gens, ajouta-t-il, il faut exécuter strictement laloi.

Ainsi dans un moment Montcornet donna gain de cause au systèmeque lui proposait Sibilet depuis quinze jours et auquel il serefusait, mais qu’il trouva bon dans le feu de la colère causée parl’accident de Vatel.

Quand Sibilet fut à cent pas, le comte dit tout bas à son garde: – Eh ! bien, mon cher Michaud, qu’y a-t-il ?

– Vous avez un ennemi chez vous, général, et vous lui confiezdes projets que vous ne devriez pas dire à votre bonnet depolice.

– Je partage tes soupçons, mon cher ami, répliquaMontcornet ; mais je ne commettrai pas deux fois la mêmefaute. Pour remplacer Sibilet, j’attends que tu sois au fait de laRégie, et que Vatel puisse te succéder. Cependant, qu’ai-je àreprocher à Sibilet ? Il est ponctuel, probe, il n’a pasdétourné cent francs depuis cinq ans. Il a le plus détestablecaractère du monde, et voilà tout ; autrement, quel serait sonplan ?

– Général, dit gravement Michaud, je le saurai, car il en a biencertainement un ; et, si vous le permettez, un sac de millefrancs le fera dire à ce drôle de Fourchon, quoique, depuis cematin, je soupçonne le père Fourchon de manger à tous lesrateliers. On veut vous forcer à vendre les Aigues, ce vieux friponde cordier me l’a dit. Sachez-le ! Depuis Couches jusqu’àLa-Ville-aux-Fayes, il n’est pas de paysan, de petit bourgeois, defermier, de cabaretier, qui n’ait son argent prêt pour le jour dela curée. Fourchon m’a confié que Tonsard, son gendre, a déjà jetéson dévolu… L’opinion que vous vendrez les Aigues règne dans lavallée, comme un poison dans l’air. Peut-être le pavillon de laRégie et quelques terres à l’entour, est-il le prix dont est payél’espionnage de Sibilet ? Il ne se dit rien entre nous qui nese sache à La-Ville-aux-Fayes. Sibilet est parent à votre ennemi,Gaubertin. Ce qui vient de vous échapper sur le Procureur-généralsera rapporté peut-être à ce magistrat avant que vous ne soyez à laPréfecture. Vous ne connaissez pas les gens de cecanton-ci !

– Je ne les connais pas ?… c’est de la canaille, et lâcherpied devant de pareils gredins ?… s’écria le général,ah ! plutôt cent fois brûler moi-même les Aigues !…

– Ne les brûlons pas, et adoptons un plan de conduite qui déjoueles ruses de ces Lilliputiens. A les entendre dans leurs menaces,on est décidé à tout contre vous ; aussi, mon général, puisquevous parlez d’incendie, assurez tous vos bâtiments et toutes vosfermes !

– Ah ! sais-tu, Michaud, ce qu’ils veulent dire avec leurTapissier ? Hier, en allant le long de la Thune, j’entendaisles petits gars disant : –  » Voilà le Tapissier !…  » et ils sesauvaient.

– Ce serait à Sibilet à vous répondre, il serait dans son rôle,car il aime à vous voir en colère, répondit Michaud d’un airnavré ; mais puisque vous me le demandez… eh ! bien,c’est le surnom que ces brigands-là vous ont donné, mongénéral.

– A cause de quoi ?…

– Mais, mon général, à cause de… votre père…

– Ah ! les mâtins !… s’écria le comte devenu blême.Oui, Michaud, mon père était marchand de meubles, ébéniste, lacomtesse n’en sait rien… Oh ! que jamais… Et après tout, j’aifait valser des reines et des impératrices !… je lui diraitout ce soir ! s’écria-t-il après une pause.

– Ils prétendent que vous êtes un lâche, reprit Michaud.

– Ah !

– Ils demandent comment vous avez pu vous sauver à Essling, làoù presque tous les camarades ont péri…

Cette accusation fit sourire le général.

– Michaud, je vais à la Préfecture ! s’écria-t-il avec unesorte de rage, quand ce ne serait que pour y faire préparer lespolices d’assurance. Annonce mon départ à madame la comtesse.Ah ! ils veulent la guerre, ils l’auront, et je vais m’amuserà les tracasser, moi, les bourgeois de Soulanges et leurs paysans…Nous sommes en pays ennemi, de la prudence ! Recommande auxgardes de se tenir dans les termes de la loi. Ce pauvre Vatel, aiesoin de lui. La comtesse est effrayée, il faut lui toutcacher ; autrement, elle ne reviendrait plus ici !…

Le général ni même Michaud n’étaient dans le secret de leurpéril. Michaud, trop nouvellement venu dans cette vallée deBourgogne, ignorait la puissance de l’ennemi, tout en en voyantl’action. Le général, lui, croyait à la force de la loi.

La Loi, telle que le législateur la fabrique aujourd’hui, n’apas toute la vertu qu’on lui suppose. Elle ne frappe pas égalementle pays, elle se modifie dans ses applications au point de démentirson principe. Ce fait se déclare plus ou moins patemment à toutesles époques. Quel serait l’historien assez ignorant pour prétendreque les Arrêtés du pouvoir le plus énergique ont eu cours danstoute la France ? que les réquisitions en hommes, en denrées,en argent, frappées par la Convention, ont été faites en Provence,au fond de la Normandie, sur la lisière de la Bretagne, comme ellesse sont accomplies dans les grands centres de vie sociale ?Quel philosophe oserait nier qu’une tête tombe aujourd’hui dans teldépartement, tandis que dans le département voisin une autre têteest conservée, quoique coupable d’un crime identiquement le même,et souvent plus horrible ? On veut l’égalité dans la vie, etl’inégalité règne dans la loi, dans la peine de mort ?…

Dès qu’une ville se trouve au-dessous d’un certain chiffre depopulation, les moyens administratifs ne sont plus les mêmes. Ilest environ cent villes en France où les lois jouent dans touteleur vigueur, où l’intelligence des citoyens s’élève jusqu’auproblème d’intérêt général ou d’avenir que la loi veutrésoudre ; mais, dans le reste de la France, où l’on necomprend que les jouissances immédiates, l’on s’y soustrait à toutce qui peut les atteindre. Aussi, dans la moitié de la Franceenviron, rencontre-t-on une force d’inertie qui déjoue toute actionlégale, administrative et gouvernementale. Entendons-nous ?Cette résistance ne regarde point les choses essentielles à la viepolitique. La rentrée des impôts, le recrutement, la punition desgrands crimes ont lieu certainement ; mais, en dehors decertaines nécessités reconnues, toutes les dispositionslégislatives qui touchent aux moeurs, aux intérêts, à certains abussont complètement abolies par un mauvais gré général. Et, au momentoù cette Scène se publie, il est facile de reconnaître cetterésistance, contre laquelle s’est jadis heurté Louis XIV enBretagne, en voyant les faits déplorables que cause la loi sur lachasse. On sacrifiera, par an, la vie de vingt ou trente hommespeut-être pour sauver celle de quelques bêtes.

En France, pour vingt millions d’êtres, la loi n’est qu’unpapier blanc affiché sur la porte de l’Eglise, ou à la Mairie. Delà, le mot les papiers employé par Mouche comme expression del’Autorité. Beaucoup de maires de canton (il ne s’agit pas encoredes maires de simples communes), font des sacs à raisin ou àgraines avec les numéros du Bulletin des Lois . Quant aux simplesmaires de communes, on serait effrayé du nombre de ceux qui nesavent ni lire ni écrire, et de la manière dont sont tenus lesactes de l’Etat civil. La gravité de cette situation, parfaitementconnue des administrateurs sérieux, diminuera sans doute ;mais ce que la centralisation contre laquelle on déclame tant,comme on déclame en France contre tout ce qui est grand, utile etfort, n’atteindra jamais ; mais la puissance contre laquelleelle se brisera toujours, est celle contre laquelle allait seheurter le général, et qu’il faut nommer la Médiocratie .

On a beaucoup crié contre la tyrannie des nobles, on crieaujourd’hui contre celle des financiers, contre les abus du pouvoirqui ne sont peut-être que les inévitables meurtrissures du jougsocial appelé Contrat par Rousseau, Constitution par ceux-ci,Charte par ceux-là, ici Czar, là Roi, Parlement enAngleterre ; mais le nivellement commencé par 1789 et reprisen 1830 a préparé la louche domination de la bourgeoisie, et lui alivré la France. Un fait, malheureusement trop commun aujourd’hui,l’asservissement d’un canton, d’une petite ville, d’unesous-préfecture par une famille ; enfin, le tableau de lapuissance qu’avait su conquérir Gaubertin en pleine Restauration,accusera mieux ce mal social que toutes les affirmationsdogmatiques. Bien des localités opprimées s’y reconnaîtront, biendes gens sourdement écrasés trouveront ici ce petit Ci-Gît publicqui parfois console d’un grand malheur privé.

Au moment où le général s’imaginait recommencer une lutte quin’avait jamais eu de trève, son ancien régisseur avait complété lesmailles du réseau dans lequel il tenait l’Arrondissement deLa-Ville-aux-Fayes tout entier. Pour éviter des longueurs, il estnécessaire de présenter succinctement les rameaux généalogiques parlesquels Gaubertin embrassait le pays comme un boa tourné sur unarbre gigantesque avec tant d’art, que le voyageur croit y voir uneffet naturel de la végétation asiatique.

En 1793, il existait trois frères du nom de Mouchon dans lavallée de l’Avonne. Depuis 1793, on commençait à substituer le nomde vallée de l’Avonne à celui de vallée des Aigues, en haine del’ancienne seigneurie.

L’aîné, régisseur des biens de la famille Ronquerolles, devintdéputé du département à la Convention. A l’imitation de son amiGaubertin, l’accusateur public qui sauva les Soulanges, il sauvales biens et la vie des Ronquerolles. Il eut deux filles, l’unemariée à l’avocat Gendrin, l’autre à Gaubertin fils, et il mouruten 1804.

Le second obtint gratis, par la protection de son aîné, la postede Couches. Il eut pour seule et unique héritière une fille, mariéeà un riche fermier du pays appelé Guerbet. Il mourut en 1817.

Le dernier des Mouchon, s’étant fait prêtre, curé deLa-Ville-aux-Fayes avant la révolution, curé depuis lerétablissement du culte catholique, se trouvait encore curé decette petite capitale. Il ne voulut pas prêter le serment, se cachapendant longtemps aux Aigues, dans la Chartreuse, sous laprotection secrète des Gaubertin père et fils. Alors âgé desoixante-sept ans, il jouissait de l’estime et de l’affectiongénérales, à cause de la concordance de son caractère avec celuides habitants. Parcimonieux jusqu’à l’avarice, il passait pour êtrefort riche, et sa fortune présumée consolidait le respect dont ilétait environné. Monseigneur l’évêque faisait le plus grand cas del’abbé Mouchon, qu’on appelait le vénérable curé deLa-Ville-aux-Fayes ; et ce qui, non moins que sa fortune,rendait Mouchon cher aux habitants, était la certitude, qu’on eut àplusieurs reprises, de son refus d’aller occuper une cure superbe àla préfecture ou Monseigneur le désirait.

En ce moment, Gaubertin, maire de La-Ville-aux-Fayes,rencontrait un appui solide en monsieur Gendrin, son beau-frère, leprésident du Tribunal de Première Instance. Gaubertin fils, l’avouéle plus occupé du tribunal et d’une renommée proverbiale dansl’arrondissement, parlait déjà de vendre son étude après cinq ansd’exercice. Il voulait s’en tenir à l’exercice de sa professiond’avocat, afin de pouvoir succéder à son oncle Gendrin quandcelui-ci prendrait sa retraite. Le fils unique du président Gendrinétait conservateur des hypothèques.

Soudry fils, qui, depuis deux ans, occupait le principal siégedu ministère public, était un séide de Gaubertin. La fine madameSoudry n’avait pas manqué de solidifier la position du fils de sonmari par un immense avenir, en le mariant à la fille unique deRigou. La double fortune de l’ancien moine et celle des Soudry quidevait revenir au procureur du roi, faisaient de ce jeune hommel’un des personnages les plus riches et les plus considérables dudépartement.

Le sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes, monsieur des Lupeaulx,neveu du secrétaire-général d’un des plus importants ministères,était le mari désigné de mademoiselle Elise Gaubertin, la plusjeune fille du maire, dont la dot, comme celle de l’aînée, semontait à deux cent mille francs, sans les espérances ! Cefonctionnaire fit de l’esprit sans le savoir en tombant amoureuxd’Elise, à son arrivée à La-Ville-aux-Fayes en 1819. Sans sesprétentions, qui parurent sortables, depuis longtemps on l’auraitcontraint à demander son changement ; mais il appartenait enespérance à la famille Gaubertin, dont le chef voyait dans cettealliance beaucoup moins le neveu que l’oncle. Aussi l’oncle, dansl’intérêt de son neveu, mettait-il toute son influence au servicede Gaubertin.

Ainsi, l’Eglise, la Magistrature sous sa double forme, amovibleet inamovible, la Municipalité, l’Administration, les quatre piedsdu pouvoir marchaient au gré du maire.

Voici comment cette puissance s’était fortifiée au-dessus etau-dessous de la sphère où elle agissait.

Le département auquel appartient La-Ville-aux-Fayes est un deceux dont la population lui donne le droit de nommer six députés.L’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes, depuis la création d’unCentre Gauche à la Chambre, avait fait son député de Leclercq,banquier de l’entrepôt des vins, gendre de Gaubertin, devenu Régentde la Banque. Le nombre d’électeurs que cette riche valléefournissait au Grand-Collége, était assez considérable pour quel’élection de monsieur de Ronquerolles, protecteur acquis à lafamille Mouchon, fût toujours assurée, ne fût-ce que partransaction. Les électeurs de La-Ville-aux-Fayes prêtaient leurappui au préfet, à la condition de maintenir le marquis deRonquerolles député du Grand-Collége. Aussi Gaubertin, qui lepremier eut l’idée de cet arrangement électoral, était-il vu de bonoeil à la Préfecture, à laquelle il sauvait bien des déboires. Lepréfet faisait élire trois ministériels purs, avec deux députésCentre-Gauche. Ces deux députés étant le marquis de Ronquerolles,beau-frère du comte de Sérisy et un Régent de la Banque,effrayaient peu le Cabinet. Aussi les élections de ce départementpassaient-elles au ministère de l’Intérieur pour êtreexcellentes.

Le comte de Soulanges, pair de France, désigné pour êtremaréchal, fidèle aux Bourbons, savait ses bois et ses propriétésbien administrés et bien gardés par le notaire Lupin, par Soudry,il pouvait être regardé comme un protecteur par Gendrin qu’il avaitfait nommer successivement juge et président, aidé d’ailleurs, enceci, par monsieur de Ronquerolles.

Messieurs Leclercq et de Ronquerolles siégeaient auCentre-Gauche, plus près de la Gauche que du Centre, situationpolitique pleine d’avantages pour ceux qui regardent la consciencepolitique comme un vêtement. Le frère de monsieur Leclercq avaitobtenu la recette particulière de La-Ville-aux-Fayes.

Au-delà de cette capitale de la vallée d’Avonne, le banquier,député de l’arrondissement, venait d’acquérir une magnifique terrede trente mille francs de rentes, avec parc et château, positionqui lui permettait d’influencer tout un canton.

Ainsi, dans les régions supérieures de l’Etat, dans les deuxchambres et au principal Ministère, Gaubertin comptait sur uneprotection aussi puissante qu’active, et il ne l’avait encore nisollicitée pour des riens, ni fatiguée par trop de demandessérieuses.

Le conseiller Gendrin, nommé Président de Chambre, était legrand faiseur de la Cour royale. Le Premier Président, l’un destrois députés ministériels, orateur nécessaire au Centre, laissait,pendant la moitié de l’année, la conduite de sa Cour au PrésidentGendrin. Enfin, le conseiller de préfecture, cousin de Sarcus,nommé Sarcus-le-Riche, était le bras droit du préfet, députélui-même. Sans les raisons de famille qui liaient Gaubertin et lejeune des Lupeaulx, un frère de madame Sarcus, eût été désiré poursous-préfet par l’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes. MadameSarcus, la femme du Conseiller de Préfecture, était une Vallat deSoulanges, famille alliée aux Gaubertin, elle passait pour avoirdistingué le notaire Lupin dans sa jeunesse. Quoiqu’elle eûtquarante-cinq ans et un fils élève ingénieur, Lupin n’allait jamaisà la Préfecture sans lui présenter ses hommages et déjeûner oudîner avec elle.

Le neveu de Guerbet, le maître-de-poste, dont le père était,comme on l’a vu, percepteur de Soulanges, occupait la placeimportante de juge d’instruction au Tribunal de La-Ville-aux-Fayes.Le troisième juge, fils de maître Corbinet, notaire, appartenaitnécessairement corps et âme au tout-puissant maire. Enfin le jeuneVigor, fils du lieutenant de la gendarmerie était le jugesuppléant.

Sibilet père, greffier du tribunal dès l’origine, avait marié sasoeur à monsieur Vigor, lieutenant de la gendarmerie deLa-Ville-aux-Fayes. Ce bonhomme, père de six enfants, était lecousin du père de Gaubertin, par sa femme, uneGaubertin-Vallat.

Depuis dix-huit mois, les efforts réunis des deux députés, demonsieur de Soulanges, du président Gaubertin, avaient fait créerune place de commissaire de police à La-Ville-aux-Fayes, en faveurdu second fils du greffier.

La fille aînée de Sibilet avait épousé monsieur Hervé,instituteur, dont l’établissement venait d’être transformé encollége, à raison de ce mariage, et depuis un an La-Ville-aux-Fayesjouissait d’un proviseur.

Le Sibilet, principal-clerc de maître Corbinet, attendait desGaubertin, des Soudry, des Leclercq, les garanties nécessaires àl’acquisition de l’étude de son patron.

Le dernier fils du greffier était employé dans les Domaines,avec promesse de succéder au receveur de l’Enregistrement dès qu’ilaurait atteint le temps du service voulu pour prendre saretraite.

Enfin, la dernière fille de Sibilet, âgée de seize ans, étaitfiancée au capitaine Corbinet, frère du notaire, à qui l’on avaitobtenu la place de directeur de la poste aux lettres.

La poste aux chevaux de La-Ville-aux-Fayes appartenait àmonsieur Vigor l’aîné, beau-frère du banquier Leclercq, et ilcommandait la garde nationale.

Une vieille demoiselle Gaubertin-Vallat, soeur de la greffière,tenait le bureau de papier timbré.

Ainsi, de quelque côté qu’on se tournât dans La-Ville-aux-Fayes,on rencontrait un membre de cette coalition invisible, dont le chefavoué, reconnu par tous, grands et petits, était le maire de laville, l’Agent-Général du commerce des bois, Gaubertin !…

Si de la Sous-Préfecture on descendait dans la vallée del’Avonne, Gaubertin y dominait à Soulanges par les Soudry, parLupin, adjoint au maire, régisseur de la terre de Soulanges ettoujours en correspondance avec le comte, par Sarcus, lejuge-de-paix, par Guerbet le percepteur, par Gourdon le médecin,qui avait épousé une Gendrin-Vatebled. Il gouvernait Blangy parRigou, Couches par le maître-de-poste, maire absolu dans sacommune. A la manière dont l’ambitieux maire de La-Ville-aux-Fayesrayonnait dans la vallée de l’Avonne, on peut deviner comment ilinfluait dans le reste de l’arrondissement.

Le chef de la maison Leclercq était un chapeau mis sur ladéputation. Le banquier avait consenti, dès l’origine, à laissernommer Gaubertin à sa place, dès qu’il aurait obtenu la Recettegénérale du département. Soudry, le procureur du roi, devait passerAvocat-général à la Cour royale, et le riche juge d’instructionGuerbet attendait un siége de conseiller. Ainsi, l’occupation deces places, loin d’être oppressive, garantissait de l’avancementaux jeunes ambitieux de la ville.

L’influence de Gaubertin était si sérieuse, si grande, que lesfonds, les économies, l’argent caché des Rigou, des Soudry, desGendrin, des Guerbet, des Lupin, de Sarcus-le-Riche lui-même,obéissaient à ses prescriptions. La-Ville-aux-Fayes croyaitd’ailleurs en son maire. La capacité de Gaubertin n’était pas moinsprônée que sa probité, que son obligeance ; il appartenait àses parents, à ses administrés tout entier, mais à charge derevanche. Son conseil municipal l’adorait. Aussi tout ledépartement blâmait-il monsieur Mariotte d’Auxerre d’avoircontrarié ce brave monsieur Gaubertin. Sans se douter de leurforce, aucun cas de la montrer ne s’étant déclaré, les bourgeois deLa-Ville-aux-Fayes se vantaient seulement de ne pas avoird’étrangers chez eux, et ils se croyaient excellents patriotes.Rien n’échappait donc à cette intelligente tyrannie, inaperçued’ailleurs, et qui paraissait à chacun le triomphe de la localité.Ainsi, dès que l’Opposition libérale déclara la guerre aux Bourbonsde la branche aînée, Gaubertin, qui ne savait où placer un filsnaturel, ignoré de sa femme et nommé Bournier, tenu depuislongtemps à Paris, sous la surveillance de Leclercq, le voyantdevenu prote d’une imprimerie, l’installa maître imprimeur àLa-Ville-aux-Fayes. Ce garçon créa, sous l’inspiration de sonprotecteur, un journal ayant pour titre le Courrier de l’Avonne ,paraissant trois fois par semaine, et qui commença par enlever lebénéfice des annonces légales au journal de la Préfecture. Cettefeuille départementale tout acquise au Ministère en général,appartenait en particulier au Centre-Gauche. Ce journal, précieuxpour la publication des mercuriales des marchés de la Bourgogne,des bois, des vins, devait servir avant tout les intérêts dutriumvirat Rigou, Gaubertin et Soudry. A la tête d’un assez belétablissement où il réalisait déjà des bénéfices, Bournier faisaitla cour à la fille de Maréchal l’avoué. Ce mariage paraissaitprobable.

Le seul étranger à la grande famille avonnaise était l’ingénieurordinaire des Ponts-et-chaussées ; aussi réclamait-on avecinstance son changement en faveur de monsieur Sarcus, le fils deSarcus-le-Riche, et tout annonçait que ce défaut dans le filetserait réparé sous peu de temps.

Cette ligue formidable qui monopolisait tous les servicespublics et particuliers, qui suçait le pays, qui s’attachait aupouvoir comme un remora sous un navire, échappait à tous lesregards, le général Montcornet ne la soupçonnait pas. La Préfectures’applaudissait de la prospérité de l’arrondissement deLa-Ville-aux-Fayes dont on disait au ministère de l’Intérieur : « Voilà une sous-préfecture modèle ! tout y va comme sur desroulettes ! Nous serions bienheureux, si tous lesarrondissements ressemblaient à celui-là !  » L’esprit defamille s’y doublait de l’esprit de localité. Là, comme dansbeaucoup de petites villes et même de préfectures, un fonctionnaireétranger au pays devenait impossible, il eût été forcé de quitterl’arrondissement dans l’année. Quand le despotique cousinagebourgeois fait une victime, elle est si bien entortillée etbâillonnée, qu’elle n’ose se plaindre ; elle est enveloppée deglu, de cire, comme un colimaçon introduit dans une ruche. Cettetyrannie invisible, insaisissable, a pour auxiliaires des raisonspuissantes : le désir d’être au milieu de sa famille, de surveillerses propriétés, l’appui mutuel qu’on se prête, les garanties quetrouve l’administration en voyant son agent sous les yeux de sesconcitoyens et de ses proches. Aussi le népotisme est-il pratiquédans la sphère élevée du département, comme dans la petite ville deprovince. Qu’arrive-t-il ? Le pays, la localité triomphent surdes questions d’intérêt général, Paris est souvent écrasé, lavérité des faits est travestie. Enfin, une fois les grandesutilités publiques satisfaites, il est clair que les lois, au lieud’agir sur les masses, en reçoivent l’empreinte, les populations seles adaptent au lieu de s’y adapter. Quiconque a voyagé dans leMidi, dans l’Ouest de la France, en Alsace, autrement que pour ycoucher à l’auberge, voir les monuments ou le paysage, doitreconnaître la vérité de ces observations. Ces effets du népotismebourgeois sont aujourd’hui des faits isolés ; mais l’espritdes lois actuelles tend à les augmenter. Cette plate dominationpeut causer de grands maux, comme le démontreront quelquesévénements du drame qui se jouait alors dans la vallée desAigues.

Le système, renversé plus imprudemment qu’on ne le croit, lesystème monarchique et le système impérial remédiaient à cet abus,par des existences consacrées, par des classifications, par descontrepoids qu’on a si sottement définis des priviléges . Iln’existe pas de priviléges du moment où tout le monde est admis àgrimper au mât de cocagne du pouvoir. Ne vaudrait-il pas mieuxd’ailleurs des priviléges avoués, connus, que des priviléges ainsisurpris, établis par la ruse, en fraude de l’esprit qu’on veutfaire public, qui reprennent l’oeuvre du despotisme en sous-oeuvreet un cran plus bas qu’autrefois. N’aurait-on renversé de noblestyrans, dévoués à leur pays, que pour créer d’égoïstestyranneaux ? Le pouvoir sera-t-il dans les caves au lieu derégner à sa place naturelle ? On doit y songer, car l’espritde localité tel qu’il vient d’être dessiné, gagnera la Chambre.

L’ami de Montcornet, le comte de la Roche-Hugon, avait étédestitué peu de temps après la dernière visite du général. Cettedestitution jeta cet homme d’Etat dans l’opposition libérale, où ildevint un des coryphées du Côté gauche. Son successeur,heureusement pour Montcornet, était un gendre du marquis deTroisville, le comte de Castéran, qui reçut Montcornet comme unparent, et lui dit gracieusement de conserver ses habitudes à laPréfecture. Après avoir écouté les plaintes du général, le comte deCastéran pria l’évêque, le procureur-général, le colonel de lagendarmerie, le conseiller Sarcus, et le général commandant laDivision à déjeuner pour le lendemain.

Le Procureur-général, le baron Bourlac, si célèbre par lesprocès de madame de La Chanterie et Rifoël, était un de ces hommesacquis à tous les gouvernements, que leur dévouement au pouvoir,quel qu’il soit, rendent précieux. Après avoir dû son élévation àson fanatisme pour l’Empereur, il dut la conservation de son posteà son caractère inflexible et à la conscience de métier qu’ilportait dans l’accomplissement de ses devoirs. Le procureur-généralqui jadis poursuivait avec acharnement les restes de lachouannerie, poursuivit les bonapartistes avec un acharnement égal.Mais les années, les tempêtes avaient adouci sa rudesse, il étaitdevenu comme tous les vieux diables, charmant de manières et deformes.

Le comte de Montcornet expliqua sa position, les craintes de songarde-général, parla de la nécessité de faire des exemples et desoutenir la cause de la propriété.

Ces hauts fonctionnaires écoutèrent gravement, sans répondreautre chose que des banalités, comme : –  » Certainement, il fautque force reste à la loi. – Votre cause est celle de tous lespropriétaires. – Nous y veillerons ; mais la prudence estnécessaire dans les circonstances où nous nous trouvons. – Unemonarchie doit faire plus pour le peuple que le peuple ne feraitpour lui-même, s’il était, comme en 1793, le souverain. – Le peuplesouffre, nous nous devons autant à lui qu’à vous !  »

L’implacable Procureur-général exposa tout doucement desconsidérations sérieuses et bienveillantes sur la situation desbasses classes, qui eussent prouvé à nos futurs utopistes que lesfonctionnaires de l’ordre élevé savaient déjà les difficultés duproblème à résoudre par la société moderne.

Il n’est pas inutile de dire ici qu’à cette époque de laRestauration, des collisions sanglantes avaient eu lieu, surplusieurs points du royaume, précisément à cause du pillage desbois et des droits abusifs que les paysans de quelques communess’étaient arrogés. Le ministère, la cour n’aimaient ni ces sortesd’émeutes, ni le sang que faisait couler la répression, heureuse oumalheureuse. Tout en sentant la nécessité de sévir, on traitait lesadministrateurs de maladroits quand ils avaient comprimé lespaysans, et ils étaient destitués s’ils faiblissaient ; aussiles préfets biaisaient-ils avec ces accidents déplorables.

Dès le début de la conversation, Sarcus-le-Riche avait fait auProcureur-général et au Préfet un signe que Montcornet ne vit paset qui détermina l’allure de la conversation. Le Procureur-généralconnaissait la situation des Aigues par son subordonné Soudry, quilui avait fait craindre des résistances de la part des Bourguignonsde l’Avonne.

– Je prévois une lutte terrible, dit le procureur du roi deLa-Ville-aux-Fayes à son chef qu’il était venu voir exprès. On noustuera des gendarmes, je le sais par mes espions. Nous aurons unméchant procès. Le Jury ne nous soutiendra pas quand il se verrasous le coup de la haine des familles de vingt ou trente accusés,il ne nous accordera pas la tête des meurtriers ni les années debagne que nous demanderons pour les complices. A peineobtiendrez-vous, en plaidant vous-même, quelques années de prisonpour les plus coupables. Il vaut mieux fermer les yeux que de lesouvrir quand, en les ouvrant, nous sommes certains d’exciter unecollision qui coûtera du sang, et peut-être six mille francs defrais à l’Etat, sans compter l’entretien de ces gens-là au Bagne.C’est cher pour un triomphe qui, certes, exposera la faiblesse dela justice à tous les regards.

Incapable de soupçonner l’influence du népotisme, Montcornet neparla donc pas de Gaubertin, dont la main attisait le foyer de cesrenaissantes difficultés. Après le déjeuner, le Procureur-généralprit le comte de Montcornet par le bras et l’emmena dans le cabinetdu Préfet. Au sortir de cette conférence, le général Montcornet,sagement conseillé par le Procureur-général, écrivit à la comtessequ’il partait pour Paris et qu’il ne serait de retour que dans unesemaine. On verra, par l’exécution des mesures que dicta le baronBourlac, combien ses avis étaient sages. Et si les Aigues pouvaientéchapper au mauvais gré, ce devait être en se conformant à lapolitique que ce magistrat venait de conseiller secrètement aucomte de Montcornet.

Quelques esprits, avides d’intérêt avant tout, accuseront cesexplications de longueur. Mais il est utile de faire observer icique, d’abord, l’historien des moeurs obéit à des lois plus duresque celles qui régissent l’historien des faits, il doit rendre toutprobable, même le vrai ; tandis que, dans le domaine del’histoire proprement dite, l’impossible est justifié par la raisonqu’il est advenu. Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sontengendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Lesavant est obligé de déblayer les masses d’une avalanche, souslaquelle ont péri des villages, pour vous montrer les caillouxdétachés d’une cime qui ont déterminé la formation de cettemontagne de neige. S’il ne s’agissait ici que d’un suicide, il y ena cinq cents par an, dans Paris, ce mélodrame est devenu vulgaire,et chacun peut en trouver lui-même les raisons ; mais à quiferait-on croire que le suicide de la Propriété soit jamais arrivépar un temps où la fortune semble plus précieuse que la vie ?De re vestrâ agitur , dirait un fabuliste, il s’agit ici desaffaires de tous ceux qui possèdent quelque chose.

Enfin, songez que cette ligue de tout un canton et d’une petiteville contre un vieux général échappé malgré son courage auxdangers de mille combats, s’est dressée en plus d’un départementcontre des hommes qui voulaient y faire le bien. Cette coalitionmenace incessamment l’homme de génie, le grand politique, le grandagronome, tous les novateurs.

Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, et quirend aux personnages du drame leur vraie physionomie, au plus petitdétail sa gravité, jettera de vives lumières sur cette Scène, oùsont en jeu tous les intérêts sociaux des campagnes.

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