Les Paysans

Chapitre 6Une histoire de voleurs

Vers 1791, en visitant sa terre, mademoiselle Laguerre acceptapour intendant le fils de l’ex-bailli de Soulanges, appeléGaubertin. La petite ville de Soulanges, aujourd’hui simplechef-lieu de canton, fut la capitale d’un comté considérable autemps où la maison de Bourgogne guerroyait contre la maison deFrance. La-Ville-aux-Fayes, aujourd’hui siége de laSous-Préfecture, simple petit fief, relevait alors de Soulanges,comme les Aigues, Rouquerolles, Cerneux, Couches et quinze autresclochers. Les Soulanges sont restés comtes, tandis que lesRouquerolles sont aujourd’hui marquis par le jeu de cettepuissance, appelée la Cour, qui fit le fils du capitaine du Plessisduc avant les premières familles de la Conquête. Ceci prouve queles villes ont, comme les familles, de très-changeantesdestinées.

Le fils du bailli, garçon sans aucune espèce de fortune,succédait à un intendant enrichi par une gestion de trente années,et qui préféra la troisième part dans la fameuse Compagnie Minoret,à la gestion des Aigues. Dans son propre intérêt, le futur vivrieravait présenté pour régisseur François Gaubertin, alors majeur, soncomptable depuis cinq ans, chargé de protéger sa retraite, et qui,par reconnaissance pour les instructions qu’il reçut de son maîtreen intendance, lui promit d’obtenir un quitus de mademoiselleLaguerre, en la voyant très-effrayée de la Révolution. L’ancienbailli, devenu Accusateur public au Département, fut le protecteurde la peureuse cantatrice. Ce Fouquier-Tinville de provincearrangea contre une reine de théâtre, évidemment suspecte à raisonde ses liaisons avec l’aristocratie, une fausse émeute pour donnerà son fils le mérite d’un sauvetage postiche, à l’aide duquel oneut le quitus du prédécesseur. La citoyenne Laguerre fit alors deFrançois Gaubertin son premier ministre, autant par politique quepar reconnaissance.

Le futur fournisseur des vivres de la République n’avait pasgâté mademoiselle, il lui faisait passer à Paris environ trentemille livres par an, quoique les Aigues en dussent dès ce tempsrapporter quarante au moins, l’ignorante fille d’Opéra fut doncémerveillée quand Gaubertin lui en promit trente-six.

Pour justifier de la fortune actuelle du régisseur des Aigues autribunal des probabilités, il est nécessaire d’en expliquer lescommencements. Protégé par son père, le jeune Gaubertin fut nommémaire de Blangy. Il put donc faire payer en argent malgré les lois,en terrorisant (un mot du temps) les débiteurs qui pouvaient à saguise être ou non frappés par les écrasantes réquisitions de laRépublique. Le régisseur, lui, donna des assignats à sa bourgeoise,tant que dura le cours de ce papier-monnaie, qui, s’il ne fit pasla fortune publique, fit du moins beaucoup de fortunesparticulières. De 1792 à 1795, pendant trois ans, le jeuneGaubertin récolta cent cinquante mille livres aux Aigues, aveclesquelles il opéra sur la place de Paris. Bourrée d’assignats,mademoiselle Laguerre fut obligée de battre monnaie avec sesdiamants désormais inutiles ; elle les remit à Gaubertin quiles vendit et lui en rapporta fidèlement le prix en argent. Cetrait de probité toucha beaucoup mademoiselle, elle crut dès lorsen Gaubertin comme en Piccini.

En 1796, époque de son mariage avec la citoyenne Isaure Mouchon,fille d’un ancien conventionnel ami de son père, Gaubertinpossédait trois cent cinquante mille francs en argent ; et,comme le Directoire lui parut devoir durer, il voulut, avant de semarier, faire approuver ses cinq ans de gestion par mademoiselle,en prétextant d’une nouvelle ère.

– Je serai père de famille, dit-il, vous savez quelle est laréputation des intendants, mon beau-père est un républicain d’uneprobité romaine, un homme influent d’ailleurs, je veux lui prouverque je suis digne de lui.

Mademoiselle Laguerre arrêta les comptes de Gaubertin dans lestermes les plus flatteurs.

Pour inspirer de la confiance à madame des Aigues, le régisseuressaya, dans les premiers temps, de réprimer les paysans encraignant avec raison que les revenus ne souffrissent de leursdévastations, et que les prochains pots-de-vin du marchand de boisfussent moindres ; mais alors le peuple souverain se regardaitpartout comme chez lui, madame eut peur de ses rois en les voyantde si près, et dit à son Richelieu qu’elle voulait avant tout,mourir en paix. Les revenus de l’ancien Premier Sujet du Chantétaient si fort au-dessus de ses dépenses qu’elle laissa s’établirles plus funestes précédents. Ainsi, pour ne pas plaider, ellesouffrit les empiétements de terrain de ses voisins. En voyant sonparc entouré de murs infranchissables, elle ne craignit pointd’être troublée dans ses jouissances immédiates, et ne souhaitaitpas autre chose que la paix, en vraie philosophe qu’elle fut.Quelques mille livres de rentes de plus ou de moins, des indemnitésdemandées sur le prix du bail par le marchand de bois pour lesdégâts commis par les paysans, qu’était-ce aux yeux d’une anciennefille d’Opéra, prodigue, insouciante, à qui ses cent mille livresde revenu n’avaient coûté que du plaisir, et qui venait de subirsans se plaindre la réduction des deux tiers sur soixante millefrancs de rentes ?

– Eh ! disait-elle, avec la facilité des Impures del’ancien régime, il faut que tout le monde vive, même laRépublique !

La terrible mademoiselle Cochet, sa femme de chambre, et sonvisir femelle, avait essayé de l’éclairer en voyant l’empire queGaubertin prit sur celle qu’il appela tout d’abord madame, malgréles lois révolutionnaires sur l’Egalité ; mais Gaubertinéclaira de son côté mademoiselle Cochet en lui montrant unedénonciation soi-disant envoyée à son père, où elle étaitvéhémentement accusée de correspondre avec Pitt et Cobourg. Dèslors ces deux puissances partagèrent, mais à la Montgommery. LaCochet vanta Gaubertin à mademoiselle Laguerre, comme Gaubertin luivanta la Cochet. Le lit de la femme de chambre était d’ailleurstout fait, elle se savait couchée sur le testament de madame poursoixante mille francs. Madame ne pouvait plus se passer de laCochet, tant elle y était habituée. Cette fille connaissait tousles secrets de la toilette de chère maîtresse, elle avait le talentd’endormir chère maîtresse le soir par mille contes et de laréveiller le lendemain par des paroles flatteuses, enfin jusqu’aujour de la mort, elle ne trouva jamais chère maîtresse changée, etquand chère maîtresse fut dans son cercueil, elle la trouva sansdoute encore bien mieux qu’elle ne l’avait jamais vue.

Les gains annuels de Gaubertin et ceux de mademoiselle Cochet,leurs appointements, leurs intérêts devinrent si considérables, queles parents les plus affectueux n’eussent pas été plus attachésqu’eux à cette excellente créature. On ne sait pas encore combienle fripon dorelote sa dupe ! Une mère n’est pas si caressanteni si prévoyante pour une fille adorée, que l’est tout commerçanten tartufferie pour sa vache à lait. Aussi quel succès n’ont pasles représentations de Tartuffe jouées à huis-clos ? Ça vautl’amitié. Molière est mort trop tôt, il nous aurait montré ledésespoir d’Orgon ennuyé par sa famille, tracassé par ses enfants,regrettant les flatteries de Tartuffe, et disant : – C’était le bontemps !

Dans les huit dernières années de sa vie, mademoiselle Laguerrene toucha pas plus de trente mille francs sur les cinquante querapportait en réalité la terre des Aigues. Gaubertin en étaitarrivé, comme on voit, au même résultat administratif que sonprédécesseur, quoique les fermages et les produits territoriauxeussent notablement augmenté de 1791 à 1815, sans compter lescontinuelles acquisitions de mademoiselle Laguerre. Mais le planformé par Gaubertin pour hériter des Aigues à la mort prochaine demadame l’obligeait à maintenir cette magnifique terre dans un étatpatent de dépréciation, quant aux revenus ostensibles. Initiée àcette combinaison, la Cochet devait en partager les profits. Commeau déclin de ses jours, l’ex-reine de théâtre, riche de vingt millelivres de rentes dans les fonds appelés les Consolidés (tant lalangue politique se prête à la plaisanterie), dépensait à peinelesdits vingt mille francs par an, elle s’étonnait des acquisitionsannuelles faites par son régisseur pour employer les fondsdisponibles, elle qui jadis anticipait toujours sur sesrevenus ! L’effet du peu de besoins de sa vieillesse luisemblait un résultat de la probité de Gaubertin et de mademoiselleCochet.

– Deux perles ! disait-elle aux personnes qui la venaientvoir.

Gaubertin gardait d’ailleurs dans ses comptes les apparences dela probité. Il portait exactement en recette les fermages. Tout cequi devait frapper la faible intelligence de la cantatrice en faitd’arithmétique, était clair, net, précis. Le régisseur demandaitses bénéfices à la dépense, aux frais d’exploitation, aux marchés àconclure, aux ouvrages, aux procès qu’il inventait, auxréparations, détails que jamais madame ne vérifiait et qu’il luiarrivait quelquefois de doubler, d’accord avec les entrepreneurs,dont le silence s’achetait par des prix avantageux. Cette facilitéconciliait l’estime publique à Gaubertin, et les louanges de madamesortaient de toutes les bouches ; car, outre ces arrosages entravaux, elle faisait beaucoup d’aumônes en argent.

– Que Dieu la conserve, la chère dame ! était le mot detout le monde.

Chacun obtenait en effet quelque chose d’elle, en pur don ouindirectement. En représailles de sa jeunesse, la vieille artisteétait exactement pillée, et si bien pillée que chacun y mettait unecertaine mesure, afin que les choses n’allassent pas si loinqu’elle n’ouvrit les yeux, ne vendît les Aigues et ne retournât àParis.

Cet intérêt de grappillage fut, hélas ! la raison del’assassinat de Paul-Louis Courier, qui fit la faute d’annoncer lavente de sa terre et son projet d’emmener sa femme dont vivaientplusieurs Tonsards de Touraine. Dans cette crainte, les maraudeursdes Aigues ne coupaient un jeune arbre qu’à la dernière extrémité,quand ils ne voyaient plus de branches à la hauteur des faucillesmises au bout d’une perche. On faisait le moins de tort possible,dans l’intérêt même du vol. Néanmoins, pendant les dernières annéesde la vie de mademoiselle Laguerre, l’usage d’aller ramasser lebois était devenu l’abus le plus effronté.. Par certaines nuitsclaires, il ne se liait pas moins de deux cents fagots. Quant auglanage et au hallebotage, les Aigues y perdaient, comme l’adémontré Sibilet, le quart des produits.

Mademoiselle Laguerre avait interdit à la Cochet de se marier deson vivant, par une sorte d’égoïsme de maîtresse à femme de chambredont beaucoup d’exemples peuvent avoir été remarqués en tout pays,et qui n’est pas plus absurde que la manie de garder jusqu’audernier soupir des biens parfaitement inutiles au bonheur matériel,au risque de se faire empoisonner par d’impatients héritiers.Aussi, vingt jours après l’enterrement de mademoiselle Laguerre,mademoiselle Cochet épousa-t-elle le brigadier de la gendarmerie deSoulanges, nommé Soudry, très-bel homme de quarante-deux ans, quidepuis 1800, époque de la création de la gendarmerie, la venaitvoir presque tous les jours aux Aigues et qui, par semaine, dînaitau moins quatre fois avec elle et les Gaubertin.

Madame, pendant toute sa vie, eut une table servie pour elleseule ou pour sa compagnie. Malgré leur familiarité, jamais ni laCochet ni les Gaubertin ne furent admis à la table du Premier Sujetde l’Académie royale de Musique et de Danse, qui conserva jusqu’àsa dernière heure son étiquette, ses habitudes de toilette, sonrouge et ses mules, sa voiture, ses gens, et sa majesté de Déesse.Déesse au théâtre, Déesse à la ville, elle resta Déesse jusqu’aufond de la campagne où sa mémoire est encore adorée, et balancebien certainement la cour de Louis XVI dans l’esprit de la premièresociété de Soulanges.

Ce Soudry, qui, dès son arrivée dans le pays, fit la cour à laCochet, possédait la plus belle maison de Soulanges, six millefrancs environ, et l’espérance de quatre cents francs de retraite,le jour où il quitterait le service. Devenue madame Soudry, laCochet obtint dans Soulanges une grande considération. Quoiqu’ellegardât un secret absolu sur le montant de ses économies, placéescomme les fonds de Gaubertin à Paris, chez le commissionnaire desmarchands de vin du département, un certain Leclercq, enfant dupays que le régisseur commandita, l’opinion générale fit del’ancienne femme de chambre une des premières fortunes de cettepetite ville d’environ douze cents âmes.

Au grand étonnement du pays, monsieur et madame Soudryreconnurent pour légitime, par leur acte de mariage, un filsnaturel du gendarme, à qui dès lors la fortune de madame Soudrydevait appartenir. Le jour où ce fils acquit officiellement unemère, il venait d’achever son Droit à Paris et se proposait d’yfaire son stage, afin d’entrer dans la magistrature.

Il est presqu’inutile de faire observer qu’une mutuelleintelligence de vingt années engendra l’amitié la plus solide entreles Gaubertin et les Soudry. Les uns et les autres devaient,jusqu’à la fin de leurs jours, se donner réciproquement urbi etorbi pour les plus honnêtes gens de France. Cet intérêt, basé surune connaissance réciproque des taches secrètes que portait lablanche tunique de leur conscience, est un des liens les moinsdénoués ici-bas. Vous en avez, vous qui lisez ce drame social, unetelle certitude, que pour expliquer la continuité de certainsdévoûments qui font rougir votre égoïsme, vous dites de deuxpersonnes :  » Elles ont, pour sûr, commis quelque crimeensemble !  »

Après vingt-cinq ans de gestion, l’intendant se voyait alors àla tête de six cent mille francs en argent, et la Cochet possédaitenviron deux cent cinquante mille francs. Le revirement agile etperpétuel de ces fonds, confiés à la maison Leclercq et compagniedu quai de Béthune, à l’île Saint-Louis, antagoniste de la fameusemaison Grandet, aida beaucoup à la fortune de ce commissionnaire envins et à celle de Gaubertin. A la mort de mademoiselle Laguerre,Jenny, fille aînée du régisseur, fut demandée en mariage parLeclercq, chef de la maison du quai de Béthune. Gaubertin seflattait alors de devenir le maître des Aigues par un complot ourdidans l’étude de maître Lupin, notaire établi par lui depuis onzeans à Soulanges.

Lupin, fils du dernier intendant de la maison de Soulanges,s’était prêté à de faibles expertises, à une mise à prix decinquante pour cent au-dessous de la valeur, à des affichagesinédits, à toutes les manoeuvres malheureusement si communes aufond des provinces pour adjuger, sous le manteau, selon leproverbe, d’importants immeubles. Dernièrement il s’est formé,dit-on, à Paris, une compagnie dont le but est de rançonner lesauteurs de ces trames, en les menaçant d’enchérir. Mais, en 1816,la France n’était pas, comme aujourd’hui, brûlée par uneflamboyante Publicité, les complices pouvaient donc compter sur lepartage des Aigues fait secrètement entre la Cochet, le notaire etGaubertin qui se réservait in petto de leur offrir une somme pourles désintéresser de leurs lots, une fois la terre en son nom.L’avoué chargé de poursuivre la licitation au tribunal par Lupinavait vendu sa charge sur parole à Gaubertin pour son fils, ensorte qu’il favorisa cette spoliation, si tant est que les onzecultivateurs picards à qui cette succession tomba des nues, seregardèrent comme spoliés.

Au moment où tous les intéressés croyaient leur fortune doublée,un avoué de Paris vint, la veille de l’adjudication définitive,charger l’un des avoués de La-Ville-aux-Fayes, qui se trouvait êtreun de ses anciens clercs, d’acquérir les Aigues, et il les eut pouronze cent mille cinquante francs. A onze cent mille francs, aucundes conspirateurs n’osa continuer d’enchérir. Gaubertin crut àquelque trahison de Soudry, comme Lupin et Soudry se crurent jouéspar Gaubertin ; mais la déclaration de command les réconcilia.Quoique soupçonnant le plan formé par Gaubertin, Lupin et Soudry,l’avoué de province se garda bien d’éclairer son ancien patron.Voici pourquoi : En cas d’indiscrétion des nouveaux propriétaires,cet officier ministériel aurait eu trop de monde à dos pour pouvoirrester dans le pays. Ce mutisme, particulier à l’homme de province,sera d’ailleurs parfaitement justifié par les événements de cetteEtude. Si l’homme de province est sournois, il est obligé del’être ; sa justification se trouve dans son périladmirablement exprimé par ce proverbe : Il faut hurler avec lesloups , le sens du personnage de Philinte.

Quand le général Montcornet prit possession des Aigues,Gaubertin ne se trouva plus assez riche pour quitter sa place. Afinde marier sa fille aînée au riche banquier de l’Entrepôt, il étaitobligé de la doter de deux cent mille francs ; il devait payertrente mille francs la charge achetée à son fils ; il ne luirestait donc plus que trois cent soixante-dix mille francs, surlesquels il lui faudrait tôt ou tard prendre la dot de sa dernièrefille Elise, à laquelle il se flattait de moyenner un mariage aumoins aussi beau que celui de l’aînée. Le régisseur voulut étudierle comte de Montcornet, afin de savoir s’il pourrait le dégoûterdes Aigues, en comptant alors réaliser pour lui seul la conceptionavortée.

Avec la finesse particulière aux gens qui font leur fortune parla cautèle, Gaubertin crut à la ressemblance, assez probabled’ailleurs, du caractère d’un vieux militaire et d’une vieillecantatrice. Une fille d’opéra, un général de Napoléon, n’étaient-cepas les mêmes habitudes de prodigalité, la même insouciance ?A la fille comme au soldat, le bien ne vient-il pas capricieusementet au feu ? S’il se rencontre des militaires rusés, astucieux,politiques, n’est-ce pas l’exception ? Et le plus souvent, lesoldat, surtout un sabreur fini comme Montcornet, doit être simple,confiant, novice en affaires, et peu propre aux mille détails de lagestion d’une terre. Gaubertin se flatta de prendre et de tenir legénéral dans la nasse où mademoiselle Laguerre avait fini sesjours. Or, l’Empereur avait jadis permis, par calcul, à Montcornetd’être en Poméranie ce que Gaubertin était aux Aigues, le généralse connaissait donc en fourrage d’intendance.

En venant planter ses choux, suivant l’expression du premier ducde Biron, le vieux cuirassier [On doit croire l’auteur des Paysansassez instruit des choses de son temps, pour savoir qu’il n’y avaitpoint de cuirassiers dans la garde impériale. Il prend ici laliberté de faire observer qu’il a dans son cabinet les uniformes dela République, de l’Empire, de la Restauration, la collection detous les costumes militaires des pays que la France a eus pouralliés ou pour adversaires, et plus d’ouvrages sur les guerres de1792 à 1815 que n’en possède tel maréchal de France. Il se sert dela voix du journal pour remercier les personnes qui lui ont faitl’honneur d’assez s’intéresser à ses travaux, pour lui envoyer desnotes rectificatives et des renseignements.

Une fois pour toutes, il répond ici que ses inexactitudes sontvolontaires et calculées. Ceci n’est pas une Scène de la VieMilitaire, où il serait tenu de ne pas mettre des sabretaches à desfantassins. Toucher à l’histoire contemporaine, ne fût-ce que pardes types, comporte des dangers. C’est en se servant pour desfictions d’un cadre dont les détails sont minutieusement vrais, endénaturant tour à tour les faits par ces couleurs qui leur sontétrangères, qu’on évite le petit malheur des personnalités . Déjà,pour Une ténébreuse affaire , quoique le fait eût été changé dansses détails et appartienne à l’histoire, l’auteur a dû répondre àd’absurdes observations basées sur cette objection qu’il n’y avaiteu qu’un sénateur d’enlevé, de séquestré, sous le règne del’Empereur. Je le crois bien ! on aurait peut-être couronné defleurs celui qui en aurait enlevé un second !

Si l’inexactitude relative aux cuirassiers est trop choquante,il est facile de ne pas parler de la Garde. Mais la famille del’illustre général qui commandait la cavalerie refoulée sur leDanube, nous demanderait alors compte des onze cent mille francsque l’Empereur a laissé prendre à Montcornet en Poméranie.

On viendra bientôt nous prier de dire dans quelle géographie setrouvent La-Ville-aux-Fayes, l’Avonne et Soulanges. Tous ces payset ces cuirassiers vivent sur le globe immense où sont la tour deRavensvood, les Eaux de Saint-Ronan, la terre de Tillietudlem,Gander-Cleug, Lilliput, l’abbaye de Thélème, les conseillers-privésd’Hoffmann, l’île de Robinson Crusoë, les terres de la familleShandy, dans un monde exempt de contributions, et où la poste sepaie par ceux qui y voyagent à raison de 20 centimes le volume. (Note de l’auteur .)] voulait s’occuper de ses affaires pour sedistraire de sa chute. Quoiqu’il eût livré son corps d’armée auxBourbons, ce service, commis par plusieurs généraux et nommélicenciement de l’armée de la Loire, ne put racheter le crimed’avoir suivi l’homme des Cent-Jours sur son dernier champ debataille. En présence des Etrangers, il fut impossible au pair de1815 de se maintenir sur les cadres de l’armée, forte raison derester au Luxembourg ; Montcornet alla donc, selon le conseild’un maréchal en disgrâce, cultiver les carottes en nature. Legénéral ne manquait pas de cette ruse particulière aux vieux loupsde guérite ; et, dès les premiers jours consacrés à l’examende ses propriétés, il vit dans Gaubertin un véritable intendantd’opéra-comique, un fripon, comme les maréchaux et les ducs deNapoléon, ces champignons nés sur la couche populaire, en avaientpresque tous rencontré.

En s’apercevant de la profonde expérience de Gaubertin enadministration rurale, le sournois cuirassier sentit combien ilétait utile de le conserver pour se mettre au courant de cetteagriculture correctionnelle ; aussi se donna-t-il l’air decontinuer mademoiselle Laguerre, fausse insouciance qui trompa lerégisseur. Cette apparente niaiserie dura pendant tout le tempsnécessaire au général pour connaître le fort et le faible desAigues, les détails des revenus, la manière de les percevoir,comment et où l’on volait, les améliorations et les économies àréaliser. Puis, un beau jour, ayant surpris Gaubertin la main dansle sac, suivant l’expression consacrée, le général entra dans unede ces colères particulières à ces dompteurs de pays. Il fit alorsune de ces fautes capitales, susceptibles d’agiter toute la vied’un homme qui n’aurait pas eu sa grande fortune ou sa consistance,et d’où sourdirent, d’ailleurs, les malheurs, grands et petits,dont fourmille cette histoire. Elève de l’école impériale, habituéà tout sabrer, plein de dédain pour les péquins , Montcornet necrut pas devoir prendre de gants pour mettre à la porte un coquind’intendant. La vie civile et ses mille précautions étaientinconnues à ce général aigri déjà par sa disgrâce, il humilia doncprofondément Gaubertin qui s’attira d’ailleurs ce traitementcavalier par une réponse dont le cynisme excita la fureur deMontcornet.

– Vous vivez de ma terre ? lui avait dit le comte avec unerailleuse sévérité.

– Croyez-vous donc que j’aie pu vivre du ciel ? répliquaGaubertin en riant.

– Sortez, canaille, je vous chasse ! dit le général en luidonnant des coups de cravache que le régisseur a toujours niés, lesayant reçus à huis-clos.

– Je ne sortirai pas sans mon quitus , dit froidement Gaubertinaprès s’être éloigné du violent cuirassier.

– Nous verrons ce que pensera de vous la police correctionnelle,répondit Montcornet en haussant les épaules.

En s’entendant menacer d’un procès en police correctionnelle,Gaubertin regarda le comte en souriant. Ce sourire eut la vertu dedétendre le bras du général, comme si les nerfs en eussent étécoupés. Expliquons ce sourire.

Depuis deux ans, le beau-frère de Gaubertin, un nommé Gendrin,longtemps juge au Tribunal de Première Instance deLa-Ville-aux-Fayes, en était devenu le président par la protectiondu comte de Soulanges. Nommé pair de France en 1814, et restéfidèle aux Bourbons pendant les Cent-jours, monsieur de Soulangesavait demandé cette nomination au Garde-des-sceaux. Cette parentédonnait à Gaubertin une certaine importance dans le pays.Relativement, d’ailleurs, un président de tribunal est, dans unepetite ville, un plus grand personnage qu’un premier président decour royale qui trouve au chef-lieu des égaux dans le général,l’évêque, le préfet, le receveur-général, tandis qu’un simpleprésident de tribunal n’en a pas, le procureur du roi, lesous-préfet étant amovibles ou destituables. Le jeune Soudry, lecamarade à Paris comme aux Aigues de Gaubertin fils, venait alorsd’être nommé substitut du procureur du roi dans le chef-lieu dudépartement. Avant de devenir brigadier de gendarmerie, Soudrypère, fourrier dans l’artillerie, avait été blessé dans une affaireen défendant monsieur de Soulanges, alors adjudant-général. Lors dela création de la gendarmerie, le comte de Soulanges, devenucolonel, avait demandé pour son sauveur la brigade deSoulanges ; et, plus tard, il sollicita le poste où Soudryfils avait débuté. Enfin, le mariage de mademoiselle Gaubertinétant chose conclue au quai de Béthune, le comptable infidèle sesentait plus fort dans le pays qu’un lieutenant-général mis endisponibilité.

Si cette histoire ne devait pas offrir d’autre enseignement quecelui qui ressort de la brouille du général et de son régisseur,elle serait déjà profitable à bien des gens pour leur conduite dansla vie. A qui sait lire fructueusement Machiavel, il est démontréque la prudence humaine consiste à ne jamais menacer, à faire sansdire, à favoriser la retraite de son ennemi en ne marchant pas,selon le proverbe, sur la queue du serpent, et à se garder commed’un meurtre de blesser l’amour-propre de plus petit que soi. LeFait, quelque dommageable qu’il soit aux intérêts, se pardonne à lalongue, il s’explique de mille manières ; mais l’amour-propre,qui saigne toujours du coup qu’il a reçu, ne pardonne jamais àl’Idée. La personnalité morale est plus sensible, plus vivante enquelque sorte que la personnalité physique. Le coeur et le sangsont moins impressibles que les nerfs. Enfin notre être intérieurnous domine, quoi que nous fassions. On réconcilie deux famillesqui se sont entretuées, comme en Bretagne ou en Vendée, lors desguerres civiles ; mais on ne réconciliera pas plus les spoliéset les spoliateurs, que les calomniés et les calomniateurs. On nedoit s’injurier que dans les poèmes épiques, avant de se donner lamort. Le Sauvage, le Paysan, qui tient beaucoup du Sauvage, neparlent jamais que pour tendre des piéges à leurs adversaires.Depuis 1789, la France essaie de faire croire, contre touteévidence, aux hommes qu’ils sont égaux ; or, dire à un homme : » Vous êtes un fripon !  » est une plaisanterie sansconséquence ; mais le lui prouver en le prenant sur le fait etle cravachant ; mais le menacer d’un procès correctionnel sansle poursuivre, c’est le ramener à l’inégalité des conditions. Si lamasse ne pardonne à aucune supériorité, comment un friponpardonnerait-il à l’honnête homme ?

Montcornet aurait renvoyé son intendant sous prétexted’acquitter d’anciennes obligations en mettant à sa place quelqueancien militaire ; certes, ni Gaubertin, ni le général ne seseraient trompés, l’un aurait compris l’autre ; mais l’autre,en ménageant l’amour-propre de l’un, lui eût ouvert une porte pourse retirer, Gaubertin eût alors laissé le grand propriétairetranquille, il eût oublié sa défaite à l’Audience des Criées ;et peut-être eût-il cherché l’emploi de ses capitaux à Paris.Ignominieusement chassé, le régisseur garda contre son maître unede ces rancunes qui sont un élément de l’existence en province, etdont la durée, la persistance, les trames, étonneraient lesdiplomates habitués à ne s’étonner de rien. Un cuisant désir devengeance lui conseilla de se retirer à La-Ville-aux-Fayes, d’yoccuper une position d’où il pût nuire à Montcornet, et luisusciter assez d’ennuis pour le forcer à remettre les Aigues envente.

Tout trompa le général, car les dehors de Gaubertin n’étaientpas de nature à l’avertir ni à l’effrayer. Par tradition, lerégisseur affecta toujours, non pas la pauvreté, mais la gêne. Iltenait cette règle de conduite de son prédécesseur. Aussi, depuisdouze ans, mettait-il à tout propos en avant ses trois enfants, safemme et les énormes dépenses causées par sa nombreuse famille.Mademoiselle Laguerre à qui Gaubertin se disait trop pauvre pourpayer l’éducation de son fils à Paris, en avait fait tous lesfrais, elle donnait cent louis par an à son cher filleul, car elleétait la marraine de Claude Gaubertin.

Le lendemain Gaubertin vint, accompagné d’un garde nomméCourtecuisse, demander très-fièrement au général son quitus , enlui montrant les décharges données par feu mademoiselle en termesflatteurs, et il le pria très-ironiquement de chercher où setrouvaient ses immeubles et ses propriétés. S’il recevait desgratifications des marchands de bois et des fermiers aurenouvellement des baux, mademoiselle Laguerre les avait, dit-il,toujours autorisées, et non seulement elle y gagnait en les luilaissant prendre, mais encore y trouvait sa tranquillité. L’on seserait fait tuer dans le pays pour mademoiselle, tandis qu’encontinuant ainsi, le général se préparait bien des difficultés.

Gaubertin, et ce dernier trait est fréquent dans la plupart desprofessions où l’on s’approprie le bien d’autrui par des moyens nonprévus par le Code, se croyait un parfait honnête homme. D’abord,il possédait depuis si longtemps l’argent extirpé par la terreuraux fermiers de mademoiselle Laguerre, payée en assignats, qu’il leconsidérait comme légitimement acquis. Ce fut une affaire dechange. A la longue, il pensait même avoir couru des dangers enacceptant des écus. Puis, légalement, madame ne devait recevoir quedes assignats. Légalement est un adverbe robuste, il supporte biendes fortunes ! Enfin, depuis qu’il existe des grandspropriétaires et des intendants, c’est-à-dire depuis l’origine dessociétés, l’intendant a forgé pour son usage, un raisonnement quepratiquent aujourd’hui les cuisinières et que voici dans sasimplicité.

– Si ma bourgeoise, se dit chaque cuisinière, allait elle-mêmeau marché, peut-être paierait-elle ses provisions plus que je neles lui compte ; elle y gagne, et le bénéfice qu’onm’abandonne est mieux placé dans mes poches que dans celles dumarchand.

– Si mademoiselle exploitait elle-même les Aigues, elle n’entirerait pas trente mille francs, les paysans, les marchands, lesouvriers, lui voleraient la différence, il est plus naturel que jela garde, et je lui épargne bien des soucis, se disaitGaubertin.

La Religion Catholique a seule le pouvoir d’empêcher desemblables capitulations de conscience ; mais depuis 1789, lareligion est sans force sur les deux tiers de la population, enFrance. Aussi les paysans, dont l’intelligence est très-éveillée,et que la misère pousse à l’imitation, étaient-ils, dans la valléedes Aigues, arrivés à un état effrayant de démoralisation. Ilsallaient à la messe le dimanche, mais en dehors de l’église, carils s’y donnaient toujours, par habitude, rendez-vous pour leursmarchés et leurs affaires.

On doit maintenant mesurer tout le mal produit par l’incurie etpar le laissez-aller de l’ancien Premier Sujet du Chant àl’Académie royale de Musique. Mademoiselle Laguerre avait, parégoïsme, trahi la cause de ceux qui possèdent, tous en butte à lahaine de ceux qui ne possèdent pas. Depuis 1792, tous lespropriétaires de France sont devenus solidaires. Hélas ! siles familles féodales, moins nombreuses que les famillesbourgeoises, n’ont compris leur solidarité ni en 1400 sous LouisXI, ni en 1600 sous Richelieu, peut-on croire que, malgré lesprétentions du dix-neuvième siècle au Progrès, la Bourgeoisie seraplus unie que ne le fut la noblesse ? Une oligarchie de centmille riches a tous les inconvénients de la démocratie sans enavoir les avantages. Le chacun chez soi, chacun pour soi ,l’égoïsme de famille tuera l’égoïsme oligarchique, si nécessaire àla société moderne, et que l’Angleterre pratique admirablementdepuis trois siècles. Quoi qu’on fasse, les propriétaires necomprendront la nécessité de la discipline qui rendit l’Eglise unadmirable modèle de gouvernement, qu’au moment où ils se sentirontmenacés chez eux, et il sera trop tard. L’audace avec laquelle leCommunisme, cette logique vivante et agissante de la Démocratie,attaque la Société dans l’ordre moral, annonce que, dèsaujourd’hui, le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnessociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle defestin.

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